Le Monde Diplo. Le 27 juin 2011 par Serge Halimi, mis en ligne par Marie
La crise de la dette qui balaie certains pays européens prend une tournure inédite : née du choix des Etats d’emprunter pour sauver les banques, elle place des pouvoirs publics exsangues sous la tutelle d’institutions soustraites au suffrage universel. Le destin des peuples de la Grèce, du Portugal et de l’Irlande ne se forge plus dans les Parlements, mais dans les bureaux de la Banque centrale, de la Commission européenne et du Fonds monétaire international. En attendant une convergence des mouvements sociaux ?
Economique mais aussi démocratique, la crise européenne soulève quatre questions principales. Pourquoi des politiques dont la banqueroute est assurée sont-elles néanmoins déployées dans trois pays (Irlande, Portugal, Grèce) avec une férocité remarquée ? Les architectes de ces choix sont-ils des illuminés pour que chaque échec — prévisible — de leur médication les conduise à en décupler la dose ?
Dans des systèmes démocratiques, comment expliquer que les peuples victimes de telles ordonnances semblent n’avoir d’autre recours que de remplacer un gouvernement qui a failli par un autre idéologiquement jumeau et déterminé à pratiquer la même « thérapie de choc » ? Enfin, est-il possible de faire autrement ?La réponse aux deux premières questions s’impose sitôt qu’on s’affranchit du verbiage publicitaire sur l’« intérêt général », les « valeurs partagées de l’Europe », le « vivre ensemble ». Loin d’être folles, les politiques mises en œuvre sont rationnelles. Et, pour l’essentiel, elles atteignent leur objectif. Seulement, celui-ci n’est pas de mettre un terme à la crise économique et financière, mais d’en recueillir les fruits, incroyablement juteux. Une crise qui permet de supprimer des centaines de milliers de postes de fonctionnaires (en Grèce, neuf départs à la retraite sur dix ne seront pas remplacés), d’amputer leurs traitements et la durée de leurs congés payés, de brader des pans entiers de l’économie au profit d’intérêts privés, de remettre en cause le droit du travail, d’augmenter les impôts indirects (les plus inégalitaires), de relever les tarifs des services publics, de réduire le remboursement des soins de santé, d’exaucer en somme le rêve d’une société de marché — cette crise-là constitue la providence des libéraux. En temps ordinaire, la moindre des mesures prises les aurait contraints à un combat incertain et acharné ; ici, tout vient d’un coup. Pourquoi souhaiteraient-ils donc la sortie d’un tunnel qui ressemble pour eux à une autoroute vers la Terre promise ?
Le 15 juin dernier, les dirigeants de l’Irish Business and Employers Confederation (IBEC), l’organisation patronale irlandaise, se rendaient à Bruxelles. Ils demandèrent à la Commission européenne de faire pression sur Dublin pour qu’une partie de la législation du travail irlandaise soit démantelée sans tarder. Au sortir de la réunion, M. Brendan McGinty, directeur des relations industrielles et des ressources humaines de l’IBEC, déclara : « Les observateurs étrangers voient bien que nos règles salariales entravent la création d’emplois, la croissance et la reprise. Or une réforme d’envergure constitue un élément central du programme qui a reçu l’aval de l’UE [Union européenne] et du FMI [Fonds monétaire international]. Ce n’est pas le moment pour le gouvernement de caler devant les décisions difficiles. »
Difficiles, les décisions ne le seront pas pour tous, puisqu’elles généraliseront une tendance déjà observée dans les secteurs déréglementés : « L’échelle des rémunérations pour les nouveaux salariés a baissé d’environ 25 % ces dernières années, note l’IBEC. Ce qui montre que le marché du travail répond [sic] à une crise économique et au chômage (1). » Ainsi, le levier de la dette souveraine procure à l’UE et au FMI les moyens de faire régner à Dublin l’ordre dont rêve le patronat irlandais.
La règle semble s’appliquer ailleurs puisque, le 11 juin, l’un des éditorialistes de The Economist signalait que « les Grecs soucieux de réformes voient dans la crise une occasion de remettre le pays sur le bon chemin. Ils louent en silence les étrangers qui serrent la vis à leurs élus (2) ». Dans le même numéro de l’hebdomadaire libéral, on pouvait aussi découvrir une analyse du plan d’austérité que l’UE et le FMI infligent au Portugal. « Les hommes d’affaires jugent de façon catégorique qu’il ne faut pas s’en écarter. Pedro Ferraz da Costa, qui dirige un think tank patronal, estime qu’aucun parti portugais n’aurait proposé au cours des trente dernières années un programme de réformes aussi radical. Il ajoute que le Portugal ne doit pas laisser passer une telle occasion (3). » Vive la crise, en somme.
les « analphabètes » économiques paient, imaginant qu’il s’agit d’un tribut dû au destin
Trente ans, c’est à peu près l’âge de la démocratie portugaise, avec ses jeunes capitaines que le peuple couvrait d’œillets pour les remercier d’avoir renversé une dictature, mis fin aux guerres coloniales en Afrique, promis une réforme agraire, des campagnes d’alphabétisation, le pouvoir ouvrier dans les usines. Là, en revanche, avec la réduction du revenu minimum d’insertion et du montant des allocations-chômage, les « réformes » libérales des retraites, de la santé et de l’éducation, les privatisations massives (lire « Le mouvement des immobiles »), c’est le grand bond en arrière, Noël en été pour le capital. Et le sapin va continuer de ployer sous le poids des cadeaux puisque le nouveau premier ministre Pedro Passos Coelho a promis d’aller au-delà de ce que lui imposent l’UE et le FMI. Il veut en effet « surprendre » les investisseurs.
« Qu’ils en soient conscients ou non, analyse l’économiste américain Paul Krugman, les dirigeants politiques servent presque exclusivement les intérêts des rentiers — ceux qui tirent énormément de revenus de leur fortune, qui ont prêté beaucoup d’argent dans le passé, souvent de manière étourdie, et qu’on protège à présent contre une perte en reportant celle-ci sur tous les autres. » Krugman estime que les préférences de ces détenteurs de capitaux s’imposent d’autant plus naturellement qu’« ils versent des sommes importantes lors des campagnes électorales et ont accès aux décideurs politiques qui, sitôt qu’ils n’exerceront plus de responsabilité publique, viendront souvent travailler pour eux (4) ». Lors de la discussion européenne relative au renflouement financier de la Grèce, la ministre autrichienne des finances Maria Fekter estima d’abord que « vous ne pouvez pas laisser les banques réaliser des profits pendant que les contribuables essuient les pertes (5) ». Touchante naïveté, mais passagère : après avoir hésité pendant quarante-huit heures, l’Europe a laissé les « intérêts des rentiers » s’imposer sur toute la ligne.
En apparence, la crise de la dette souveraine découle de mécanismes « complexes » dont la compréhension exige de pouvoir jongler avec les innovations permanentes de l’ingénierie financière : produits dérivés, primes de défaillance (les fameux CDS ou credit default swaps), etc. Cette sophistication étourdit l’analyse, ou plutôt la réserve au petit cénacle des « comprenants », qui sont généralement les profiteurs. Eux encaissent en connaissance de cause, pendant que les « analphabètes » économiques paient, imaginant peut-être qu’il s’agit d’un tribut dû au destin. Ou à une modernité qui les dépasse, ce qui revient au même. Essayons donc plutôt la simplicité, c’est-à-dire la politique.
Autrefois, les monarques européens obtenaient des prêts des doges de Venise, des marchands florentins, des banquiers génois. Nul ne pouvait les contraindre à rembourser ; parfois ils s’en dispensaient, ce qui réglait le problème de la dette publique… Beaucoup plus tard, le jeune pouvoir soviétique fit savoir qu’il ne s’estimait pas comptable des sommes empruntées et dilapidées par les tsars : des générations d’épargnants français se retrouvèrent alors avec des emprunts russes sans valeur dans leur grenier.
Mais d’autres moyens, plus subtils, permettaient de desserrer le garrot de la créance (6). Ainsi, la dette publique britannique passa entre 1945 et 1955 de 216 % à 138 % du produit intérieur brut (PIB) ; celle des Etats-Unis, de 116 % à 66 %. Sans plan d’austérité, au contraire. Bien sûr, le développement économique impétueux de l’après-guerre résorba automatiquement la part de la dette dans la richesse nationale. Mais ce ne fut pas tout. Car les Etats remboursaient alors une valeur nominale qui s’amenuisait chaque année du niveau de l’inflation. Quand un prêt souscrit avec un intérêt annuel de 5 % est remboursé avec une monnaie qui fond tous les ans de 10 %, ce qu’on appelle le « taux d’intérêt réel » devient négatif — et c’est le débiteur qui gagne. Justement, de 1945 à 1980, le taux d’intérêt réel fut négatif presque chaque année dans la plupart des pays occidentaux. Résultat, « les épargnants déposaient leur argent dans des banques qui prêtaient aux Etats à des taux inférieurs à celui de l’inflation (7) ». La dette publique se dégonflait alors sans grand effort : aux Etats-Unis, des taux d’intérêt réels négatifs rapportèrent au Trésor américain un montant égal à 6,3 % du PIB par an pendant toute la décennie 1945-1955 (8).
Pourquoi les « épargnants » acceptaient-ils d’être grugés ? C’est qu’ils n’avaient guère le choix. En raison du contrôle des capitaux, de la nationalisation des banques aussi, ils ne pouvaient faire autrement que de prêter à l’Etat, lequel se finançait ainsi (9). Impossible alors pour de riches particuliers d’acheter des placements spéculatifs brésiliens indexés sur l’évolution des prix du soja dans les trois années à venir... Restaient la fuite des capitaux, les valises de lingots d’or quittant la France pour la Suisse à la veille d’une dévaluation ou d’une échéance électorale que la gauche risquait de remporter. Mais les fraudeurs pouvaient se retrouver en prison.
Avec les années 1980, le décor est bouleversé. Les revalorisations de salaires au rythme de l’inflation (échelle mobile) protégeaient la plupart des travailleurs des conséquences de cette dernière, pendant que l’absence de liberté des mouvements de capitaux obligeait les investisseurs à endurer des taux d’intérêt réels négatifs. Désormais, ce sera le contraire.
Le peuple a compris qu’il ne serait jamais assez pauvre pour que le système le prenne en pitié
L’échelle mobile des salaires disparaît presque partout — en France, l’économiste Alain Cotta nommera cette décision majeure, prise en 1982, le « don Delors » (au patronat). Par ailleurs, entre 1981 et 2007, l’hydre de l’inflation est terrassée et les taux d’intérêt réels deviennent presque toujours positifs. Profitant de la libéralisation des mouvements de capitaux, les « épargnants » (précisons qu’il ne s’agit ici ni de la retraitée de Lisbonne disposant d’un compte à la poste, ni de l’employé de Salonique…) mettent les Etats en concurrence et, selon l’expression fameuse de François Mitterrand, « gagnent de l’argent en dormant ».Prime de risque sans prise de risque ! Est-il vraiment utile de souligner que passer de l’échelle mobile des salaires avec des taux d’intérêt réels négatifs à une baisse accélérée du pouvoir d’achat avec une rémunération du capital qui s’envole entraîne un renversement total de la donne sociale ?
Apparemment cela ne suffit plus. Aux mécanismes qui favorisent le capital au détriment du travail, la « troïka » (Commission européenne, Banque centrale européenne [BCE], FMI) a choisi d’ajouter la contrainte, le chantage, l’ultimatum. Des Etats exsangues d’avoir trop généreusement secouru les banques implorent un prêt pour boucler leurs fins de mois ; elle leur enjoint de choisir entre la purge libérale et la faillite. Toute une partie de l’Europe, qui hier déboulonnait les dictatures d’António de Oliveira Salazar, de Francisco Franco, des colonels grecs, se retrouve ainsi ravalée au rang de protectorat administré par Bruxelles, Francfort et Washington. Mission principale : protéger la finance.
Les gouvernements de ces Etats demeurent, mais uniquement pour surveiller la bonne exécution des ordres et recevoir les éventuels crachats de leur peuple, qui a compris qu’il ne serait jamais assez pauvre pour que le système ait pitié de lui. « La plupart des Grecs, relève Le Figaro, comparent la tutelle budgétaire internationale à une nouvelle dictature, après celle des colonels, que le pays traversa de 1967 à 1974 (10). » Comment imaginer que l’idée européenne sortira grandie de se trouver ainsi associée à une camisole de force, à un huissier étranger qui s’empare de vos îles, de vos plages, de vos Haras nationaux, de vos services publics pour les revendre au privé ? Depuis 1919 et le traité de Versailles, qui ignore ce qu’un tel sentiment d’humiliation populaire peut déchaîner de nationalisme destructeur ?
D’autant que les provocations se multiplient. Le prochain gouverneur de la BCE, M. Mario Draghi, qui comme son prédécesseur dispensera des consignes de « rigueur » à Athènes, était vice-président de Goldman Sachs au moment où cette banque d’affaires aidait la droite grecque à maquiller les comptes publics (11). Le FMI, qui a aussi un avis sur la Constitution française, demande à Paris d’y introduire une « règle d’équilibre des finances publiques » ; M. Nicolas Sarkozy s’y emploie.
De son côté, la France fait savoir qu’elle aimerait qu’à l’instar de leurs homologues portugais les partis grecs « s’unissent et forment une alliance » ; le premier ministre François Fillon comme M. José Barroso, président de la Commission européenne, ont d’ailleurs tenté d’en convaincre le dirigeant de la droite grecque, M. Antonis Samaras. Enfin M. Jean-Claude Trichet, président de la BCE, imagine déjà que « les autorités européennes aient un droit de veto sur certaines décisions de politique économique nationale (12) ».
Le Honduras a créé des zones franches où la souveraineté de l’Etat ne s’applique pas (13). L’Europe institue à présent des « sujets francs » (économie, social) à propos desquels le débat entre partis politiques s’évanouit, puisqu’il s’agit de domaines de souveraineté limitée ou nulle. La discussion se concentre alors sur les « thèmes de société » : burqa, légalisation du cannabis, radars sur les autoroutes, polémique du jour à propos de la phrase malencontreuse, du geste impatient, du juron d’un homme politique étourdi ou d’un artiste qui a trop bu. Ce tableau d’ensemble confirme une tendance déjà perceptible depuis deux décennies : la délocalisation du pouvoir politique réel vers des lieux d’apesanteur démocratique. Jusqu’au jour où l’indignation éclate. Nous y sommes.
Réclamer l’« impossible » quand, en ricanant, les libéraux parachèvent l’insupportable
Mais l’indignation est désarmée sans connaissance des mécanismes qui l’ont déclenchée et sans relais politiques. Les solutions — tourner le dos aux politiques monétaristes et déflationnistes qui aggravent la « crise », annuler tout ou partie de la dette, saisir les banques, dompter la finance, démondialiser, récupérer les centaines de milliards d’euros que l’Etat a perdus sous forme de baisses d’impôts privilégiant les riches (70 milliards rien qu’en France depuis dix ans) — sont connues. Et des gens dont la maîtrise de l’économie n’a rien à envier à celle de M. Trichet, mais qui ne servent pas les mêmes intérêts que lui, les ont détaillées (14).
Il s’agit donc moins que jamais d’un débat « technique » et financier, et bien plutôt d’un combat politique et social. Assurément, les libéraux ricaneront que les progressistes réclament l’impossible. Mais que font-ils d’autre, eux, que parachever l’insupportable ? Le temps est donc peut-être à nouveau venu de se remémorer l’exhortation que Jean-Paul Sartre prêtait à Paul Nizan : « Ne rougissez pas de vouloir la lune : il nous la faut (15). »
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