Pour en finir avec la vie privée sur Face de bouc

Bug Brother. 20 novembre 2010.

Facebook is watching youLe licenciement de ces trois salariés de la société Alten qui, s’étant épanchés sur Facebook, avaient été accusés d’”incitation à la rébellion” (ils avaient promis de “rendre la vie impossible” à leur hiérarchie) est, paradoxalement, une bonne nouvelle.

Pourquoi ? Parce que, et je me tue à le répéter, dans mes articles (Droit à l’oubli : et la CNIL, c’est du poulet ?), à longueurs d’entretiens (voir le dernier, pour Ecrans.fr, le podcast de Libé) et, bien évidemment, dans le livre que j’ai consacré à ce sujet (La vie privée, un problème de vieux cons ?), il n’y a pas de “vie privée” sur Facebook : sur un “réseau social“, on mène une “vie sociale“, voire une “vie publique“.

Comment peut-on espérer pouvoir mener une “vie privée” dès lors que l’on s’exprime devant des dizaines, et plus souvent encore des centaines, d’”amis” qui n’en ont souvent que le nom, et que l’on ne connaît généralement pas vraiment ?…

 

 

Hugo Roy se définit comme un “hacktiviste“, contraction de hacker et d’activiste, pour qui l’”information veut être libre“, et qui met ses talents de hackers au service de la défense des libertés numériques.

En janvier 2010, il avait été un des premiers à se féliciter de la fin de la vie privée sur Facebook :

“Alors, sur Facebook, point de vie privée. Tout est public. Moi, je jubile. C’est une très bonne nouvelle. (…)

Facebook est principalement un outil de partage. (…) A partir de là, toute discussion sur la vie privée ou sur la protection des données est illusoire, contradictoire et un peu ridicule.

Confier la protection de votre vie privée à des paramètres informatiques que vous ne contrôlez pas, et qui sont contrôlés par une entreprise dont le business se base sur vos données, cela n’a pas de sens. Vous ne pouvez pas faire confiance à Facebook pour le respect de votre vie privée.”

Vous êtes en état d’interception…

Facebook is watching youJe m’en étais fais l’écho, dans la foulée, dans un article où j’expliquais que si, à la fin des années 60, Andy Warhol avait pronostiqué que “dans le futur, chacun aura droit à 15 minutes de célébrité mondiale“, la question, aujourd’hui, est plutôt de savoir en quelle mesure il est, et sera encore possible, à l’avenir, d’avoir son “quart d’heure d’anonymat“ (voir Dans le futur, chacun aura droit à son quart d’heure d’anonymat).

Dans un autre article, consacré au droit à l’oubli, Hugo Roy rappelait également à quel point les termes du débat avaient été bien mal posés :

“Si je publie un livre, je dois assumer mes propos, et ce, même dans quelques années. Mais je ne peux pas me plaindre que ce que j’écris dans ce livre mette à nu mes opinions, mes idées. C’est même le but de publier ! Ce que les gens publient sur Internet est public.

Ce qui est intime et relève de la vie privée doit rester privé et n’a pas vocation à être publié. Les outils et services que vous utilisez doivent vous garantir le contrôle et la protection de cette intimité et des données personnelles.”

Pour lui, la solution est toute trouvée, et pas bien compliquée : “Il faut que chacun prenne en main le contrôle de ses propres données et saisisse la différence entre ce qui est privé sur le réseau, et ce qui est public” :

“Gardez bien à l’esprit que tout ce que vous ne contrôlez pas est définitivement hors de votre portée. Le réseau n’oubliera rien. Il faut apprendre à maîtriser ce que l’on publie, et surtout garder ce qui est intime hors du Web public. C’est un espace public, votre vie privée n’a rien à y faire.

Entrer sur un réseau social, c’est accepter de devenir un individu à l’intérieur de ce système, qui comme tout objet social, peut faire l’étude d’analyse, voire intéresser des entreprises pour y faire du marketing. Acceptez les règles du jeu, poussez vos paramètres vers toujours davantage de publicité et vous verrez, vous profiterez pleinement de Facebook.”

… vous avez le droit de garder le silence…

Facebook is watching youDans son ouvrage “Voir et pouvoir: qui nous surveille ?”, Jean-Gabriel Ganascia, philosophe et professeur d’informatique, explqiue de son côté que dans une société de surveillance, celui qui a le pouvoir, c’est celui qui voit, celui qui est devant l’écran de contrôle. Ceux qui sont devant les caméras ne savent pas quand (ni si) Big Brother les regarde, et préfèrent donc s’auto-censurer plutôt que de risquer de se voir reprocher quoi que ce soit. C’est ainsi que Big Brother parvient à les contrôler, sans même avoir besoin de les regarder.

A contrario, dans la société de sousveillance (littéralement l’observation depuis le bas, par le grand public, surveillance de tous par tous, ou surveillance des surveillants), le pouvoir n’est plus de regarder, mais d’être vu, et il n’est plus vertical, mais horizontal : dans la mesure où tout un chacun a la possibilité d’être sous les feux des projecteurs, et que l’on ne s’observe non pour se surveiller, mais pour s’informer, “protéger, assister et accompagner” :

“Il en résulte un changement radical : tout le monde échange avec tout le monde ; courriers électroniques, blogs, micro-blogs, réseaux sociaux assurent à tous un accès à tous. En contrepartie, tous se préparent à accueillir le regard de tous. Et ce regard est de moins en moins perçu comme négativement, comme une intrusion dans l’espace propre à l’individu.

Bien au contraire, chacun aspire à attirer le plus grand nombre de regards, car leur nombre atteste de la réussite de celui qui les reçoit (…). A l’organisation hiérarchique qui régissait le Panopticon, où la caste des surveillants exerçait une autorité silencieuse, mais absolue et discrétionnaire sur les prisonniers, se substitue une rigoureuse égalité.”

… tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous

Facebook is watching you
Paradoxalement, cette évolution des usages, des moeurs, et donc de la “norme sociale“, est probablement une bonne nouvelle en terme de “libertés” : on n’avait jamais autant débattu de cette notion de “vie privée” que ces dernières années, avec la montée en puissance de l’internet, et les problèmes posés par Google et autres Facebook. Et jamais encore les gens n’avaient autant désiré reprendre ainsi en main le contrôle de leur ”vie privée“.

Comme le souligne danah boyd, l’une des meilleurs observatrices de ce que font les gens, et plus particulièrement les jeunes, sur l’internet, “la vie privée n’est pas une technologie binaire que l’on peut allumer ou éteindre” :

“La vie privée renvoie au fait de pouvoir contrôler la situation, de pouvoir contrôler quelle information va où, et d’avoir la possibilité d’en réajuster le flux de manière appropriée lorsque l’information déborde ou va trop loin. Les gens se préoccupent de leur vie privée parce qu’ils ont peur d’en perdre le contrôle.”

Quand les adolescents expliquent que, sur le Net, ils vivent de manière “publique par défaut, privée lorsque nécessaire“, ça ne signifie pas pour autant que la notion de vie privée est en passe de disparaître. Au contraire, estime danah boyd, cela veut dire à quel point leur intimité est importante à leurs yeux, tout autant sinon plus que la publicité qu’ils peuvent y rechercher :

“Quand, par défaut, notre vie est privée, on doit faire attention à ce que l’on rend public. Mais quand, par défaut, ce que l’on fait est public, on devient très conscient des enjeux liés à sa vie privée.

Et je pense que les gens n’ont jamais été aussi soucieux de leur vie privée. Parce que l’on ne veut pas partager tout ce que l’on fait, tout le temps, avec tout le monde et n’importe qui.”

La liberté d’expression, une révolution

Dans mon article sur la difficulté croissante d’avoir un “quart d’heure d’anonymat“, j’expliquais aussi que Google, Facebook et consorts sont à la libération de la parole publique ce que l’industrie du sexe fut à la libération sexuelle : une façon d’exploiter et de faire commerce d’une nouvelle liberté, mais, et dans le même temps, l’un des vecteurs de banalisation, et donc de diffusion, de cette libération.

Le Net a ceci de révolutionnaire qu’il a permis de concrétiser un droit de l’homme, la liberté d’expression : autrefois réservé aux seules personnes qui avaient accès aux médias (personnalités politiques, culturelles, intellectuelles, journalistes, “people“), la liberté d’expression est devenu quelque chose de bien réel, dans l’espace virtuel : tout un chacun peut enfin, non seulement s’exprimer, mais aussi et surtout être entendu.

Le problème, c’est que le statut de “personnalité publique“, autrefois réservé à un nombre restreint de privilégiés, est donc aujourd’hui accessible à tout un chacun, en quelques clics. Cela n’ira pas sans quelques couacs, comme ces licenciements.

Et si l’on peut s’en désoler, pour ces trois salariés (et les quelques autres qui ont connu, ou connaîtront ce genre de désagréments, encore qu’ils ne soient pas si nombreux que cela, voir Pour en finir avec les licenciements Facebook), la société dans son ensemble devrait en profiter : il est hors de question de s’autocensurer, et j’ai grand mal à croire que les internautes, massivement, cesseront de partager infos, réflexions, liens, vidéos et fichiers sur les réseaux (sociaux, ou autres).

Privacy on the internet ?

Par contre, quand on s’exprime publiquement, il faut faire attention, et être en mesure de pouvoir l’assumer. Faute de quoi, et comme cela arrive régulièrement aux hommes et femmes politiques (voir Hortefeux fustige la vidéosurveillance dont il a fait l’objet), le retour de bâton peut être très rapide, et même finir en procès.

Mais de même que la libération sexuelle n’a pas fait de la génération 68 des dépravés polygames, mais des personnes a priori plus responsables et moins coincées, le fait qu’il soit plus simple, aujourd’hui, d’être une personnalité publique ne signifie aucunement la fin de la vie privée.

La libération sexuelle a permis de libérer, et de banaliser, la sexualité, contribué au féminisme, à la reconnaissance des droits des homosexuels, au fait que les rapports humains ne sont plus uniquement dominés par le patriarcat. Elle n’a pas pour autant obligé tout le monde à faire l’amour avec tout un chacun.

Et ce n’est pas parce qu’un nombre croissant d’internautes décident de mener une “vie publique” que tous les internautes “doivent” faire de même. C’est d’abord et avant tout une question de libertés.

Mais il est hors de question d’inciter les gens à la “fermer / boucler“, à se taire, cesser de s’exprimer et de partager les infos sur les réseaux, notamment sociaux. Et c’est aussi en tant que défenseur des libertés que le journaliste que je suis sur Facebook, et Twitter, pas pour y “partager” ma vie privée, ou pour y publier des propos que je ne pourrais pas assumer “publiquement“.

jean.marc.manach (sur Facebook) & @manhack (sur Twitter)

L’”écharpe” permettant de s’isoler avait été créée par Joe Malia, lorsqu’il étudiait l’interaction design, en 2006 (repérée à l’époque par l’excellent We Make Money Not Art, et retrouvée depuis par le très utile Tineye.com, moteur de recherche d’images “inversé”).


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Dernière mise à jour de cette page le 04/12/2010

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