Rue89. 25 février 2011 par Augustin Scalbert
Spécialiste des questions de défense au Point, Jean Guisnel vient de publier « Armes de corruption massive, secrets et combines des marchands de canon » (La Découverte), une somme issue de vingt-cinq ans d'enquête.
Dans le chapitre consacré à la Libye, on trouve quelques personnages connus : Michèle Alliot-Marie, Patrick Ollier, Nicolas Sarkozy, l'intermédiaire libanais Ziad Takieddine… Interview.
En 2009 (derniers chiffres disponibles), la France a vendu pour environ 30 millions d'euros d'armes à la Libye. Une somme comparable au chiffre d'affaires des Britanniques (25 millions), et inférieure à ceux de l'Allemagne (53 millions), Malte (80 millions) ou l'Italie (111 millions).
Rue89 : Combien y a-t-il de fournisseurs d'armes français en Libye ? Pour quels types d'armes ?
Jean Guisnel : Ceux qui sont concernés par des contrats récents, ce sont MBDA, filiale d'EADS, pour les missiles anti-char Milan, EADS Défense et Sécurité pour des réseaux de télécommunication, et le pool Dassault-Thales-Snecma Sofema pour la rénovation des Mirage. A mon avis, ce sont les plus importants.
Après, ce sont des négociations en cours qui ne sont pas conclues : Eurocopter pour des hélicoptères militaires et civils, la rénovation de missiles Crotale vendus par Thales, ou la rénovation de corvettes Combattante.
Il ne faut pas se leurrer non plus : la France n'est pas un fournisseur massif d'armement pour la Libye.
Ces armes sont-elles utilisées dans la répression actuelle ?
Je ne pense pas que ce soit le problème, une fois que les armes sont vendues avec un contrôle démocratique (un exécutif qui sait ce qu'il fait, un Parlement qui regarde ce qui se passe).
Ces armes n'ont pas été vendues clandestinement, et les Français étaient parfaitement au courant de la nature du régime libyen, tout comme les Italiens, les Anglais, les Allemands, les Américains, tout le monde.
Il est donc un peu trop tard aujourd'hui pour s'inquiéter de savoir si le régime libyen a utilisé les armes qu'on lui a vendues. On sait bien que les armes, c'est fait pour servir, hélas.
En Belgique, il y a une énorme polémique autour du fait que les balles utilisées contre les manifestants sont belges. Mais à quoi bon ? Il n'y avait plus d'embargo sur les ventes d'armes à la Libye depuis 2004.
En Chine, pays qui ne respecte pas les droits de l'homme, la France demande la levée de l'embargo, il y a des communiqués, des articles, des dépêches qui le disent. Mais je ne vois pas de protestation dans la société civile, la presse, les partis politiques ou les syndicats.
Si des armes étaient vendues à la Chine et qu'elle réprimait avec, il y aurait des levées de bouclier. Mais c'est maintenant qu'il faut débattre, avant que ça se fasse.
Vous racontez qu'au début des années 2000, quand le gouvernement Jospin autorise les entreprises françaises à prospecter en Libye malgré l'embargo sur les ventes d'armes décidé par l'ONU, les Français « cartographient les réseaux d'influence et identifient précisément les poches à remplir à Tripoli – et quelques unes aussi à Paris ».
Pouvez-vous nous en dire plus ?
Si je ne suis pas plus précis, c'est parce que nous avons en France une loi sur la diffamation. Même si on a tenu des propos devant moi pour m'expliquer comment les choses se passent, je ne peux pas apporter de preuve de ce qu'on m'a dit. Je sais que c'est vrai, mais je ne peux pas le démontrer devant un tribunal. Donc j'en reste là.
Mais peut-être qu'un jour ça sortira d'une autre manière, peut-être qu'il y aura des plaintes déposées. Là, je pense que des gens n'ont pas trop envie que des papiers sortent après la chute de Kadhafi.
A propos du pétrole libyen, vous écrivez qu'il a « permis d'aider plusieurs partis et personnalités politiques dans de grandes démocraties occidentales ». Vous évoquez, entre autres fonctions, « les parlementaires occupant des postes-clés ».
Faites-vous allusion à Patrick Ollier, le président du groupe d'amitié franco-libyenne à l'Assemblée, que vous évoquez par ailleurs ?
La formule s'applique plutôt à d'autres démocraties, que je n'ai pas citées. Mais sur cette personne, je n'ai rien de particulier relatif au marché pétrolier. En revanche, on m'a donné pas mal d'informations relatives à l'Italie, et il semblerait qu'il y ait beaucoup de choses à chercher de ce côté-là.
Pour la France, je n'ai pas connaissance de cas précis, et certainement pas sur la personne que vous citez.
Vous mentionnez deux faits concernant Nicolas Sarkozy. En 2004, alors ministre de l'Intérieur, il sèche le conseil des ministres en raison d'une « migraine » et part pour Tripoli voir Kadhafi. A la même époque, le sulfureux intermédiaire franco-libanais Ziad Takieddine (un des hommes-clés de l'affaire de karachi) s'y recommande de Sarkozy, lettre à l'appui (ce que dément l'entourage de l'actuel Président).
Pensez-vous qu'une chute de Kadhafi pourrait apporter des révélations gênantes pour certains politiques ?
A ma connaissance, non. Je pense que beaucoup de gens se prévalent des politiques pour se faire ouvrir des portes, mais quand je me suis enquis de la lettre auprès des collaborateurs de Nicolas Sarkozy, on m'a répondu que cette lettre est un faux. A ce stade, je ne peux pas aller plus loin.
Il faut aussi bien comprendre que les commissions pour la Libye étaient essentiellement destinées aux Libyens, à ma connaissance. La Libye, c'est comme l'Algérie, c'est entre 10 et 15% de pots-de-vin localement. Sauf pour les Kadhafi, qui se paient largement par ailleurs. En Libye, ça concerne surtout le « working level », c'est-à-dire les personnes de niveau intermédiaire dans la hiérarchie militaire.
La corruption n'est jamais aussi simple qu'on le pense : ça ne concerne pas toujours les chefs d'Etat en personne, il n'y a pas toujours de rétrocommissions.
Mais ce qui est clair, c'est que le colonel Kadhafi a été généreux avec des étrangers, comme la pratique africaine nous l'apprend : dans tous les pays, vous avez des gens qui font des tournées, qui remplissent des valises, qui vendent des entretiens avec des chefs d'Etat.
Sont-ils mandatés, travaillent-ils pour leur propre compte ? Comme on ne le sait jamais vraiment, ils peuvent agir comme ça et récupérer du pognon partout.
Donc on ne peut pas affirmer si des politiques, ou simplement des intermédiaires, ont touché de l'argent libyen ?
A ce stade, non. Je travaille sur des affaires qui ne sont pas du tout judiciarisées, je ne prends pas les dossiers d'instruction pour les recopier. Je travaille sur des choses qui sont en train de se dérouler, qui prennent des années, voire une dizaine d'années avant de se conclure.
Par exemple, les négociations avec la Libye sur le Rafale ont duré 8 ou 10 ans, pour aboutir à rien ! Pendant cette période, il y a eu des promesses, des engagements tenus ou pas, des gens qui ont cherché à se greffer… c'est très compliqué comme système.
Les négociations pour le Rafale n'aboutiront sans doute pas avec la Libye, alors que des gens ont fait des allers-retours entre Paris et Tripoli, et pas qu'un peu. Mais qu'y font-ils, est-ce légal ou pas ? On me donne des noms, mais il faut le prouver. C'est pour ça que je suis prudent.
Photos : Un Mirage F1 libyen, en fuite après que son pilote a reçu l'ordre de bombarder les opposants, à l'aéroport maltais de la Vallette, le 21 février 2011 (Darrin Zammit Lupi/Reuters) ; Jean Guisnel (La Découverte).
Aucun commentaire