Article XI. 7 novembre 2009 par Grégoire Souchay
Autant vous dire tout de suite, je ne suis pas un expert de la région, que l’on parle du Venezuela ou de l’Amérique Latine. Je ne suis pas « d’ici », je suis plutôt un bon Français répondant aux critères d’identification nationale, hormis quand j’enfourne un mégaphone ou effectue un autre acte hautement subversif. En revanche, j’ai un avantage notoire sur ceux qui me lisent d’Europe : je suis sur place, au Venezuela, avec pour idée simple de voir ce que vaut cette fameuse « Révolution bolivarienne ».
Autant vous prévenir également : ici, on ne parlera pas de la dictature à la cubaine, de la liberté de la presse bafouée, des prisonniers politiques, de la corruption généralisée, et pas beaucoup plus de la militarisation du régime, des pétro-bolivars et du grand lider rouge à casquette j’ai nommé THE Hugo Chavez. Je laisse ça aux "journalistes" et aux experts en tout genre.
Ça fait à peine un mois que je me trouve dans ce pays et j’ai pu déjà constater clairement que ce n’était ni un goulag tropical soviétique, ni un paradis socialiste en marche vers l’égalité universelle. Certes, pour vraiment comprendre ce qui se passe dans ce pays, il serait nécessaire de vivre ici plusieurs années, en participant activement à tout ce qui se fait. Ce n’est pas mon cas, por ahora [2].
Maintenant, je peux simplement vous faire part de quelques expériences que j’ai suivies de près, ici, sur le terrain. Je ne cesserai de le dire : elles ne sont en rien représentatives de l’ambiance générale du pays, tout comme les derniers mouvements étudiants, les « séquestrations » des patrons ne sont pas représentatifs de l’état de l’Hexagone. Mais après tout, ça se saurait si les révolutions étaient à l’origine des mouvements majoritaires.
Trois expériences donc, aux avant-poste de la Révolution que même Bernard Henri Levy n’y est pas allé, et qui peuvent avec un brin d’optimisme et un petit peu d’œillères militantes laisser croire qu’il y a encore un espoir pour ce pays de faire une Révolution. Après tout, c’est la seule question qui vaille d’être posée…
On commence par la capitale, Caracas, ville surpeuplée, sur-polluée, encastrée dans une vallée. Sur les collines, partout des barrios, ces quartiers à l’habitat non structuré, des maisons de fortune avec quelques murs en dur et des toits de tôle, jusqu’au tristement célèbre bidonville. Ces barrios sont nés il y a 50 ans suite à l’émigration massive des campagnes : toutes les terres cultivables étant aux mains des grands propriétaires terriens (les latifundistes), les habitants locaux n’eurent d’autre choix que d’émigrer pour tenter de survivre, en ville. Nous nous rendons dans le barrio de Gramoven, du nom de l’entreprise, Gran Molino de Venezuela, qui s’est implantée dans les années 1950 sur une de ces collines de l’Ouest de Caracas autour de laquelle s’est bâti le barrio. Dès qu’on entre dans le secteur se dresse un grand bâtiment recouvert d’affiches célébrant « une autre grande réussite de la Révolution Bolivarienne » : c’est l’usine Coca Cola, réquisitionnée il y a six mois sous pression de l’État qui l’a ensuite rendue à la communauté. Aujourd’hui, de nombreux petits commerçants du quartier y sont installés et l’activité bat son plein. On grimpe les collines pour arriver au secteur de la Cubana, là où se trouve le campement qui nous intéresse.
Dans chacun des secteurs, on trouve un ou plusieurs conseils communaux [3]. Cette institution permet de rassembler les voisins d’une communauté pour discuter ensemble des problèmes concrets qu’ils rencontrent. Des sortes d’AG, sauf qu’ici ça participe vraiment et ça tente d’avancer, parfois avec succès. Néanmoins à Gramoven, comme dans de nombreux endroits, ça a mis longtemps à fonctionner. Jusqu’à il y a quelques mois, chacun restait dans son coin, menant sa petite lutte mais n’arrivant au final à rien de concret. Et puis, au fil du temps, les conseils communaux de l’axe Gramoven se sont unis, pour former aujourd’hui une assemblée dont sont membres 34 conseils communaux ainsi que trois conseils observateurs.
Ils ont pu ainsi développer des projets plus structurels pour la communauté, dont un pilier concernant le logement. C’est une nouvelle mission, programme social du gouvernement, financé par le pétrole, qui a impulsé la dynamique. Celle-ci s’appelle Barrio Nuevo Tricolor [4] et Gramoven est la première communauté à l’expérimenter. Le principe de cette mission est simple : l’État fournit les matières premières et tout le nécessaire pour construire des logements, et c’est la communauté qui prend en charge la gestion, la mise en œuvre et le suivi de l’ensemble des travaux.
On découvre le campement. A l’entrée, un espace santé avec un bureau d’accueil qui est l’équivalent de notre planning familial et une table-ronde pour l’égalité des genres, lieu de débat féministe dans un pays restant très machiste. Plus loin, un entrepôt bourré de matières premières, tôles, briques, ciment, etc… la main de l’État. A coté, sous une autre tente, l’école, dédiée au projet Barrio Nuevo, où enfants comme adultes apprennent le matin tout ce qu’il faut savoir pour bâtir correctement des habitations. L’après-midi, les mêmes participent au chantier. Tous ces services, santé, éducation, etc… sont totalement gratuits et supervisés par des "facilitateurs", bénévoles de la communauté.
En face, un lieu plus surprenant, où grouillent les uniformes, les armes, les blasons. C’est sûrement la chose la plus difficile à comprendre pour un Européen, et pourtant ça a une place toute particulière : le civico-militaire. Armée et « milices populaires ». Même avec de la bonne volonté, il est quasiment impossible de ne pas céder à l’usage si répandu de l’expression de « militarisation du régime ». Pourtant, ce serait réducteur, voire erroné. Sur le sujet, on ne peut en référer qu’à ceux qui vivent sur place, la grille de lecture n’étant pas la même que chez nous.
Le civico-militaire est une spécificité vénézuelienne. Comme la police, qui n’est pas crainte mais désirée pour pallier à l’insécurité [5], l’armée constitue un appui technique, une sécurité, et une aide pour l’organisation. Et puis les militaires ici sont les jeunes du quartier. On nous parle des armées populaires du Panama des années 1970, également des guérillas révolutionnaires, du M-26 (révolution cubaine), mais aussi de conscience patriotique, de souveraineté nationale, de servir son pays et de le défendre contre l’agresseur, le Yankee. Et on ne peut nier que celui-ci a déjà mis son grain de sel au Venezuela.
On nous conte donc l’histoire récente du Venezuela dont on ne peut pas se passer pour comprendre : jusqu’aux années 1950, dictature sous ingérence américaine, puis en 1958, avènement de la « démocratie représentative », toujours sous contrôle US, en fait une parodie de démocratie, à la répression encore plus intense que sous la dictature. Et puis, suite aux « ressentiments » accumulés pendant des dizaines d’années, à la répression contre les secteurs populaires et à l’indifférence internationale, advient une émeute populaire le 27 février 1989, qui est réprimée dans le sang par les autorités, le Caracazo (désastre de Caracas). Bilan, plus de 4 000 morts. Seuls quelques militaires issus des secteurs populaires refusèrent de tirer sur ceux de leur classe. L’un d’eux s’appelait Hugo Chavez, le même qui tentera un coup d’État en 1992 le conduisant en prison. Gracié par le président suivant, il se rangera à la voie démocratique et sera élu en 1998 avec un large soutien populaire. La suite ce sera une nouvelle Constitution venue « d’en bas », la redistribution des richesses du pétrole, la réduction de la pauvreté. Face à ces politiques, les réactions ne se sont pas faites attendre : coup d’État politico-médiatique contre Chavez en 2002, mis en échec par le soutien massif de l’armée et de la population ; grève du pétrole de cadres et patrons juste après, fin 2002-2003, ou encore mouvement étudiant (de droite) de 2005. À chaque fois, bien sûr, avec l’appui de la tristement célèbre CIA [6]. Un habitant nous résume ainsi : « Le civico-militaire, mêler le peuple et l’armée, est le seul moyen d’éviter qu’il n’arrive ici la même chose qu’au Honduras. On ne s’arme pas pour faire la guerre, on construit nos défenses pour ne pas avoir à la faire. »
On termine cette visite par l’espace cuisine, communautaire bien entendu. On apprendra qu’il y a aussi un Mercal, marché pour les pauvres où viennent régulièrement s’approvisionner les habitants. Et d’autres missions, dont la plus connue est Barrio Adentro, qui procure des soins gratuits pour les habitants de ces zones sans médecine libérale ; un grand succès, au moins ici.
Tout ce petit monde s’active donc à la mission Barrio Nuevo. Les travaux vont de la simple fuite d’eau à la construction totale de maisons. Les habitants se sont répartis les tâches en divers comités : eau, électricité, culture, éducation, santé, droits humains, égalité des genres. Il y a même un comité des locataires, qui a procédé à un état des lieux de toutes les habitations, par ancienneté et par risque. L’objectif est de déplacer les personnes situées dans les zones à haut risque dans de nouvelles habitations, en dur, dans des terrains sûrs, avec leur assentiment et en les accompagnant progressivement pour éviter la rupture avec la terre où ils vivaient depuis plusieurs dizaines d’années. Ils vivront ensuite dans des lotissements socialistes, ni pavillons résidentiels, ni tours type HLM, mais un habitat horizontal communautaire. En contrebas, une partie du secteur est dorénavant reliée à un système d’écoulement des eaux usées. Sur un autre pan de la colline, on devine les nouvelles toitures, qui rendent désormais les maisons imperméable aux pluies. Le résultat du travail communal.
Tout au fond de la vallée, l’autoroute qui relie l’aéroport à Caracas. « Gramoven, c’est la première chose que les gens voient en arrivant à Caracas, il faut bien que ce soit la Révolution », plaisante du haut de ses 70 balais un petit vieux, surnommé El Niño. Casquette rouge, chemise rouge, avec en sus l’inscription « gouvernement communal ». Tous sont chavistes ici, même s’ils sont conscient de l’aspect vague du terme. Ils se disent plus volontiers révolutionnaires et sont membres du PSUV [7]. En ce moment, ils désignent leurs représentants pour les prochaines élections. Pour la première fois de son histoire, les désignations au sein du parti socialiste sont faites par le bas, démocratiquement. En pratique, les candidats proposés sont pour la plupart choisis par un « comité électoral » restreint, nous confie l’un des membres de la communauté qui reconnaît malgré tout qu’il y a du progrès. La porte-parole du conseil communal s’exaspère d’ailleurs : « comment se fait-il que notre représentant à l’Assemblée Nationale soit quelqu’un qui n’ait jamais mis les pieds dans le quartier ? » Alors ils vont présenter leur candidat, du quartier.
La journée se poursuit par un taller, un atelier, comme il y en partout où ça bouge. Aujourd’hui c’est formation socio-politique. Comment faire pour éviter d’avoir à rationner l’eau ? Écologie et socialisme ? Centralisme démocratique ? On se forme à tout, pas de division du travail, on applique la théorie du multiplicateur : dès qu’on a un nouveau savoir on essaie de le faire partager à d’autres qui vont ensuite le diffuser pour que l’ensemble de la communauté puisse manier un large panel de compétences. Et le pire ,c’est que ça marche, n’importe quelle cuisinière ou femme au foyer participante est désormais capable de manier les concepts de dialectique hégélienne ou de matérialisme historique tout en apprenant aux autres à préparer les empanadas. Il y a ici un degré de conscience politique impressionnant. Hier c’était la réunion du Conseil Populaire de Communication, qui mène une réflexions sur le rapports aux médias et à la manière de diffuser les informations, sur la façon de partager les expériences avec d’autres communautés moins avancées.
Tout ce qu’ils ont fait, c’est leur œuvre propre. Les problèmes restent nombreux, électricité défaillante, ordures qui jonchent la voie publique, criminalité… Mais ce n’est pas un souci, ils sont persuadés qu’ils pourront les résoudre. La formule magique ? Pas de secret, le travail militant de terrain, travail permanent, de tous et surtout de toutes, les femmes étant très investies. « Discuter, observer, lire, réfléchir, se remettre en question et agir, jamais seul, jamais dans son coin, toujours ensemble, en collectif ». Sans oublier l’utopie qui les fait avancer, pour certains c’est Dieu, Jésus Christ ou l’Église Évangéliste du quartier, pour d’autres c’est le commandante Chavez ou le Libertador Simon Bolivar, pour d’autres encore c’est La Révolution, le Communisme, la Patria Grande. Du moment que l’objectif reste le même : une révolution socialiste. Malgré les divergences réelles, ils y vont ensemble, sans clivages de chapelles.
L’atelier socio-politique se terminera sur cette phrase :« Nous savons que nous avons de nombreux problèmes, de nombreuses contradictions. Mais ce n’est pas seulement le quartier que nous sommes en train de changer, c’est nous-même et notre conscience collective ».
Changement de décor, direction la campagne, à seulement 60 kilomètres de Caracas. Un air plus tropical, moins de bruit et de pollution, plus de verdure. Nous voici dans la localité de San Francisco de Yaré. Au Venezuela, ce nom évoque un certain folklore national, la ville étant connue pour ses fêtes religieuses, les diables dansants de Yaré. On se rend à Yaré à l’occasion d’un atelier de formation idéologique : un Argentin marxiste a été invité par les habitants. Un « cours » idéologique qui évoluera vite en un très riche débat, avec une population évoquant ses problèmes concrets et l’intellectuel les replaçant dans la perspective de la dialectique marxiste.
La commune a de grave problèmes. Avant tout, pas d’eau potable ; elle n’est pas interrompue pendant quelques heures comme à Caracas, c’est bien pire : ici, il n’y a parfois pas d’eau du tout pendant des jours entiers. Et quand il y en a, elle est bien souvent insalubre. Il y a pourtant une réserve à quelques kilomètres, sauf que l’eau puisée va à Caracas. Autre problème, l’absence d’électricité dans une grande partie de la localité, le réseau étant d’une qualité déplorable.
Yaré est aussi une des communes les plus pauvres du pays, avec un taux de chômage de près de 60%. Une entreprise locale, financée par le gouvernement pour son aide à la révolution, est devenue propriétaire des deux tiers des logements et se conduit comme un rentier dans la pure tradition capitaliste. « Deux heures de route de Caracas, c’est trop loin pour les yeux du ministère. » Et puis, il n’y a pas d’agriculture, les terres appartenant aux gros propriétaires qui n’en font rien sinon spéculer. Bref, c’est la merde.
Pour pallier cette situation, le maire chaviste a lancé il y a quelque temps un plan de développement communal, avec l’idée de le faire approuver par les habitants. Sauf que pour pouvoir être exécuté, ce plan doit aussi être approuvé par le gouvernement régional avant d’être transmis au ministère [8]. Et dans cet État de Miranda, c’est la droite qui est au pouvoir, donc il n’y a aucune chance que ça passe.
Partant de cette idée de consultation de la population, les habitants ont alors fait quelque chose de plus fort. Leurs problèmes ne relevant pas seulement d’une question de gestion de la ville mais également d’une politique structurelle, ils ont décidé de lancer un processus d’Assemblée constituante municipale [9]. Rien que le nom, ça claque.
Mais ce ne sont pas que des palabres, il s’agit de construire concrètement des règles de fonctionnement propres à la communauté, décidées par tous. En fond sonore, toujours, cette idée d’approcher un peu plus l’idéal, le Socialisme. Cela fait huit mois que le projet est né et il a déjà beaucoup avancé, rencontrant un large assentiment dans la population. Pas encore suffisant, certes, pour finaliser la chose. Mais là encore, tout n’est que question de travail de terrain, de militantisme quotidien, pour débattre, convaincre et agir.
Ce processus de constituante n’est pas unique, il a déjà été tenté dans l’État de Lara, dans le municipe de Torres, mais a échoué. Ici, il semble que la dynamique soit plus positive. Les premiers représentants pour la Constituante ont été désignés et ils ont été reçus par le Conseil municipal, qui participe pleinement au processus. Le projet, lui, est toujours en cours d’élaboration : on débat d’expropriation du propriétaire terrien, de relance de l’agriculture, de l’utilisation du tourisme. Les idées fusent et l’énergie pour les mettre en pratique semble bien présente.
La proposition de Constitution locale devrait être finalisée d’ici la fin de l’année. Ensuite, il faudra encore convaincre, informer, débattre, et encore et toujours militer ; si tout roule bien, le référendum municipal constituant aura lieu au milieu de l’année prochaine. A partir de là, une autre histoire commencera peut être. Pour l’heure, on nous raconte la longue histoire de la tradition de Yaré, en nous montrant la surprenante galerie de masques des diables dansants.
Retour à Caracas, cette fois dans la partie Sud-Ouest, dans la zone de la Yaguara. Un décor plutôt glauque, entre usines, maisons de fortune et bâtiments désaffectés. Au milieu, une petite usine, pas plus de 70 employés : Fama de América. Au total ils sont 500 dans tout le pays à travailler dans cette entreprise, qui appartenait autrefois à Café Madrid.
L’usine a actuellement un statut particulier. Avant toute nationalisation au Venezuela, le gouvernement procède à une prise de contrôle temporaire de l’entreprise, pendant quelques mois. C’est seulement ensuite que son statut est entériné : si l’entreprise est d’une nécessité première pour le pays, elle est nationalisée, sinon elle revient aux mains du privé.
La prise de contrôle temporaire par l’État n’est pas venue toute seule. Ce sont les ouvriers mobilisés depuis 6 mois qui y ont poussé. Ils ont longuement discuté. Devant la répression patronale, les conditions de travail de plus en plus dures, sans oublier la contrebande qui fait exporter le café en Colombie alors qu’il y a des pénuries au Venezuela, ils se sont tous unis autour d’un mot d’ordre : la nationalisation. Pour cela ils se sont présentés au ministère du travail et ont fait toutes les démarches nécessaires. Mas l’État reste timide.
Le soutien n’est pas flagrant à l’extérieur de l’entreprise. La droite leur a opposé l’argument de la bureaucratisation, à quoi ils répondent : « La bureaucratie d’État ? Ici il y a trois chefs : le coordinateur général, le super intendant et l’intendant général, qui effectuent la même tâche, alors la bureaucratie, on connait ». On leur a aussi dit qu’ils allaient se faire manipuler, servir de propagande pour le régime : « Nous avons été assez forts pour nous unir et demander la nationalisation, nous saurons collectivement résister si jamais de telles choses se produisent. » A gauche aussi, les critiques pleuvent : « Et pourquoi vous ne demandez pas l’autogestion ? » La réponse est claire et humble :« Nous ne nous en sentons pas capables, por ahora (voir note 1). Nous avons le savoir pour faire fonctionner l’entreprise, mais pas la conscience que cela implique » On leur a proposé la formation de coopératives socialistes, mais devant l’échec global de cette tentative dans de nombreux cas (ces coopératives sont souvent récupérées par le patronat), ils ont refusé net ; ce sera donc la nationalisation.
Nous entrons dans l’usine après que les ouvriers aient dû faire pression sur les inspecteurs de l’État surveillant la production. Usine publique signifie production intensive, continue, puisqu’il en va de l’intérêt supérieur de la Patrie. Pas le temps de causer, donc. « Prise de contrôle temporaire, mais c’est nous qui décidons quand c’est nécessaire », glisse un ouvrier dans un sourire. Nous nous réunissons dans la cafétéria pour discuter, journalistes de la télé communautaire Vive TV [10] et du journal marxiste Tribuna Ideologica, accompagnés d’un représentant du mouvement des Sans-Terre brésilien, qui a tenu a venir apporter le soutien de son mouvement.
D’emblée, le constat n’est pas rose. Jusqu’à maintenant, la lutte avait été menée pour combattre un syndicat d’entreprise aux ordres du patron et celui ci a été remplacé par un syndicat socialiste. Mais il n’y a pas d’organisation de base des ouvriers, pas de comités de lutte. Organisation sera donc le maitre-mot de cette rencontre. Les ouvriers pointent également leurs faibles soutiens extérieur.
« Nous ne pouvons plus reculer, nous ne pouvons pas nous permettre de perdre, car si nous retombons dans les mains du privé, il y aura encore plus de répression, peut-être des licenciements. » L’éditeur marxiste Manuel Vadell leur confie alors : « Vous êtes 70 ouvriers d’une petite entreprise, mais si vous réussissez, vous ouvrez la voie à d’autres qui ont besoin de vous pour, eux-aussi, se lancer dans de tels processus, vous montrez que c’est possible de sortir de la main du privé. Cela ne veut pas dire que c’est fini, à terme, il faudra aller encore plus loin, mais pour le moment vous devez gagner la nationalisation. »
Nous revenons une semaine plus tard. Ambiance de fête. Des ouvriers d’une autre entreprise sont venus présenter une pièce de théâtre racontant leur propre histoire. Et pas n’importe laquelle : La Gaviota [11], entreprise de conserves de sardines, qui a obtenu l’expropriation et est allée plus loin. On pourrait dire autogestion, mais on parle ici plutôt de contrôle ouvrier direct. Nous regardons admiratifs ces ouvriers et ouvrières, dont l’un confie après la représentation : « Quatre mois. Pendant quatre mois, nous n’avons mangé qu’un bout de pain… Mais nous avons gagné ». Pour Fama de America, cette rencontre est l’occasion idéale de se donner le temps de la réflexion, alors que l’État a prolongé d’un mois supplémentaire le contrôle temporaire : « Tant d’énergie, de lutte, de soutien, ça nous donne encore plus de force pour continuer. Et pas seulement pour obtenir la nationalisation : elle ne sera qu’une étape, bien sûr » Un cri collectif s’élève : « La lutte continue ! Vive la Révolution ! » Et pour finir en beauté, l’Internationale, en espagnol.
Ces trois exemple sont peu représentatifs. Isolés, marginaux, inégaux, alors que le reste se casse la gueule, c’est bien connu. C’est certain que si l’on en reste au constat global, beaucoup de choses interpellent. En mal.
Il y les dérives du régime, non pas celles mises en lumière par les médias privés de droite (pléonasme), mais les véritables problèmes profonds : pas d’idéologie claire, pas de coordination générale des initiatives, un centralisme assez fort, un grand parti bien peu démocratique, la mainmise du privé sur l’économie qui n’a quasiment pas bougé d’un pouce (70%), et cette démocratie « protagonique » censée favoriser le pouvoir direct de décision populaire mais qui est encore circonscrite à des espaces restreints.
Il y a aussi les problèmes concrets de « base » : les restrictions en matière d’eau ou d’électricité et l’insécurité persistante existent depuis des années et ne sont en rien réglées. Sur ces aspects, la Révolution n’a pas tenu ses promesses.
Et puis, il y a le leader, Chavez. Sans qui, de l’aveu même des militants de terrain, le processus ne tiendrait pas. Et qui n’a pour l’instant trouvé (ou laissé) personne pour prendre sa relève.
Enfin, il y a l’opposition, déstructurée, sans projet, mais d’une violence inouïe, usant de propagande anti-chaviste jusque dans les dessins animés pour enfants, et qui tient le pouvoir médiatique (70% du spectre audiovisuel). Dans ces conditions, on pourrait dire que c’est foutu pour la Révolution Bolivarienne.
Mais ces petits bouts de révolution sont bien réels, ils existent. On ne peut pas parler du reste sans les évoquer. Sinon, on se comporte comme un bon petit colon occidental qui va donner des leçons révolutionnaires aux primitifs latino-américains sans connaître la réalité du terrain ; c’est pas comme ça que ça marche et ils nous le font vite savoir si on tente d’avancer ces préjugés.
Cette dynamique de construction populaire, on la retrouve aussi dans le reste du pays. À des degrés moindre, certes, mais elle est bien présente.
Il convient aussi de regarder l’histoire. Si on le compare à ce qu’il était vingt ans plus tôt, ce pays a bel et bien vécu une révolution. Désormais, le taux de pauvreté n’est plus de 80 %, mais inférieur à 30 %. On mange un peu plus à sa faim, on sait lire et écrire et surtout on s’est politisé. C’est complexe, paradoxal et contradictoire, mais ça avance. Et puis c’est lent, très lent, c’est une révolution non-violente, par les urnes et par la voie démocratique, tout doucement avec (et malgré) Chavez (et les chavistes), malgré l’opposition anti-démocratique et l’impérialisme occidental. Au final, la dynamique est toujours là. Elle s’étend même ailleurs, avec les projets d’intégration internationale (ALBA, Mercosur, monnaie Sucre), très imparfaits, peu structurés mais qui avancent eux aussi, doucement.
Voilà donc un petit panorama, extrêmement rapide et certainement pas exhaustif. Pour vous faire une idée sur ce pays, vous pouvez lire des bouquins, voir des films, écouter des témoignages. Mais soyez-en sûr, le meilleur moyen de comprendre ce processus est de venir sur place. Oh, pas en touriste, tout simplement en tant que militant internationaliste. Histoire de voir de vos propres yeux [12] la réalité de cette "Révolution Bolivarienne".
[1] Manifestations devant l’entreprise Fama de America, dont le cas est abordé plus bas. Toutes les photographies utilisées dans l’article proviennent de reportage de Vive TV, chaîne pour laquelle je travaille ; ou bien, elles ont été piochées sur Internet.
[2] Por ahora (pour le moment), expression prononcée par Hugo Chavez, en 1992 qui exprima en ces termes l’échec du coup d’État : « Lamentablemente, por ahora, los objetivos que nos planteamos no fueron logrados » soit : Malheureusement, les objectifs que nous nous étions étions fixés n’ont pas été atteint, pour le moment. Ici c’est devenu un symbole très fort. La déclaration complète est à lire ici.
[3] Les conseils communaux sont à l’origine une idée de Chavez. Ils ont été intégrés à la nouvelle constitution de 2000 et sont aujourd’hui l’organisation première du "pouvoir populaire" dans le pays. Ils sont en contact direct avec le pouvoir national, sans l’intermédiaire des structures administratives locales ou régionales.
[4] Barrio Nuevo : Nouveau quartier. Tricolor, parce que les Vénézueliens sont très fiers de leur drapeau.
[5] Insécurité réelle. Votre reporter de choc s’est d’ailleurs fait braquer le surlendemain de son arrivée son appareil photo et ses thunes, « comme une belette » (Copyright Lémi).
[6] À ce sujet, voir le livre d’Eva Golinger, Code Chavez, qui décrypte l’influence de la CIA et des États Unis au Venezuela.
[7] PSUV : parti socialiste Unifié du Venezuela, le parti au pouvoir, union de six partis de gauche dont celui de Chavez (le Mouvement Ve Republique). Le dernier recensement (juillet 2009) faisait état de sept millions de membres selon les sources officielles. Un quart d’entre eux sont membres de "patrouilles socialistes", petits groupes locaux de 20 à 30 personnes, crées en 2009, dont l’objectif est de redynamiser le parti et la révolution de l’intérieur par le bas.
[8] Le Venezuela est une fédération. Chaque État est divisé en municipios, comme celui de Simon Bolivar qui lui même se divise en comunas. Gros bordel. Et je simplifie…
[9] Possibilité d’Assemblée constituante locale permise par la Constitution de 1999, qui reconnaît l’existence des trois pouvoirs, avec en sus le pouvoir électoral & le pouvoir citoyen pour établir une démocratie « participative et protagonique » .
[10] Vive TV : là où je travaille. Chaîne qui mériterait une article à elle-seule pour expliquer ce que c’est qu’une télé communautaire. Acrimed y a déjà consacré des articles, dont celui-ci. Et pour juger sur pièce : le site web de la chaîne anglo-hispano-français sur lequel je publie également est ici. (quoi je fais ma pub ?).
[11] sur l’histoire de la Gaviota, petit documentaire de Vive TV sous titré en français, ici.
[12] Elle a bon dos la caution militante, et l’environnement, alors ?, me rétorques-tu. Remarque, si l’avion te gêne, y’a aussi le bateau…
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