I. Une ténébreuse affaire à l’AFP
À la lecture de la première version de l’enquête, la rédaction en chef estime que « ce papier est un ovni », avance que ces « faits ne sont pas illégaux » et qu’il faudrait, pour le passer, une « accroche d’actualité » ou bien « une controverse suscitée par l’opposition ». Nous sommes alors au plus fort de l’affaire Woerth/Bettencourt…
Le journaliste consulte alors des hauts responsables parlementaires et un membre de l’OCDE, ancien ministre de droite, qui refusent catégoriquement d’être cités, mais affirment que ce projet pose la question de l’origine des fonds. La référence à une ministre en fonction, proche d’un des protagonistes, est également retirée du papier. Le texte est remanié puis reproposé. Deuxième lecture : la rédaction en chef oppose un nouveau refus en se prévalant d’un accord « unanime de la hiérarchie rédactionnelle ».
Début août, le directeur de l’information est alors consulté. Il ne s’oppose pas à sa diffusion mais énonce deux préalables : le soumettre au service juridique et avertir le PDG. « La réponse n’interviendra que fin août », dit-il. Le 17 septembre, la décision définitive tombe. C’est non, car pas assez « solide ». De son côté, le service juridique de l’agence émet un avis favorable.
Pour connaître tous les points évoqués ci-dessus, le personnel aura dû attendre la publication, le 24 novembre, d’un communiqué de l’intersyndicale (SNJ, CGT, CFDT, FO, Sud, CFE-CGC), rapportant le témoignage d’un des journalistes concernés par la rédaction de cette dépêche. C’est à ce communiqué que nous nous référons dans ce qui précède.
Auparavant, le 29 septembre le SNJ-CGT publie un communiqué publié ici-même, intitulé « Contre la mise en coupe réglée de la rédaction, organisons-nous ! ». La société des journalistes (SDJ) lui répond aussitôt en affirmant qu’il « posait de mauvaises questions ».
Le 22 novembre, dans une réponse aux questions posées par de nombreux journalistes sur cette non-diffusion, relayées par la même SDJ, et à qui il demande que son courriel reste en interne, le directeur de l’information explique son refus : « le papier n’était malheureusement pas assez solide pour l’agence car il se place essentiellement sur le terrain de la morale politique à partir de faits qui laissent planer des soupçons […] », et « il n’y a, dans cette histoire pas de procédure judiciaire en cours, pas d’accusations, pas de polémique, etc. Bref, pas assez de factuel ». Il ajoute : « L’agence a-t-elle vocation à produire des papiers d’investigation ? Oui, et je souhaite les encourager. Mais si un papier met en cause nommément, il est nécessaire qu’il s’appuie sur des faits très forts ». Puis il conclut : « ce courrier que je vous envoie s’inscrit dans un débat interne, normal à l’agence, en ces temps où nous réfléchissons plus que jamais à nos contenus et à la segmentation de nos offres, au moment où nous allons entamer le développement d’un outil rédactionnel nous permettant de livrer davantage de contenus sur mesure ». CQFD.
Durant toute cette affaire, le PDG ne s’est à aucun moment exprimé.
Le 29 novembre, la rédaction en chef publie une note interne « afin de mieux mettre en valeur nos informations exclusives dans le flot de nos dépêches » et annonce que « le tag EXCLUSIF AFP, écrit en capitales, sera placé en début de titre ».
II. Une ténébreuse affaire à l’île Maurice
Acrimed est parvenu à se procurer le document controversé. À l’AFP, on jette cela à la poubelle, sans doute parce que ce n’est pas assez « exclusif »… Voici quelques extraits de ce document.
« Un député UMP finance un programme de défiscalisation à l’île Maurice »
« MARSEILLE, 1er août 2010 (AFP) - Le député UMP Renaud Muselier a fait bâtir à l’île Maurice des villas de luxe qui permettent à leurs acquéreurs d’y payer moins d’impôts, un investissement en porte-à-faux, selon des experts, avec la lutte menée par le gouvernement contre l’évasion fiscale. […]
Comme le stipule une note fiscale sur le site internet du projet, leurs acquéreurs obtiennent un permis de résident mauricien permanent et peuvent opter pour l’imposition locale : ils ne paieront alors ni impôt sur la fortune, ni taxe sur les dividendes ou les revenus du capital, ni droits de succession. Interrogé par l’AFP sur d’éventuelles contradictions avec la politique du gouvernement, qu’il soutient, contre l’évasion fiscale, M. Muselier a répondu que Maurice figure sur la liste blanche des paradis fiscaux de l’OCDE et que le projet Belle Rivière respecte la convention de non double imposition en vigueur avec la France, signée en 1980. »
Le projet de dépêche donne alors la parole à des « spécialistes de la transparence financière » et à divers acteurs qui tous mettent en cause l’opacité financière qui règne à l’île Maurice, certains affirmant que cette île est un véritable paradis fiscal.
Ce n’est pas tout. Le programme « Belle Rivière » a été réalisé notamment par une société - Belle Rivière Estate – dont on peut consulter le site et que le projet de dépêche présentait ainsi :
« Belle Rivière Estate, société de droit mauricien, est une filiale de la Société de recherches, d’études et de participations (Sorep), maison mère de la clinique Saint Martin à Marseille, propriété des familles Muselier et Giocanti. […] À l’époque, M. Muselier détenait plus du tiers du capital de la Sorep, selon des comptes déposés au registre du commerce à Marseille. Il était aussi secrétaire d’État aux Affaires étrangères - poste qu’il a occupé de juin 2002 à mai 2005 - et venait d’effectuer une visite officielle à Maurice, en octobre, d’après la chronologie 2004 du Quai d’Orsay.
Interrogé par l’AFP sur cette concomitance, le député a nié tout lien entre sa fonction et les investissements de la Sorep. « Quand vous êtes membre du gouvernement et premier adjoint au maire de Marseille, vous ne pouvez pas tout faire en même temps. Je n’avais la tête ni à la clinique, ni à autre chose », a-t-il dit, renvoyant la paternité du projet à son associé, François-Michel Giocanti, PDG de la clinique Saint Martin, qui détenait aussi à l’époque plus du tiers du capital de la Sorep. […] »
Armée de courage et de déontologie, la direction de l’information a donc refusé de diffuser ce document. Supposons que l’enquête n’ait pas été assez poussée. Que n’a-t-elle été poursuivie ? En tout cas, le projet de dépêche est solidement étayé et donne largement la parole au député mis en cause. Que faire de mieux ? À la direction de l’AFP, on cherche encore et, en attendant, on censure…
Et Acrimed informe sur l’information.
P-S : sur cette « affaire », voir l’article de Jacques-Marie Bourget, paru en octobre 2010 sur le site de Bakchich sous le titre « Les petites affaires de Monsieur Lagarde ».