Ryuichi Hirokawa dans les locaux du Days Japan, le mensuel qu'il a fondé en 2004. Photo : Jérémie Souteyrat.« Tous les voyants étaient dans le rouge. Dans la zone de Futaba, les aiguilles du compteur Geiger que j'emporte avec moi depuis l'époque de Tchernobyl indiquaient des niveaux de radioactivité que je n'avais encore jamais vus, même dans les zones les plus irradiées !
Or il y avait des tas de gens dans les rues ; des familles avec des enfants venus récupérer des vêtements, des objets ou de quoi se nourrir. C'était surréaliste. Après avoir évacué les habitants, les autorités les avaient laissés revenir, en affirmant qu'il n'y avait plus rien à craindre. Alors j'ai posé mon appareil photo et j'ai crié à tous ceux que je croisais de remonter tout de suite dans leurs voitures et de filer le plus loin possible... »
Le 13 mars 2011 au matin, deux jours à peine après le tremblement de terre et le tsunami, Ryuichi Hirokawa fait partie des tout premiers journalistes à entrer dans Futaba, la ville la plus proche de la centrale nucléaire de Fukushima, trois kilomètres à peine. Familier des catastrophes nucléaires, le photographe japonais, qui a déjà couvert Tchernobyl et Three Mile Island, a tout de suite flairé la gravité de la situation. Et contrairement à ses confrères des chaînes télé et des grands quotidiens nippons, ce vétéran du métier n'est pas du genre à attendre la permission pour se rendre sur place.
“Aujourd'hui, les télés et les quotidiens japonais ne forment plus des journalistesmais de bons et loyaux employés.”Ryuichi Hirokawa
« Sous prétexte d' observer les règles de sécurité, les journalistes japonais n'ont pas fait leur boulot. Pendant longtemps, ils n'ont même pas osé pénétrer dans le périmètre autorisé aux habitants, ils sont restés bien à l'extérieur. Aujourd'hui, les télés et les quotidiens japonais ne forment plus des journalistes mais de bons et loyaux employés. Les jeunes gens ardents et motivés font peur et passent rarement le cap des entretiens d'embauche. Les administratifs ont pris le pouvoir et ne veulent rien qui pu isse indisposer les annonceurs. Evidemment, on n'empêche pas les journalistes d'enquêter, mais s'ils sont jugés trop sensibles, leurs sujets ont peu de chances d'être publiés ou diffusés. » Ryuichi Hirokawa, 67 ans, parle poséme nt, d'une voix douce, même lorsqu'il se dit « très en colère » contre le gouvernement et les médias japonais. On sent pourtant chez lui une détermination puissante, monolithique – comme celle qui émane de ces blocs de pierre noirs et polis que les Japonais posent à l'entrée de leurs villages.
De toute évidence, l'investigation n'est effectivement pas la spécialité des grands médias nippons : ces lourdes machines ne mobilisent leurs énormes moyens et leurs armées de journalistes que lorsque les « affaires » sont déjà bien lancées. Pour allumer la mèche, il y a presque toujours ce que l'on nomme ici les « mini commi », littéralement des « petits médias », une nébuleuse de blogs, de journaux locaux et de journalistes free lance capables de mener des enquêtes au long cours. De petits tirages, mais une réactivité et une liberté de ton étonnantes au pays du consensus.
“Il faut montrer que la guerre est sale, les catastrophes inhumaines, et qu'au milieu de tout cela, les gens souffrent, meurent.”
De cette ébullition émergent quelques titres, comme l'hebdomadaire contestataire Kinyobi, ou encore le magazine créé et dirigé par Ryuichi Hirokawa, Days Japan. Lancé en 2004, ce mensuel est un ovni dans la presse nationale. Le magazine s'est donné pour mission de montrer aussi bien ce qui magnifie la dignité humaine et le respect de la nature, que ce qui lui porte gravement atteinte. Dédié aux reportages, Days Japan est sur tous les « fronts » de la planète, partout où ça va mal : conflits, catastrophes, épidémies, drames sociaux, sort des réfugiés, des laissés-pour-compte... Avec ses textes concis et délibérément factuels, le journal fait la part belle aux images, avec des photos fortes... et parfois insoutenables. « La puissance d'une scène ou d'un visage ne doit jamais primer sur les circonstances dans lesquelles les photographies ont été prises. Je fais extrêmement attention au contexte ; en revanche, lorsque je suis sûr de leur provenance, je n'hésite jamais à publier des images choquantes. Il faut montrer que la guerre est sale, les catastrophes inhumaines, et qu'au milieu de tout cela, les gens souffrent, meurent. Tout ce qui banalise les conflits ou leur donne une dimension héroïque est à proscrire. »
Le photographe en mars 2011 à Futaba, à 3 kilomètrs de Fukushima. Armé de son compteur Geiger, et alarmé par les niveaux de radioactivité, il crie aux habitants de s'enfuir. Photo : Ryuchi Hirokawa.Tiré à vingt-cinq mille exemplaires, distribué dans certaines librairies spécialisées, Days Japan ne touche pas un large public ; mais ses lecteurs, des univers itaires, des étudiants et des Japonais cosmopolites, lui sont très attachés. L'année passée, alors que le journal menaçait de déposer son bilan, ils se sont mobilisés pour le soutenir financièrement. « Aujourd'hui, tout va bien », assure Hirokawa dans la grande pièce encombrée qui lui sert à la fois de bureau et de salle de rédaction. Son éternelle baseball cap noire vissée sur la tête, le photographe balaie du regard les deux écrans d'ordinateur, les bibliothèques qui débordent, les photos en vrac et l'antique compteur Geiger qui l'entourent. Une petite dizaine de collaborateurs s'affairent, invisibles, dans une autre pièce.Installé dans une petite rue bruyante et commerçante de Meidaimae, un quartier étudiant de l'ouest de Tokyo, Days Japan, à l'évidence, ne vit pas sur un grand train. Cela ne semble pas freiner Hirokawa, qui multiplie les initiatives en créant un prix international de la photo de presse, ou en mettant sur Internet – en japonais et en anglais – des versions numériques de son magazine. Hirokawa s'enorgueillit que son journal soit fréquemment brandi à la Diète (le parlement nippon) par des députés qui interpellent le gouvernement. Certains numéros comme ceux consacrés aux malades japonais du sida ou bien, en août 2007, à l'affaire des « femmes de réconfort » (ces civiles enrôlées de force pendant les guerres dans les bordels ambulants des armées en campagne) ont eu un retentissement énorme dans l'archipel et au-delà. « L'argent n'est pas une fin en soi. Ici, il sert surtout à rémunérer correctement les photojournalistes, à leur permettre de poursuivre leurs activités. Les photographes ont de moins en moins de débouchés dans les grands médias et, sur Internet, ils sont très mal payés. C'est aussi pour cela que j'ai créé ce journal. Les gens ne se rendent pas compte à quel point ce métier est important ; une seule photo, pourtant, peut changer le cours de l'histoire. »
En quarante ans de carrière, Hirokawa a lui-même réalisé quelques-unes de ces images-clés. En septembre 1982, dans les camps de Sabra et Chatila, où il est le premier journaliste étranger à pénétrer et découvrir les corps massacrés de centaines de Palestiniens. Ses photos de l'horreur font le tour du monde, lui valent plusieurs récompenses et une solide reconnaissance. Sa présence au Liban en pleine offensive de Tsahal ne doit rien au hasard. Hirokawa entretient avec Israël une relation forte et singulière, qui remonte aux années 1960. A l'université Waseda, à Tokyo, il participe alors activement aux manifestations et aux émeutes étudiantes. Le jeune homme, qui vient de lire Les Chemins de l'utopie, de Martin Buber, part en Israël à la recherche de la société idéale, passe trois ans dans différents kibboutz, apprend l'hébreu... et rencontre sa première épouse, une Israélienne d'origine française avec laquelle il aura deux enfants. « Je suis arrivé juste avant la guerre des Six-Jours et j'ai partagé l'immense liesse qui a accompagné la victoire contre les Arabes. Mais dans les jours qui ont suivi, je me suis posé des questions. Cette flambée de nationalisme et surtout le peu de cas qui était fait des victimes de l'autre camp me laissaient songeur. Et puis, j'ai découvert que les ruines dont personne ne voulait me parler dans le kibboutz étaient celles d'un ancien village palestinien évacué de force et rasé en 1948. »
“Les Etats qui provoquent des atrocités ont toujours tendance à minimiser, à dissimuler. Il appartient aux journalistes de les mettre devant leurs responsabilités.”
Dès lors, l'étudiant japonais se rapproche du Matzpen, le parti d'extrême gauche israélien qui conteste la politique d'occupation et de colonisation. Hirokawa se met à recueillir les témoignages des populations déplacées ; un énorme travail de collecte qui nourrira plusieurs ouvrages ainsi que le monumental Nakba, 1948, un coffret de trente DVD consacré à la question palestinienne, sorti en 2008. L'homme, qui se défend d'avoir la moindre sympathie pour le Hamas, n'a pourtant pas bonne presse en Israël. « Quand j'ai critiqué la politique du gouvernement, on m'a accusé d'être antisémite, ce qui est injuste et malhonnête. Israël est mon université, ma patrie intellectuelle, c'est là où j'ai vraiment commencé à réfléchir, où je me suis trouvé. J'y aime l'esprit des gens, leur diversité tant culturelle que religieuse. En revanche, j'ai horreur des colons et de leur mentalité. Je suis né à Tianjin, en Chine, en 1943, mon père était un colon japonais. Alors je sais pertinemment ce que le colonialisme induit comme pensées et comportements déviants, tordus... La domination d'un pays par un autre finit invariablement par la haine et l'autodestruction de l'occupant comme de l'occupé. »
Pacifiste devenu reporter de guerre, Hirokawa suit tous les conflits majeurs au Moyen-Orient (Liban, intifadas, Irak, Afghanistan), en franc-tireur et avec le même leitmotiv. « Les guerres modernes mettent aux prises des superpuissances et des populations civiles. Les faits d'armes ne m'intéressent pas ; moi je vais voir ceux que la guerre transforme en victimes, les enfants, les réfugiés, les blessés... Je tiens à montrer ce qu'il y a derrière le terme bien commode de “dégât collatéral”. Les Etats qui provoquent ces atrocités ont toujours tendance à minimiser, à dissimuler. Il appartient aux journalistes de les mettre devant leurs responsabilités. »
“Il est impossible de faire ce métier en restant extérieur. Même si je ne peuxpas aider tous les enfants, cela vaut toujoursmieux que de rester les bras croisés.”
Mission, devoir, rigueur, voilà pour l'esprit. La lettre, en revanche, est tout autre. Au fil des années, Hirokawa perd sa distance devant la souffrance des autres. De plus en plus souvent, il pose son appareil et réagit davantage en secouriste qu'en photographe. Il fonde des associations pour aider les orphelins palestiniens et les enfants malades de Tchernobyl, en adopte plusieurs et trouve des familles japonaises pour financer leur éducation et leurs soins médicaux. « Il est impossible de faire ce métier en restant extérieur. Pour moi, les deux activités ne sont pas incompatibles, souvent même l'une nourrit l'autre. Et puis, même si je ne peux pas aider tous les enfants, même si ce n'est pas grand-chose, cela vaut toujours mieux que de rester les bras croisés ou se contenter de photographier des morts. »
Fukushima est son nouveau combat. Il ne cesse de faire des allers-retours, vient d'y consacrer un brûlot (Centrales nucléaires : un marché violent et sans fin) et multiplie les prises de parole publiques pour tancer l'immobilisme des autorités et leur gestion calamiteuse de la crise. Sur le terrain, il travaille avec la Criirad (organisme de recherche sur l'énergie nucléaire, français et indépendant) à l'installation de centres de mesure de la radioactivité destinés aux habitants de la région de Fukushima. Il lève aussi des fonds pour assainir les cours de récréation et les terrains de jeu ; par crainte de la contamination, les élèves doivent en effet rester confinés dans leurs classes... « Nous sommes bien obligés de faire ce que le gouvernement n'a toujours pas fait. » Quand on évoque sa santé, Hirokawa hausse les épaules : « Vous savez, la peur n'évite pas le danger, je suis allé plus de cinquante fois à Tchernobyl, j'ai 67 ans, à mon âge, radiations ou pas, j'ai toutes les chances de développer une maladie dans les années qui viennent, alors... »
Source : Stéphane Jarno Télérama n° 3207