Lors des opérations d’aménagement urbain portant sur des rues, boulevards, places, esplanades ou quais, une attention croissante est accordée à la possibilité offerte à la foule de « s’emparer joyeusement de ces lieux ». À chaque fois, l’objectif proclamé est le même : « recréer du lien social », rendre à l’espace public, fût-ce que de manière éphémère, sa vocation de lieu par excellence de la sociabilité collective. Le phénomène n’est pas propre à la France, même si, à cet égard, celle-ci a pu servir de modèle, mais il a pris dans ce pays une ampleur soudaine qui ne laisse pas d’interroger. Quelle logique préside à l’essor de cette esthétisation festive de la politique urbaine ? Au-delà des discours promotionnels, à quelles finalités obéit-elle ? Quels intérêts, quels désirs, quels manques ou quelles peurs vise-t-elle à satisfaire, à combler ou à exorciser ?
Du shopping center au magic kingdom
Sous couvert de « requalification » des espaces publics s’opère la mise en scène d’une « urbanité » lisse, d’une vie citadine policée – dans tous les sens du terme. Par contraste, elle fait davantage ressentir comme gênante voire insupportable la présence de tous ceux qui polluent, ne serait-ce que visuellement, l’environnement. L’impératif de HQE (haute qualité environnementale) dont font grand cas les croisés du développement urbain durable s’applique, en effet, aussi à l’environnement humain : seuls des gens « de qualité » seront en droit de fréquenter les espaces urbains requalifiés.
Cette logique se combine avec une autre, toute aussi envahissante : celle de la marchandisation qui a largement converti l’espace public en espace privatif à l’égard des gens qui ne peuvent consommer. Omniprésence de la publicité, empiétement croissant des terrasses de restaurants et de cafés, des étals voire des baraques des commerçants, suppression ou transformation des bancs publics, mobilier urbain et caméras de vidéosurveillance destinés à canaliser ou contrôler les flux de passants perçus avant tout comme des clients… Cet espace public où le publicitaire rime avec le sécuritaire, même si l’on cherche à masquer ce dernier par des artéfacts esthétiques, est pris dans un processus de privatisation de fait, puisqu’il devient de moins en moins accessible aux individus privés des moyens d’en faire un usage autre que celui prescrit : celui d’une galerie marchande à ciel ouvert.
Une nouveauté de taille, cependant, pour la France : l’aménagement et le fonctionnement de ces lieux prennent de plus en plus pour modèle les shopping malls made in USA où, à la différence des hypermarchés classiques, le règne de la marchandise se pare en sus d’atours ludiques. On parle alors de fun-shopping. Traduit en « français » par « achat-plaisir », ce concept, au sens publicitaire du terme, inspire la conception de « centres ludico-commerciaux », tel Odysseum à Montpellier, c’est-à-dire de shopping centers transformés en parcs à thème où le client consommera d’autant plus que des attractions l’inciteront à y séjourner plus longtemps. De fait, c’est à une sorte de disneylandisation de certains espaces urbains que l’on assiste aujourd’hui. Dans un espace bien délimité, reconfiguré, hiérarchisé et surveillé, l’usager-consommateur sera invité et incité à se comporter en acteur sur le mode de la simulation festive dans le cadre d’« événements » programmées par les autorités.
Ce qu’il s’agit de mettre en scène, à des dates et en des lieux fixés en haut lieu, c’est la « réappropriation » ludique et conviviale des espaces publics, dissimulant, par la même occasion, l’ordinaire de la vie quotidienne pour la majorité des habitants, soumis à des logiques sociales contraires aux idéaux claironnés. D’un côté, en effet, ils ont été, en tant que résidents, expropriés pour la plupart de ces espaces centraux par la spéculation immobilière et les politiques de « reconquête urbaine ». D’autre part, plus que jamais atomisés en une « foule solitaire » sous l’effet d’un individualisme et d’un consumérisme exacerbés, ils n’ont plus de relations que régies, en général, par l’indifférence et la méfiance, quand ce n’est pas la crainte et l’hostilité. Qui, dès lors, peut croire – à moins qu’il ne s’agisse que de faire croire – à la fiction consensuelle d’une ville pacifiée et réconciliée sous le signe d’un « vouloir vivre ensemble » ?
C’est que la promotion de l’espace public comme lieu par excellence d’une urbanité à la fois réactivée et rénovée est portée par une multitude d’acteurs intéressés : élus locaux, commerçants, propriétaires, promoteurs, marchands de biens, agents immobiliers, etc. Une myriade de concepteurs y trouvent aussi leur compte, qu’ils soient créateurs chargés de concevoir les « attractions » (architectes, paysagistes, designers) ou « créatifs » (publicitaires et communicants) chargés de fabriquer les « concepts » visant à les rendre attractives.
L’enjeu des transformations en cours de l’espace public est, on le voit, d’abord économique. Quand on parle de « revaloriser » certains quartiers dégradés ou certaines zones à l’abandon, c’est, aujourd’hui comme hier, afin de les mettre financièrement en valeur. Aussi ne reviendra-t-on pas sur les profiteurs traditionnels de la mise à l’encan de l’espace urbain, pour qui la ville est à vendre ou fait vendre.
Mais la ville-marchandise est aussi un « produit » à « (re)positionner », pour reprendre la novlangue des chambres de commerce et des cellules de communication des municipalités, sur un marché. Celui, pour les grandes agglomérations, des « métropoles à vocation européenne » où le produit-ville… ou la ville-produit se trouve « en compétition » avec ses rivales. Une « concurrence libre et non faussée » impliquant un marketing urbain « ciblé » qui vise à attirer les investisseurs, les emplois qualifiés et la main-d’œuvre – ou plutôt les « cerveaux » ou la « matière grise » – qui va avec, dont les revenus confortables garantissent de bonnes rentrées fiscales. Ainsi, la municipalité de Lille lancera-t-elle « Lille 2004, capitale européenne de la culture », opération médiatique et médiatisée destinée à la fois aux habitants et aux visiteurs, de France et d’ailleurs. Les premiers, dûment mis en condition par l’accumulation de « festivités de rue » non-stop devront se convaincre que leur ville, rompant définitivement les amarres avec son passé de cité industrielle en crise, se mue en métropole innovatrice en phase avec le nouveau siècle où les loisirs urbains occuperaient une place de choix. Vis-à-vis des seconds, ces « événements » ludiques et cultuels étaient supposés donner un label « glamour » à son dynamisme pour mieux la faire (re)connaître à l’étranger face à la concurrence d’autres villes, jouant sur le même registre et avec les mêmes armes – festivals, biennales et autres mascarades festives.
Dans cette ville dont le prince est un citadin infantilisé, on comprend que ne sauraient être tolérés plus longtemps sur la voie publique les acting out de ces cast members sauvages que sont les sans-logis, les sans-papiers, les sans-travail, les sans-avenir, etc. Les usagers légitimes, confinés dans le rôle qui est le leur, celui de « visiteurs » invités à déambuler comme des touristes dans leur propre ville, doivent, autant que faire se peut, être mis à l’abri des débordements et même de la simple vue des laissés-pour-compte de la « globalisation » et de la « flexibilisation » de l’économie, toujours désagréable dans ces lieux remodelés pour l’agrément.
Cette focalisation de l’attention sur les fauteurs de troubles a servi longtemps et sert encore de diversion à l’égard des facteurs de troubles. Placée sous les projecteurs médiatiques, l’« insécurité urbaine » a pu faire passer à l’arrière-plan l’insécurité sociale réelle (professionnelle, résidentielle, alimentaire, etc.) liée à la précarité croissante des situations et des conditions, elle-même consécutive au tour néolibéral pris par l’accumulation du capital. Néanmoins, dans les classes populaires et même parmi les franges inférieures des couches moyennes menacées de déclassement, chacun perçoit de plus en plus que l’insécurité ne vient pas tant de « la ville » que d’un avenir incertain voire inquiétant, qu’il s’agisse de soi-même, de ses enfants, de ses semblables. Or, face à cette fragilisation, à cette déstabilisation et au pessimisme qu’elles engendrent, une fonction thérapeutique est assignée à l’espace public « requalifié » et « réanimé » : fournir du rêve à foison pour faire oublier un réel déprimant.
Sécuriser pour rassurer
Au travers et au-delà de l’objectif immédiat de maintien de l’ordre – de la « paix civile », en langage indigène – auquel obéissent nombre d’innovations urbanistiques ou architecturales, un autre se dessine. Ce qui est d’ordinaire perçu comme une fin – sécuriser, au sens policier du terme – paraît simultanément s’inscrire comme un moyen au service d’une entreprise plus vaste et de plus longue haleine : rassurer une population que le futur angoisse… ou que l’absence de futur tend à désespérer. Comment ? En réenchantant le présent, par compensation, grâce à l’aménagement d’un « cadre de vie » paré de toutes les charmes d’une urbanité aussi festive que factice.
Dans une conjoncture socio-historique marquée par la dissolution des utopies d’émancipation collective, une certaine conception de l’histoire a pris fin. Celle d’une histoire futuro-centrée, c’est-à-dire orientée par des idéaux fondés sur l’espérance – ou le pari – de l’avènement d’un monde meilleur, sinon du meilleur des mondes. Dorénavant, la « démocratie de marché » est présentée comme « l’horizon indépassable de notre temps »… et de ceux à venir. Pourtant, on a beau répéter aux peuples qui vivent sous son règne – plutôt qu’ils ne règnent à travers elle ! – qu’elle est « le plus mauvais des régimes à l’exception de tous les autres », ils sentent bien, au vu de ce qu’il en advient, qu’il n’y a pas là de quoi pavoiser.
Avec l’abandon de toute assurance sur l’avenir de l’humanité, de toute perspective progressiste (au sens large) et de la vision optimiste du futur qui en dérivait, un sentiment généralisé d’anxiété, voire, pour certains, de panique, se répand. Certes, un matraquage propagandistique incessant a fini par persuader nos contemporains que le capitalo-parlementarisme constitue le stade ultime de l’évolution de l’humanité. Aussi, chez ceux qui n’y trouvent pas leur compte ou qui en font les frais, la révolte a-t-elle fait place à un sentiment d’impuissance et de découragement, à une morne résignation, souvent cynique et désabusée. Cependant, les gouvernants sont conscients qu’on ne saurait laisser pareil état d’esprit perdurer trop longtemps chez les gouvernés. En témoignent les lamentations rituelles sur « lien social qui se distend », le « tissu social qui se délite », la « cohésion sociale qui s’affaiblit », la société qui « se défait ». Traductions spatiales de ce processus de déliaison et de dislocation : la fragmentation, la ghettoïsation, l’apartheid urbain, le séparatisme, le repli sur l’entre-soi.
On saisit, dès lors, l’importance du rôle désormais imparti aux espaces publics. « Lieux communs » par excellence, comme le serine la vulgate sociologique ou philosophique sur la ville, leur réorganisation et les usages nouveaux dont ils sont appelés à être le théâtre attesteraient la renaissance du « vouloir vivre ensemble ». Autrement dit, c’est en agissant sur l’espace urbain, faute de pouvoir agir sur le temps en le réinscrivant dans l’histoire, que l’on redonnerait sens à l’existence collective.
L’aménagement comme euphorisant
Pour apaiser les craintes et tranquilliser les esprits, les espaces publics se devront d’être non seulement rassurants, mais aussi euphorisants. Il ne suffira donc pas d’effacer les individus dont la présence est jugée importune, de gommer les traces de la précarisation, la paupérisation et la marginalisation de masse. On s’efforcera en plus, à coups de « requalifications » et d’« animations », de donner corps à la vision irénique d’une communauté de citadins (ré)unifiés sous le signe d’une urbanité partagée. Malgré la fin proclamée des utopies, ce vrai-faux magic kingdom urbain aurait ainsi pour vertu de faire ressurgir, sur un mode mineur et éphémère, le mythe du bonheur collectif réactualisé auquel on peut tous accéder pour peu que l’on soit solvable pour payer le ticket d’entrée. Il ne s’agit plus, par conséquent, de « changer la ville pour changer la vie », comme certains en avaient rêvé à l’époque de la « contestation », mais de changer l’image de la ville pour changer l’idée que les gens se font de leur vie.
La vocation des espaces publics est, dès lors, clairement dessinée : servir de support et de cadre à la vision concordataire d’une communauté citadine réunifiée, hors histoire et hors société. Grâce à un aménagement concerté – épithète à prendre dans son acception polysémique –, on éradiquera tout ce qui peut rappeler les divisions, les contradictions, les conflits, les négativités qui faisaient de la scène urbaine le territoire instable des coups de théâtre, des surprises, des renversements, des soulèvements. Au contraire, il importe, dorénavant, de la prémunir contre toute irruption de l’imprévu.
Sous l’effet de cette transmutation à la fois matérielle et symbolique de l’espace public, censée mettre entre parenthèses, à défaut d’y mettre fin, les clivages et les antagonismes qui traversent le monde urbain, se met en place une ville impersonnelle et interchangeable peuplée de citadins sans appartenance autre que celle à une Cité radieuse d’un nouveau genre. Au travers de l’idéal-type d’une population enthousiaste, participante et soudée que célèbrent à l’envi plaquettes publicitaires et articles de complaisance se profile déjà le citadin modèle d’un avenir urbain déjà écrit au présent.
Le citadin nouveau est arrivé
Projet civilisateur universel, la « démocratie de marché » a accouché d’un homme nouveau, le « citoyen global » dont la production en série ira de pair avec reproduction à l’identique et sans heurts d’une société de citadins disciplinés. Les tensions qui ne pourront être maîtrisées à la source seront dérivées vers des simulacres déréalisant le réel pour donner au capitalisme un visage urbain d’autant plus avenant qu’il sera convivial et festif. La population sera postulée homogène comme celle du monde « globalisé ». Seules « différences » admises, et même recommandées : des tranches d’altérité programmées que l’on pourra se payer sous forme de spectacles culturels, exotiques ou revivalistes, à partir de l’exploitation de patrimoines locaux dûment estampillés.
Le néocitadin diffère notablement de celui dont avait accouché les « Trente Glorieuses », même s’il en conserve quelques traits. La boulimie consumériste de ce dernier, dopée par l’augmentation du niveau de vie, la réduction des inégalités et la foi dans l’avenir, allait de pair, comme l’avaient relevé les situationnistes, avec cette propension irrépressible à la passivité inhérente au statut de spectateur. Or, si son successeur « postmoderne » reste plus que jamais normalisé, formaté, calibré comme consommateur de biens, de services et de spectacles, il se doit d’être désormais un consommateur actif. À coups d’« animations », de « manifestations » et autres « événements » soigneusement planifiés, on veut faire du citadin d’aujourd’hui un « consom’acteur », pour reprendre le néologisme gratifiant forgé par des publicitaires avisés. Un « spect’acteur », si l’on veut, comme disent aussi des édiles qui se targuent de « rendre la ville aux habitants » le temps d’une quelconque réjouissance planifiée.
Érigée en marque déposée sous des labels divers et changeants, une ville, en effet, a maintenant besoin de la coopération massive et dynamique de figurants sur les espaces publics scénographiés pour donner corps à la nouvelle identité qui lui servira à se démarquer de ses rivales. Autant dire qu’aujourd’hui les « consom’acteurs » urbains sont non seulement les cibles mais aussi les vecteurs de la publicité. Docile et coulé dans le moule, chaque habitant aura, bien entendu, la possibilité de se différencier lui-même des autres pour attester ce qui lui reste de liberté et de singularité en optant pour les consommations conformes à ce qu’il estime devoir constituer sa propre image de marque. Ce sera à lui de sélectionner les lieux et les moments, avec les décors voire les déguisements correspondants – songeons à ces centaines de Lilloises affublées de saris, se trémoussant rue Faidherbe entre une rangée d’éléphants en plastic enluminés et illuminés lors d’une nocturne « bollywoodienne »[1]–, où il pourra construire un monde imaginaire à sa convenance pour y baguenauder sous une identité sociale d’emprunt.
Ce souci de la « petite différence » avec ses semblables sera d’autant plus vif que la « grande » avec des gens totalement autres aura disparu. Pour « vivre autrement la ville », selon le slogan des « opérations de communication » lancées par les municipalités, le néocitadin ne devra jamais être confronté aux rencontres inopinées, à l’étrange et l’inattendu. Bref, à ce qui faisait le sel de la sociabilité urbaine. Surtout si l’altérité provient de ces gens qui, venus des banlieues proches ou lointaines de l’humanité, ne peuvent participer à la kermesse urbaine globalisée. Dans la civilisation « ludico-commerciale » en gestation, où ceux-ci ne peuvent que faire figure de trouble-fête, le client est roi, l’altérité bannie et le déviant honni. Doit-on se résoudre, dès lors, à ne plus envisager la ville du futur qu’au travers de ce faux-semblant consensuel d’une urbanité ressuscitée auquel on injectera un semblant de vie à l’occasion d’une « manifestation » culturelle sponsorisée par les marchands ou d’un « événement » festif programmé par les autorités ?
Jean-Pierre Garnier
Texte initialement paru dans Le Monde libertaire, 11-17 décembre 2008.
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Jean-Pierre Garnier est notamment l'auteur de Une violence éminemment contemporaine. Essais sur la ville, la petite-bourgeoisie intellectuelle et l'effacement des classes populaires à paraître en mars 2010 aux éditions Agone.
Notes
[1] Lors de la « Braderie », autre grand rendez-vous festif, les habitants de la ville seront au contraire conviés à « faire les Lillois », aux yeux des visiteurs comme à leurs propres yeux, à grands renforts de dégustations bière-moules-frites.