Mondialisation.ca. Le 15 Juin 2011 par Eric Toussaint (publié par Marie)
Entre 1980 et 2004, l’adhésion à l’Union européenne avait été assez populaire aux yeux d’une grande partie de la population des pays concernés. Les citoyens portugais, grecs et espagnols avaient perçu la participation de leur pays à l’intégration européenne à la fois comme un gage de stabilité démocratique car ils sortaient chacun d’une période dictatoriale[1] et comme une possibilité bien réelle d’amélioration des conditions de vie (les transferts des pays les plus riches de l’UE vers les nouveaux membres de la région méditerranéenne ont été importants lors des premières années[2]). L’adhésion à la Zone euro de ces mêmes pays au cours des années 2000 a bénéficié également d’une sympathie populaire parce qu’elle est allée de pair avec une augmentation de la consommation, certes financée par le crédit. En ce qui concerne les pays de l’ex-bloc de l’Est, un phénomène similaire a eu lieu : gage de stabilité démocratique, espoir de certains transferts, possibilité de circuler au sein de l’Union, voire d’y trouver un travail plus rémunérateur à l’ouest et accès au crédit pour financer la consommation. Néanmoins, dès les années 2000, les sommes transférées des pays les plus riches vers les économies des nouveaux membres se sont réduites comme peau de chagrin et certains secteurs productifs, notamment dans le domaine agricole, étaient affectés très durement par la concurrence de l’agrobusiness de la partie occidentale de l’Europe beaucoup plus industrialisée et compétitive.
Les années 2008-2010 constituent un tournant dans la perception qu’ont les peuples européens de l’Union européenne. De positive, elle devient marquée négativement aux yeux de secteurs importants de la population. L’accumulation des mesures d’inspiration néolibérale par la Commission européenne au nom de la promotion de la fameuse « concurrence libre et non faussée » combinée, à partir de 2009-2010, à la crise de l’euro et à l’impact très important de la crise économique sont passés par là.
Un Centre et une Périphérie au sein de l’UE
Le rapport hiérarchique qui existe au niveau mondial avec un Centre constitué par les Etats-Unis, l’Union européenne et le Japon (la Triade) et une Périphérie formée par les pays dits « en développement » a sa réplique au sein des 27 pays membres de l’Union européenne. Le Centre y est constitué par les pays les plus puissants, à commencer par l’Allemagne et la France, ainsi que d’autres comme le Royaume-Uni, l’Italie et l’ancien Benelux (Pays-Bas, Belgique et Luxembourg). La Périphérie soumise aux choix de ce Centre hégémonique est constituée principalement par les pays du sud et de l’est de l’Europe, sans oublier l’Irlande à l’ouest. Au niveau plus restreint des 16 pays de la Zone euro[3], le même phénomène a donné naissance, à partir du moment où certains pays ont fait connaître leurs difficultés, à l’acronyme anglais PIGS (Portugal, Irlande, Grèce et Espagne), sur lequel des jeux de mots racistes ont scandaleusement circulé[4].
Le refus de l’UE de développer de véritables politiques communes pour aider les nouveaux membres à réduire leurs désavantages économiques par rapport au Centre a largement contribué à créer ces disparités structurelles préjudiciables au processus d’intégration européenne.
Au cours des 10 dernières années, l’Allemagne (mais aussi les Pays-Bas et l’Autriche) s’est lancée dans une politique néo-mercantiliste : elle a réussi à augmenter ses exportations notamment au sein de l’Union européenne et de la zone euro en comprimant les salaires des travailleurs d’Allemagne. En Allemagne, en septembre 2010, parmi les salariés, 7,3 millions de personnes ne disposaient que d’un mini-job à temps partiel rémunéré 400 (quatre cents) euros par mois[5]. Elle a donc gagné en compétitivité par rapport à ses partenaires et en particulier ceux de pays comme la Grèce, l’Espagne, le Portugal et même la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie (qui ne font pas partie de la Zone euro). Ceux-ci ont vu s’installer ou se creuser un déficit commercial par rapport à l’Allemagne et d’autres pays du Centre. Les déficits de la balance des paiements courants affichés par ces pays sont le revers des excédents du Centre, principalement de l’Allemagne. Ces déficits, qui peuvent correspondre à des déficits financiers du secteur privé ou du secteur public, doivent être comblés par des apports extérieurs : des dettes (c’est-à-dire des prêts) ou des investissements étrangers. Le déficit de la balance courante est principalement le fait de déficits privés, financés en majorité par des prêts des banques du Centre car les investissements ont été relativement faibles (sauf dans le cas de l’Espagne) ou ont été contrebalancés par d’importantes sortie de capitaux sous la forme de rapatriement des profits par les transnationales qui ont fait les investissements. C’est ainsi que dans certains pays d’Europe de l’Est (Hongrie, Slovaquie et République tchèque) les rapatriements de profits (sorties de capitaux) ont été supérieurs aux investissements (entrées de capitaux)[6].
En gros, l’endettement des pays de la Périphérie est essentiellement dû au comportement du secteur privé dans le cadre de l’UE. Incapables de rivaliser avec le Centre, les secteurs privés se sont endettés, auprès des banques du Centre mais aussi auprès d’agents internes, l’économie de ces pays s’étant largement financiarisée depuis l’adoption de l’euro. La consommation a connu un boom dans les pays concernés et, dans certains d’entre eux (Espagne, Irlande, Hongrie, Roumanie, Bulgarie), s’est développée une bulle immobilière qui a fini par éclater.
Les taux d’intérêts de plus en plus élevés versés par les pays de la Périphérie pour les nouveaux emprunts réalisés depuis l’éclatement de la crise vont augmenter le drainage de capitaux qui vont de la Périphérie vers le Centre (les institutions financières privées qui au Centre achètent les titres de la dette émis par les pays de la Périphérie ou les gouvernements du Centre qui participent aux « plans d’aide » en prêtant de l’argent à 5,2% dans le cas de la Grèce). L’Allemagne, la France et l’Autriche par exemple empruntent à du 2% et prêtent à 5,2%. C’est une opération hautement rentable. Les marchés financiers exigent des taux d’intérêt doublés ou triplés par rapport à 2007-2008 et les sommes empruntées sont tout à fait considérables. L’argent prêté par les pays du Centre à la Grèce, à l’Irlande ou au Portugal repart vers les banques privées des pays du Centre qui prêtent à du 10% ou plus. Il y a bien un drainage de ressources qui vont de la Périphérie vers le Centre.
Par ailleurs, de par les avantages en termes de productivité de l’Allemagne et d’autres pays du Centre par rapport aux pays de la Périphérie, un drainage s’opère également via les échanges commerciaux selon le mécanisme de l’échange inégal décrit pas Marx dans Le Capital : « Les capitaux placés dans le commerce extérieur peuvent procurer un taux de profit plus élevé, parce qu’ils concurrencent des marchandises que les autres pays ne produisent pas avec les mêmes facilités, en sorte que le pays le plus avancé vend ses marchandises au-dessus de leur valeur, bien que meilleur marché que les pays concurrents. […] La même situation peut se présenter à l’égard d’un pays dont on importe et vers lequel on exporte des marchandises. Ce pays peut fournir en nature plus de travail matérialisé qu’il n’en reçoit et recevoir cependant les marchandises à meilleur compte qu’il ne pourrait les produire lui-même »[7].
Fonder démocratiquement une autre Union européenne basée sur la solidarité
Plusieurs dispositions des traités qui régissent l’Union européenne, l’eurozone et la BCE doivent être abrogées. Par exemple, il faut supprimer les articles 63 et 125 du traité de Lisbonne interdisant tout contrôle des mouvements de capitaux et toute aide à un État en difficulté. Il faut également abandonner le Pacte de stabilité et de croissance. Au-delà, il faut remplacer les actuels traités par de nouveaux dans le cadre d’un véritable processus constituant démocratique afin d’aboutir à un pacte de solidarité des peuples pour l’emploi et l’écologie.
Il faut revoir complètement la politique monétaire ainsi que le statut et la pratique de la Banque centrale européenne. L’incapacité du pouvoir politique à imposer à la BCE de créer de la monnaie est un handicap très lourd. En créant cette BCE au-dessus des gouvernements et donc des peuples, l’Union européenne a fait un choix désastreux, celui de soumettre l’humain à la finance, au lieu de l’inverse.
Une Europe basée sur la solidarité et la coopération doit permettre de tourner le dos à la concurrence et à la compétition, qui tirent « vers le bas ». La logique néolibérale a conduit à la crise et révélé son échec. Elle a poussé les indicateurs sociaux à la baisse : moins de protection sociale, moins d’emplois, moins de services publics. Les quelques-uns qui ont profité de cette crise l’ont fait en piétinant les droits de la majorité des autres. Les coupables ont gagné, les victimes paient ! Cette logique, qui sous-tend tous les textes fondateurs de l’Union européenne, Pacte de stabilité et de croissance en tête, doit être battue en brèche : elle n’est plus tenable. Une autre Europe, basée sur la coopération entre États et la solidarité entre les peuples, doit devenir l’objectif prioritaire.
[1] Régimes de Salazar et Caetano (1933-1974) au Portugal, dictature franquiste (1939-1975) en Espagne, dictature des colonels grecs (1967-1974).
[2] La popularité de l’adhésion européenne a été nettement plus basse dans des pays riches du nord de l’Europe (Grande Bretagne, pays scandinaves).
[3] La Zone euro a été créée en 1999 par onze pays : Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal. Ils ont ensuite été rejoints par la Grèce en 2001, la Slovénie en 2007, Chypre et Malte en 2008, la Slovaquie en 2009 et l'Estonie en 2011.
[4] En anglais, « pigs » veut dire « cochons ».
[5] Frédéric Lemaître in Le Monde, 17 mai 2011
[6] Ozlem Onaran, “Fiscal Crisis in Europe or a Crisis of Distribution?”, Department of Economics, SOAS
Discussion Paper n°18, 2010.
[7] Karl Marx, Livre III, réédition Gallimard, La Pléiade, 1963, p.1021.
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