Stratégie du blasphème politique : légitimer un discours de haine, occuper le terrain et prendre la critique « bien pensante » en tenaille

Plume de Presse. Le 16 Septembre 2010 par Olivier Bonnet

 

Mediapart publie le texte de l’intervention prononcée par le sociologue Luc Boltanski, directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, le 11 septembre dernier, à l’occasion du rassemblement Les Roms, et qui d’autre ? Sous le titre de Nous ne débattrons pas de la question Rom, il livre une analyse intéressante autant que déprimante du piège dans lequel nous fait tomber le pouvoir, à travers sa surenchère d’extrême droite  : « Durant l’été, a été déclenchée, à l’encontre de personnes étiquetées et désignées à la vindicte publique sous le nom de Roms, l’offensive de propagande politique et d’action policière sans doute la plus cynique et la plus abjecte que ce pays ait connu depuis la fin de la Guerre d’Algérie, il y a cinquante ans. (…) Qui, a priori, va se sentir vraiment concerné par le sort des Roms, si ce n’est cette autre « minorité », identifiée par la clique au pouvoir comme étant les « intellectuels de gauche », considérés de haut et dénigrés avec mépris, de façon de plus en plus arrogante ? C’est précisément parce que le sort des Roms n’importe pas ; parce que les Roms ne constituent en rien un enjeu réel des luttes politiques (à la différence, par exemple, du bouclier fiscal) qu’ils ont paru constituer des victimes de choix. Mais il existe encore au fondement de cette offensive une autre logique, plus inquiétante encore, qui est celle du blasphème. Le blasphème politique consiste à braver des interdits moraux en tenant haut et fort un discours de haine qui est généralement censuré et non dit. Cette stratégie discursive a toujours été celle de l’extrême droite. Adoptée par le pouvoir, elle a un double objectif. Le premier est de lever la censure en légitimant ce discours de haine. Le second est précisément de provoquer la conscience morale de ceux qu’indignent ces discours de haine, de les choquer, de les révolter, de les obliger à réagir, de façon à durcir la frontière entre les « idéalistes » présentés comme irresponsables, et les vrais responsables, « réalistes et courageux », censés parler et agir au bénéfice de la majorité silencieuse. Il n’était pas nécessaire de faire preuve d’une lucidité exceptionnelle pour saisir l’objectif politique immédiat de cette manœuvre : faire passer au second plan, et si possible effacer des médias, des discussions et surtout des esprits, l’impression, d’autant plus ravageuse qu’elle comporte des aspects carrément comiques, suscitée par l’affaire Woerth – Bettencourt. (…) Pour dire vite, les anciennes formes de propagande étaient destinés aux « masses » et avaient pour objectif d’empêcher tout débat, en martelant toujours  les mêmes mots et les mêmes thèmes. Ces formes anciennes de propagande n’ont certes pas disparu. Mais une perspective nouvelle s’est aussi dégagée. Elle part du principe que, dans la mesure où il est très difficile aujourd’hui d’empêcher tout débat et de traiter une société d’individus comme une masse uniforme, l’essentiel est de s’emparer du débat et de saturer l’espace de débats. L’objectif n’est donc pas de supprimer la discussion, comme dans les vieilles formes de totalitarisme, mais de substituer un thème de discussion à un autre, étant entendu que l’espace de discussion est limité. (…) Que nous soyons satisfaits ou indignés, au fond, pour cette forme de propagande, peu importe, du moment que notre attention se trouve occupée par une certaine question, au détriment d’autres, qu’il s’agit de tenter d’occulter. Et peu importe également, bien sûr, les ravages humains impliqués par la question mise au premier plan – aujourd’hui la « question Rom », demain d’autres « questions » similaires dont je vous laisse imaginer la teneur. Ce sont les dommages collatéraux d’une propagande efficace. Cette nouvelle forme de propagande, qui a assimilé les techniques de provocation, vise aussi à prendre la critique en tenaille. Qu’elle se taise, et alors il est facile de dire que les mesures adoptées ne rencontrent pas d’opposition. Qu’elle s’exprime, et alors elle contribue, sans le vouloir, à étendre la place prise par la question écran dans l’espace médiatique. Desserrer cette tenaille exige sans doute l’invention de nouvelles formes critiques tenant compte des conditions de la lutte politique dans une société du spectacle. »

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Dernière mise à jour de cette page le 18/09/2010

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