Souveraineté alimentaire ?

Naturavox. 10 août 2009

Fin 2007 puis début 2008, l’association Kokopelli a été condamnée dans les procès qui l’opposaient au semencier Baumaux puis à l’état français et à la FNPSPF. Ces procès ont le mérite de mettre en lumière le fonctionnement singulier de la France en matière de semence. Cette singularité s’articule cependant autour d’organisations ou de traités supra-nationaux tels que l’UPOV ou le TIRPAA qui visent à harmoniser les législations nationales.



I. Un cadre réglementaire inadapté

Toute transaction de semences en vue d’une exploitation commerciale de la récolte est assimilée à du commerce. Ainsi, le don et l’échange de semences ne sont pas explicitement interdits mais doivent respecter la réglementation liée à la commercialisation de semences. Cette réglementation impose plusieurs contraintes administratives importantes   :

L’affiliation du semencier ou de l’agriculteur au GNIS

Pour être affilié auprès du GNIS, l’agriculteur ou le semencier verse une cotisation annuelle. Il devient dès lors un acteur économique habilité à pratiquer le commerce de semences, et ce même s’il ne pratique que l’échange ou le don, en vue d’une exploitation commerciale de la récolte.

Ainsi, toute personne souhaitant mettre des semences sur le marché doit verser une cotisation au GNIS.

L’inscription de la variété à l’un des catalogues gérés par le GNIS

Ensuite, pour avoir le droit de commercialiser une variété de semence, cette dernière doit être inscrite à un catalogue, un registre des semences reconnues comme commercialisables. Il existe en France 2 catalogues distincts, tous deux gérés par le GNIS   : le catalogue à usage amateur et le catalogue commun des variétés.

Le catalogue à usage amateur

Un catalogue à usage amateur a été créé en 1997 pour répondre aux attentes des amateurs. L’inscription d’une nouvelle variété est plus souple et moins chère que pour le catalogue commun des variétés mais elle est réservée à un usage amateur et non commercial.

Les usages qui ne visent pas une exploitation commerciale de la variété sont cependant explicitement exonérées de l’obligation d’inscription aux catalogues, l’inscription à ce catalogue est donc facultative.

Ainsi, la vente de semences pour un usage amateur et la consommation personnelle de la récolte ne vise pas une exploitation commerciale de la variété, elle n’est donc pas conditionnée par l’inscription au catalogue pour usage amateur.

Sur le fond, les procès intentés à l’association Kokopelli visent donc à contraindre l’association à enregistrer les semences qu’elle commercialise au prétexte que l’inscription à ce catalogue à usage amateur est obligatoire, alors qu’elle est facultative   ! Un billet de l’avocate de l’association Kokopelli intitulé retour sur un procès perdu revient sur les différentes étapes de cette longue épopée judiciaire [2] [3].

Le catalogue commun des variétés

Le catalogue commun des variétés existe depuis 1922 et est un sous-ensemble d’un catalogue européen. Il est le plus fréquemment utilisé car il concerne les variétés employées pour les grandes cultures [4] industrielles. L’inscription d’une variété coûte plusieurs milliers d’euros. Le CTPS [5] supervise l’évaluation de la nouvelle variété via une étude menée par le GEVES [6]. Cette étude s’étend sur au moins 2 ans pendant lesquels le GEVES évalue le progrès de cette variété par rapport aux variétés déjà inscrites. Une fois validée, l’inscription est valable dix ans et peut être renouvelée par périodes successives de cinq ans, à la demande de l’obtenteur.

Objectifs du catalogue

Lors de sa création le catalogue commun des variété visait à protéger les agriculteurs contre la fraude de certains semenciers et revendeurs. Il est par la suite devenu un outil permettant de défendre les droits de propriété intellectuelle des obtenteurs en définissant les variétés qu’ils souhaitent protéger.

Par ailleurs, l’inscription au catalogue concerne la vente de semences et non leur usage   : elle engage et contraint le vendeur. Si une variété n’est pas inscrite au catalogue, le vendeur doit informer l’acheteur que la semence vendue ne correspond pas aux standards d’une exploitation commerciale. Aucune réglementation n’interdit à ce jour de vendre la production issue de variétés non inscrites au catalogue. Elle interdit simplement l’achat des semences de variétés non inscrites si l’objectif est la vente de la récolte issue de la variété.

Les agriculteurs ont encore le droit de sélectionner eux-mêmes leurs propres variétés et ne sont pas obligés de les inscrire au catalogue s’ils ne les commercialisent pas. Le problème est qu’ils n’ont pas le droit d’échanger des semences avec d’autres agriculteurs alors que c’est une condition nécessaire à la pérennité des semences paysannes.

En revanche, les jardiniers amateurs ont encore le droit d’échanger leurs semences librement et ils auraient tort de faire comme si ce droit avait déjà disparu.

Procédure d’inscription au catalogue

L’inscription au catalogue commun des variétés est longue et coûteuse car elle nécessite de mener une étude poussée afin de valider la DHS et la VAT (cette dernière n’étant exigée que pour les espèces de grandes cultures).

- distinction   : variété qui se distingue des variétés déjà inscrites,
- homogénéité de la variété   : homogénéité entre les différents plants cultivés lors de l’étude,
- stabilité   : stabilité dans le temps au fil des générations de plants cultivés lors de l’étude. - la valeur agronomique correspond au rendement de la variété (elle doit être égale ou supérieure à celle des variétés déjà inscrites),
- la valeur technologique correspond à la conformité aux exigences des filières industrielles de transformation (teneur en gluten des blés, degré de raffinage de la farine).

En résumé, le catalogue commun des variétés est une sorte d’assurance obligatoire à laquelle doivent souscrire les agriculteurs, une garantie de résultat payante qui conditionne cette garantie à la pratique d’un mode d’agriculture industriel. Le cadre règlementaire ne propose aujourd’hui aucune alternative pour d’autres types d’agriculture comme l’agriculture paysanne ou l’agriculture biologique.

En effet, l’agriculture paysanne est une agriculture de petites surfaces et de grande diversité génétique. Ce type d’agriculture ne recherche pas la stabilité de la variété mais, au contraire, sa diversité intra-variétale et sa variabilité dans le temps car elle permettra à la semence d’évoluer dans le sens d’une meilleure adaptation à son environnement.

Il faut cependant mentionner un appel à proposition émanant du CTPS ayant pour objet la mise au point de méthodes d’évaluation et de dispositifs expérimentaux susceptibles de mettre en évidence l’adaptation des variétés à des diminutions d’intrants. En ce qui concerne la VAT, le CTPS propose d’effectuer une deuxième série de tests en conditions de faibles intrants en plus des tests déjà existants en conditions de forts intrants. Cette proposition - a priori louable - aurait cependant pour effet de doubler le coût de l’inscription alors que déjà aujourd’hui ce coût ne peut pas être amorti du fait de la faible diffusion de ces variétés. De plus, la majorité des variétés issues de ce type de sélection ne pourrait pas prétendre à l’inscription au catalogue commun des variétés car non conformes aux tests DHS   : en effet, leur diversité et variabilité intra-variétale est la condition de leur capacité d’adaptation à des environnements de culture diversifiés et variables avec une faible utilisation d’intrants.

La protection par un COV

Les obtenteurs qui inscrivent une variété au catalogue commun peuvent en outre la protéger par un COV. Ce COV est la preuve de la propriété intellectuelle du semencier sur la nouvelle variété qu’il vient d’inscrire au catalogue. Un COV est une sorte de brevet sur le vivant puisqu’il garantit à son détenteur l’exclusivité de la commercialisation de la variété protégée pour une durée de 25 à 30 années selon les espèces. Il lui permet également d’exiger des royalties sur leur réutilisation d’une année sur l’autre sous forme de semence de ferme.

Contrairement au brevet, il légalise en plus la biopiraterie puisqu’il autorise non seulement la protection de variétés nouvellement créés et sélectionnées, mais aussi celle de variétés anciennes découvertes dans les champs de paysans pour peu qu’elles ne soient pas déjà inscrites. La biopiraterie est inique car personne ne peut se prévaloir de l’exclusivité ni de la paternité d’une semence ancienne, patrimoine de l’humanité et de générations d’agriculteurs.

Les pays utilisant les COV sont regroupés au sein de l’UPOV. La suite de l’article détaillera l’influence de l’UPOV sur les législations nationales.

Les semences des variétés inscrites au catalogue commun mais non protégée par un COV sont dites du domaine public. Elles sont librement commercialisables. Mais en pratique, lorsqu’une variété tombe dans le domaine public, il arrive souvent qu’elle soit radiée du catalogue parce que la maintenance n’est plus assurée par l’obtenteur qui demande alors sa radiation si personne d’autre ne s’engage à en assurer la maintenance.

II. Conséquences de ce cadre réglementaire

Comme indiqué précédemment, inscrire une semence au catalogue commun géré par le GNIS est onéreux et exige de répondre aux normes de DHS et de VAT qui sont des critères adaptés aux seules variétés industrielles, excluant ainsi les petits semenciers et les variétés paysannes traditionnelles ou actuelles. Et ces détails sont la clé de voûte d’un système vicié tant les conséquences qui en découlent sont importantes.

Pour les petits semenciers (comme Kokopelli)   :

Pour les grands semenciers (comme Monsanto, Syngenta ou Limagrain)   :

Pour les agriculteurs   :

- soit elles appartiennent à une variété du domaine public mais on leur reprochera de ne pas conserver ses caractères correctement et de ne pas payer leur cotisation au GNIS,
- soit elles appartiennent à une variété inscrite au catalogue et protégée par un COV,
- soit elles appartiennent à une variété non inscrite,

En résumé, la procédure d’inscription des semences au catalogue est couteuse et inadaptée à la nature des semences paysannes dont l’une des qualités premières est de n’être ni stables, ni homogènes. Cette procédure contraignante a pour conséquence l’interdiction de fait des semences reproduites à la ferme et de leurs échanges pour toute culture dont la récolte serait amenée à être commercialisée.

Il apparaît clairement une volonté de diviser l’agriculture en 2 mondes distincts   :

Il n’y a pas de place ici pour une troisième voie, pour une agriculture qui ne soit ni industrielle, ni amateur. Il suffit de se demander à qui profite cette évolution pour avoir une idée des forces d’influence qui poussent à cette mutation.

III. Les semences de ferme

Lorsque l’agriculteur prélève une partie de sa récolte pour réensemencer ses champs, on appelle ces graines des semences de ferme. Or, une semence issue d’une variété protégée et produite par un agriculteur est une contrefaçon si l’agriculteur ne rémunère pas un obtenteur d’une variété communautaire ou s’il reproduit une variété française sans une autorisation expresse, à l’exception du blé tendre. Ces contrefaçons tombent bien évidemment sous le coup de la loi sur la contrefaçon qui garantie les droits des titulaires. Et comme les agriculteurs ne peuvent pas conserver et sélectionner leur semences plusieurs années sans échanges leur permettant de renouveler leur diversité génétique, ils sont obligés d’en racheter régulièrement aux semenciers.

Inversion de la charge de la preuve

En France, il est interdit de ressemer une variété protégée par un COV sans rémunérer l’obtenteur, car il s’agit alors d’une contrefaçon. Cependant, pour faire valoir ses droits, l’obtenteur doit prouver que c’est bien sa variété qui a été ressemée dans le champ d’un agriculteur, ce qui est pratiquement impossible car les caractères morphologiques des plantes qui définissent les COV évoluent quand on les ressème. Il est donc difficile pour un obtenteur de distinguer ses variétés de celles de son concurrent.

Les semenciers anglais ont résolu ce problème par un accord privé avec les trieurs à façon qui leur reversent ces royalties qu’ils ont inclues dans la facture payée par les agriculteurs chez lesquels ils ont trié des semences fermières. Mais cet accord reste inefficace lorsque l’agriculteur ne fait pas appel à une entreprise de triage.

Les semenciers français se sont appuyés sur l’Etat pour imposer, par un accord interprofessionnel, le prélèvement de ces royalties baptisées Contribution Volontaire Obligatoire (CVO) auprès de tous les agriculteurs livrant leur récolte de blé tendre à un organisme stockeur agréé et ne pouvant pas prouver qu’ils ont acheté des semences certifiées. Les semenciers collectent ainsi de manière collective leurs royalties avant de se les partager au prorata de leurs ventes. Cela leur permet d’inverser la charge de la preuve   : ce n’est plus le semencier qui doit prouver la contrefaçon, ce qui lui est impossible sur la base de la stabilité des caractéristiques physiologiques ou agronomiques définissant le COV, c’est au contraire l’agriculteur qui doit prouver qu’il n’est pas contrefacteur en certifiant l’origine de sa semence.

La CVO est reversée aux entreprises semencières et finance pour une faible part des programmes de recherche publique au profit des mêmes entreprises. Dans tous les cas, l’agriculteur paye une contribution à l’industrie semencière, même s’il a utilisé une variété du domaine public ou qu’il a lui-même sélectionnée, donc normalement non soumise à rémunération d’un obtenteur. Et à payer chaque année la CVO, on comprend que l’agriculteur soit tenté de profiter des avancées potentielles en matière de semence.. Cela constitue une forte incitation à s’insérer dans le cadre d’une agriculture industrielle.

Au printemps 2007, les semenciers ont fait voter au Sénat une loi destinée à permettre l’extension de ces accords interprofessionnels à toutes les espèces, mais ils n’ont pas encore réussi à l’imposer au parlement. Pendant les discussions du Grenelle de l’environnement, ils ont cependant fait voter une loi supprimant toute possibilité d’exonérer les semences de ferme des poursuites concernant les contrefaçons. C’est ainsi que toutes les semences de ferme sont désormais susceptibles de poursuites en France sauf celles qui s’acquittent de la CVO, ce qui devrait, selon les semenciers, inciter les agriculteurs à réclamer eux-mêmes le vote de la loi généralisant à toutes les espèces les accords interprofessionnels instaurant le paiement de ces royalties via le mécanisme de CVO.

Finalement, c’est tout le combat de la souveraineté alimentaire qui se joue dans ces réglementations.

IV. Les semences hybrides

Les semences hybrides sont devenues un moyen supplémentaire d’obliger les agriculteurs à acheter de nouvelles semences chaque année. Par construction, la semence hybride ne peut pas être reproduite à la ferme, car elle demande deux lignes parentales différentes, qui sont gardées secrètes et surveillées de près par la compagnie semencière. Entre 1930 et 1960, l’ensemble de la principale culture des Etats Unis, le maïs, fut progressivement transformé en variété hybride. Officiellement, les semences hybrides présentaient l’avantage d’un meilleur rendement, elles étaient surtout un moyen d’instaurer un oligopole sur le marché des semences.

V. Le rôle clé de l’UPOV

L’UPOV est une organisation intergouvernementale créée le 2 décembre 1961, à l’initiative de la France et des grands semenciers. L’organisation vise à protéger juridiquement les droits de propriété intellectuelle des obtenteurs au niveau international. Elle regroupe les pays engagés dans la mise en oeuvre de droits de propriété intellectuelle (dont le COV est la déclinaison française). Les membres de l’organisation s’engagent par leur adhésion à participer aux négociations de l’accord de l’UPOV et à transposer cet accord dans leur législation nationale.

Accord de l’UPOV 1991

Selon l’accord de l’UPOV 1991, les semences de ferme ne sont plus automatiquement autorisées. Un gouvernement ne peut légaliser des semences conservées à la ferme que par une dispense facultative et uniquement à l’usage de l’agriculteur. Et même dans ce cas, la compagnie semencière a le droit de percevoir des redevances.

Le monopole s’étend aussi à la récolte, et même optionnellement aux produits issus de la récolte. Si la redevance n’a pas été payée sur la semence, le propriétaire de la variété peut demander le paiement au dernier consommateur de la récolte.

En effet, la possibilité de réutiliser des semences de ferme n’a de sens qu’en précisant si cela est autorisé avec ou sans rémunération de l’obtenteur par l’agriculteur. Si cette autorisation est liée à une redevance obligatoire, le métier de semencier se rapproche alors d’une rente où l’obtenteur est rémunéré non pas pour les semences qu’il fournit mais pour les droits qu’il détient sur ces semences. Il perçoit alors une rente de situation sans avoir nécessairement à livrer des semences.

Prochain accord de l’UPOV

Le projet du prochain accord de l’UPOV va probablement totalement interdire la conservation de semences des variétés protégées d’une année sur l’autre. Tout comme un brevet, une Protection de Variété Végétale (PVV) donnera au propriétaire un droit de contrôle illimité sur toutes les utilisations de la variété. La possibilité actuelle pour les gouvernements de permettre les semences de ferme comme une exemption nationale va disparaître. En théorie, il y aura encore une possibilité pour les agriculteurs de passer des accords d’autorisation avec les propriétaires des variétés, comme cela existe dans la loi des brevets. En pratique, il est fort improbable que les entreprises semencières renoncent au droit qu’elles auront acquis de contrôler toutes les semences cultivées et à maximiser ainsi leurs profits.

Si l’industrie ne réussit pas à persuader les gouvernements d’interdire complètement de conserver des semences, la solution alternative de repli sera de rendre les gouvernements responsables de la récupération des redevances et de faire du non-paiement un délit. En Europe en particulier, les entreprises semencières sont déjà en train de faire pression sur les gouvernements pour renforcer la législation nationale pour la mise en vigueur des paiements de redevances.

Toute notion d’équilibre entre les droits des semenciers et les droits des agriculteurs, ou de la société au sens large, est absente de ce projet d’accord.

La contradiction avec le TIRPAA

L’accord UPOV 1991 stipule que le droit de ressemer est du ressort de l’état qui peut accorder des dérogations aux agriculteurs. Il s’agit d’une exception facultative, c’est-à-dire que les états signataires peuvent - mais ils ne sont pas obligés - accorder ce droit aux agriculteurs, sous réserve de la sauvegarde des intérêts légitimes de l’obtenteur.

Cet accord constitue un relatif flou juridique car il va à l’encontre du TIRPAA, rédigé par la FAO [7] dans le but de conserver la biodiversité. Le TIRPAA reconnaît le droit des agriculteurs de conserver, ressemer, échanger et vendre leurs semences reproduites à la ferme et de participer aux décisions concernant la conservation et à la gestion durable des ressources phytogénétiques.

L’article 9 du TIRPAA reconnaît en effet les droits des paysans à conserver, utiliser, échanger et vendre des semences de ferme. Mais sous réserve des dispositions de la législation nationale. Or, dans de nombreux pays, seules les semences industrielles inscrites sur le catalogue national peuvent être échangées.

Les enjeux d’un tel traité pour l’industrie semencière sont considérables. Les entreprises semencières ont besoin des ressources phytogénétiques conservées par les paysans et enfermées dans les banques pour mettre au point leurs variétés verrouillées.

Elles soutiennent donc le développement de banques de gènes ex-situ et tolèrent, dans une certaine mesure, le droit des paysans des pays pauvres de reproduire leurs semences. Pratiquant des agricultures de subsistance, ils ne sont pas solvables. Cependant, elles cherchent à supprimer les droits à reproduire eux-mêmes leurs semences pour les paysans solvables engagés dans l’agriculture commerciale industrielle au sud comme au nord. En effet, l’utilisation de semences industrielles va de pair avec la consommation d’intrants chimiques - engrais et pesticides - qui constituent un marché juteux.

L’accès des paysans aux collections ex-situ peut, dans nos pays, être important pour réussir à redévelopper des semences adaptées, notamment pour les besoins de l’agriculture biologique. Cependant, les banques de gènes restent très souvent fermées aux paysans qui en demandent l’accès.

Le TIRPAA reconnaît l’énorme contribution que les communautés locales et autochtones ainsi que les agriculteurs de toutes les régions du monde ont apportée et continueront d’apporter à la conservation et à la mise en valeur des ressources phytogénétiques.

La Via Campesina et d’autres organisations de la société civile ont donc demandé que soit mis en place un processus de consultation et de discussions pour permettre la participation effective de l’ensemble des producteurs d’alimentation et de leurs organisations aux décisions concernant l’application du Traité, et notamment l’application des droits des paysans. L’opposition farouche de la France, de l’Allemagne, de l’Australie et aussi du Canada a bloqué cette initiative.

Ce qui est jusqu’à ce jour un droit deviendrait une exception à la règle. De plus, l’agriculteur qui ressèmerait sa récolte sous dérogation devrait payer une indemnité à l’obtenteur.

VI. La propriété intellectuelle appliquée à l’agriculture

La conclusion du rapport de l’organisation Grain [8] montre bien la finalité de l’application des Droits de Propriété Intellectuelle (DPI) à l’agriculture.

Déposséder les agriculteurs et étouffer l’innovation

Quelles seront les conséquences si les compagnies semencières réussissent à imposer leur programme de DPI aux gouvernements membres de l’UPOV ? Les effets immédiats sont évidents. L’interdiction des semences de ferme signifie un transfert d’une valeur considérable des agriculteurs vers les entreprises. Cela sera en particulier destructeur parce, pour la première fois, un changement dans les réglementations de PVV aura un effet direct sur de nombreux agriculteurs dans les pays en développement et les économies pauvres en transition. Il s’agit là de la mise hors la loi d’une grande partie du mode de vie et de la culture des agriculteurs, non seulement en Europe et aux Etats Unis mais aussi dans beaucoup d’autres pays, pour simplement accroître les profits des semenciers.

Les conséquences à long terme sont tout aussi sérieuses mais plus insidieuses. L’histoire de l’industrie des semences montre de manière instructive que l’accroissement de la protection par les DPI n’entraîne pas une incitation mais au contraire un frein à l’innovation et au développement. Les gros progrès dans les rendements et l’amélioration de la résistance au cours du 20ème siècle ont été faits avant que la protection par les DPI soit mise à la disposition des sélectionneurs de plantes, et alors que la plus grande partie du développement des variétés était effectuée dans le secteur public. Et dans tous les cas, ces grands progrès étaient principalement dus à l’effet exceptionnel de la sélection et de la combinaison des meilleurs traits de milliers de variétés de ferme, sélectionnées localement pendant des siècles, et c’était plus une aubaine que le fruit d’une recherche patiente et systématique.

Depuis, la sélection végétale scientifique n’a rien trouvé de comparable. Nous avons vu que dans de nombreux cas des agriculteurs peuvent égaler – ou surpasser – les performances de variétés commerciales présentes par une simple sélection à la ferme. L’industrie des semences a toutes les raisons de craindre la compétition des semences de ferme, non comme ils le proclament, parce que cela menacerait l’innovation, mais parce que cela montre leur absence d’innovation. La sélection commerciale fait en sorte qu’elle est de moins en moins en rapport avec les préoccupations réelles et concrètes de l’agriculture. Sa focalisation actuelle sur des caractères non-durables d’un gène unique dans le meilleur des cas, et ses expériences génétiques carrément dangereuses dans le pire des cas, menacent de laisser l’agriculture très démunie face aux gros enjeux qui l’attendent à l’avenir, comme le changement climatique et la nécessité d’apprendre à nous passer de notre dépendance vis à vis des énergies fossiles.

Constamment renforcés, les DPI sont devenus, comme pour beaucoup d’autres industries stagnantes, la principale défense de l’industrie des semences contre la concurrence. Ce processus est allé maintenant tellement loin que même des analystes très conventionnels commencent à faire remarquer combien la consolidation de l’industrie des semences est en train de réduire la recherche et le développement. L’attaque contre les semences de ferme et la proposition de quasi-élimination de l’accès libre aux variétés pour la sélection végétale illustrent la même tendance. Incapable de produire de la valeur par l’innovation, l’industrie est en train d’arracher le dernier morceau restant du marché des semences aux agriculteurs, et d’augmenter ses gains sur les variétés existantes en bloquant l’accès à la recherche et donc de faire obstruction de manière intentionnelle au progrès dans la sélection.

VII. De l’agriculture paysanne à l’agriculture industrielle

La condamnation de Kokopelli illustre le glissement progressif et continu depuis plus de 50 ans de l’agriculture paysanne vers l’agriculture industrielle. L’agriculture paysanne repose sur la notion de biotope, c’est à dire sur la complémentarité entre la semence et son milieu. Cette symbiose entre la semence et l’humus tend aujourd’hui à être délaissée au profit d’une symbiose d’un autre type : une symbiose entre une semence industrielle et un substrat neutre combiné à des intrants spécifiquement mis au point pour la semence.

C’est ainsi qu’est cultivée la fraise espagnole : sur un sol préalablement brûlé, nettoyé et désinfecté, vide de toute vie micro-organique, alimentée par un simple goutte-à-goutte permettant l’alimentation en eau, en nutriments et en intrants chimiques. Le plan de fraise - capable théoriquement de vivre et de produire des fraises plusieurs années de suite - est systématiquement détruit après chaque récolte. La fraise espagnole aura donc poussé dans un environnement quasi-stérile pendant la totalité de sa courte vie.

Cette agriculture intensive est étroitement dépendante des intrants chimiques, souvent commercialisés par les mêmes grands semenciers. Ce n’est pas un hasard si de nombreux semenciers étaient à l’origine, et sont toujours, des acteurs importants de l’industrie chimique. S’ils arrivent à gagner leur pari de rendre leurs produits chimiques nécessaires à l’agriculture, donc à l’alimentation de l’espèce humaine, ils disposeront alors d’un pouvoir phénoménal : la mainmise sur l’alimentation de l’humanité.

Un autre problème majeur est que la majorité des intrants sont produits à base d’hydrocarbures, qui vont se raréfier et voir leur prix augmenter avec l’épuisement progressif des ressources en hydrocarbures. Alors qu’un récent rapport de la FAO montre que l’agriculture biologique est à même de répondre aux besoins de l’humanité, on est en droit de se demander s’il est bien censé de se rendre encore un peu plus dépendants du pétrole...

VIII. Le retour à une agriculture paysanne ?

Il est pourtant primordial de conserver une importante diversité de semenciers car elle assure la biodiversité. En effet, les semenciers locaux sélectionnent des semences adaptées au milieu local (conditions climatiques), aux pratiques locales (habitudes et matériels des agriculteurs) et aux usages locaux (variétés adaptées au travail de transformation local et traditionnel).

Par ailleurs, tout agriculteur est potentiellement un semencier pourvu qu’on lui permette d’échanger ses semences avec ses voisins afin d’opérer des croisements et des améliorations de leur variétés anciennes. L’échange est une condition nécessaire à l’amélioration des variétés paysannes par les paysans. C’est précisément l’objet du réseau Semences Paysannes et de l’initiative européenne Farm Seed Opportunities.

S’il y avait une volonté politique de promotion d’une agriculture paysanne, respectueuse de l’environnement, l’état pourrait par exemple décider :

La souveraineté alimentaire est une facette majeur de la souveraineté d’un peuple. Il est de notre devoir que chacun ait à cœur de défendre la souveraineté alimentaire et prenne conscience de son importance et de sa nécessité.

Ce billet est un peu technique et tire sa substance d’un grand nombre de sources différentes (dont certaines sont listées ci-dessous). Il n’est peut-être pas exempt d’erreurs. Merci de contribuer à la qualité de ce billet en relevant les éventuelles inexactitudes.

Pour en savoir plus...

Source Image : http://www.grain.org/briefings_files/bags-org-seeds-fr.jpg

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