Les droits de propriété intellectuelle, arme contre les savoirs paysans

EcoRev'. Le 6 juillet 2010 par Guy Kastler

 

 

Il existe au moins deux façons de produire des semences cultivables, fruits de deux modes de production des savoirs bien différents. L’approche paysanne traditionnelle favorise la diversité dans les variétés pour répondre à la diversité des milieux naturels. L’approche industrielle, fortement développée après guerre, cherche au contraire à réduire au maximum la diversité dans les variétés puisque les milieux naturels sont homogénéisés par l’utilisation d’intrants. L’énergie renouvelable du paysan est remplacée par les énergies fossiles. Dans ce texte, Guy Kastler, du Réseau Semences Paysannes, nous montre comment les semenciers ont construit peu à peu et au gré des contraintes techniques, des droits de propriétés intellectuels (DPI) ad hoc pour imposer les semences industrielles et condamner les semences paysannes. Il nous explique comment ce combat se poursuit aujourd’hui au niveau mondial dans le cadre des traités internationaux.

Qu’est-ce que sont les semences ?

Le système industriel actuel de production des semences n’a que deux siècles.
Pendant des millénaires, ce sont les paysans qui ont sélectionné et produit toutes les semences.
Le paysan a toujours cultivé des plantes qui avaient un intérêt particulier. La stabilité de certains caractères lui était donc nécessaire. Mais la conservation devait se faire dans des milieux naturels diversifiés et qui pouvaient changer souvent. Le paysan avait donc besoin de plantes variables pour qu’elles soient adaptables, il avait besoin d’une grande diversité de plantes (entre espèces et variétés, et au sein de chaque variété). Il ne faudrait d’ailleurs pas parler de conservation, puisque, dans le monde vivant, il n’y a jamais de reproduction à l’identique, mais parler plutôt de renouvellement et même d’augmentation de la biodiversité.
Aucune variété paysanne cultivée n’existe sans la communauté humaine qui la fait vivre (communauté locale, indigène). [Aujourd’hui, il peut s’agir d’une communauté d’intérêt formée d’individus en réseau ne partageant pas forcément le même territoire.] La sélection paysanne repose sur des échanges organisés entre paysans. Par exemple, les pratiques d’échanges de graines entre communautés au cours des mariages permettaient de faire évoluer les variétés mais à un rythme suffisamment lent pour garder les caractères importants des variétés.
Les variétés paysannes sont également associées à un savoir paysan. Ces savoirs n’ont pas été construits avec les schémas scientifiques classiques (expérimentation reproductible) qui se veulent universels. Au contraire, leur validité est associée à un moment, à un lieu et à une communauté humaine donnés. Pourtant, ces savoirs sont opérationnels, comme l’illustre la parabole du bon grain et de l’ivraie, présentée par Jean Pernès. Les paysans palestiniens sortaient l’ivraie (blé sauvage) du blé juste avant la récolte et non dès que l’ivraie était visible, soit après la floraison. Le blé, contrairement à ce qui est souvent dit, ne peut pas se reproduire tout seul à 100% (il n’est pas totalement autogame). En laissant blé cultivé et blé sauvage (ivraie) se polliniser, c’est une partie des caractères des plantes sauvages qu’on autorise à être ramenés à petite dose dans la variété cultivée, renforçant ainsi par exemple la résistance de la variété aux maladies ou à la sécheresse.
Ces savoirs collectifs, souvent oraux et non écrits, non universels (semences paysannes mais aussi connaissance ésotérique, sage africain…) ne sont pas systématiquement transmissibles ni transmis à tout le monde (un tel savoir ne peut pas toujours être reçu par tout le monde) et pourtant leur validité pratique est indéniable. Ils relèvent, comme les échanges informelles de semences, de l’économie du don (je donne à qui est digne de recevoir) et non de l’économie de marché où le refus de vente est un délit.

L’objectif du système industriel est de fixer la variété, pour pouvoir toujours vendre le même produit. Au lieu de fixer des caractères dans une population variable, on sélectionne un individu élite qu’on cherche à reproduire à l’identique.
L’exemple du blé permet de bien introduire cette idée d’individu élite. Si l’on choisit le plus bel épi d’un champ dans le plus joli champ, et qu’on le multiplie en ne le croisant qu’avec lui-même, on obtient une lignée. Pour que les paysans retrouvent la qualité de cet épi originel, il ne leur sera plus possible d’adapter la plante aux caractéristiques particulières de leur champ en profitant de la diversité et de la variabilité d’une population de blés. Il leur faudra adapter le terroir et le climat à la plante. Ce qui implique l’utilisation importante d’engrais chimiques, l’artificialisation des sols par la mécanisation, l’irrigation abusive... [Certaines avancées industrielles utilisées en agriculture sont venues directement de l’industrie de l’armement. Les engrais chimiques viennent des explosifs de la guerre de 14, les insecticides neurotoxiques en sont les gaz de combat, les herbicides viennent de l’agent orange employé au Vietnam.] Ces béquilles d’artificialisation des conditions de culture n’ont été possibles que par une utilisation abusive des énergies fossiles non renouvelables qui a éliminé et remplacé l’énergie renouvelable du paysan. Le système de la lignée pure a donné le système européen du catalogue commun obligatoire, où doit être décrite toute semence avant de pouvoir être échangée. Les critères de description choisis pour le catalogue ont été ceux de l’industrie : l’homogénéité et la stabilité des variétés, c’est-à-dire les critères inverses de ceux privilégiés par les paysans. Le prix de l’inscription n’est aussi accessible qu’à l’industrie qui peut l’amortir sur de gros volumes. Avec cette réglementation, la variété industrielle s’est donc imposée et les variétés paysannes ont été de fait interdites (l’impossibilité d’échanges des semences finit par tuer les variétés). L’agriculture industrielle subventionnée par la politique agricole s’est imposée sur les agricultures paysannes, et les savoirs paysans ont disparu au nom du progrès scientifique et de la vérité universelle.
Le certificat d’obtention végétale est le deuxième verrou juridique apparu en Europe. Il a été créé pour réguler les relations entre semenciers, quand le marché des semences est devenu européen. Contrairement au brevet, ce système laisse la variété libre d’utilisation pour créer d’autres variétés. Mais ce que l’on oublie souvent de dire c’est qu’il légalise la biopiraterie. En effet, alors que le brevet impose de décrire précisément les conditions d’obtention d’une variété (variétés utilisées et modifications réalisées), ce n’est pas le cas du certificat d’obtention végétale qui permet de protéger non seulement une invention, mais aussi une découverte. Les semenciers, qui utilisent gratuitement les variétés paysannes comme matière première pour réaliser leurs variétés, ont ainsi dès 1960 commencé à légaliser la bio-piraterie.
L’introduction du système américain des brevets dans les semences est lié au maïs et à la culture anglo-saxonne. Le maïs est allogame (il ne peut pas se croiser avec luimême). La stratégie des semenciers a été de fixer des lignées (reproductibles mais non productives) et de commercialiser le croisement des deux lignées (très productif, mais dont la reproduction est peu productive). L’agriculteur est alors obligé de racheter ses semences chaque année sans qu’il soit nécessaire de l’obliger à abandonner ses propres semences avec le catalogue obligatoire. Dans ce cadre de production de semences, il est devenu important pour les semenciers de s’assurer qu’aucune lignée ne soit utilisable par un concurrent, et c’est là que le brevet s’est imposé.

La matière première des semenciers, c’était les variétés des paysans. Ils ont donc considéré que les variétés paysannes (non inscrites au catalogue, baptisées "ressources génétiques") étaient un bien commun de l’Humanité et à ce titre qu’elles étaient librement utilisables par tous, contrairement à leurs propres variétés qu’ils ont protégées. En 1991, lors de la Convention sur la biodiversité à Rio, les pays du Sud ont revendiqué une souveraineté sur leurs semences. En leur vendant la promesse du "partage des avantages" (tous les bénéfices tirés d’une variété devront être partagés avec ceux qui avaient conservé cette variété, soit les communautés paysannes), les Etats semenciers du Nord ont réussi à imposer l’idée des Droits de Propriété Intellectuelle (DPI) sur les semences, seul un système de type brevet ou certificat d’obtention végétal pouvant permettre de collecter les avantages à partager. Mais, dans la pratique, les pays du Sud n’ont pas les moyens de contrôler l’utilisation des brevets, encore moins celui des COV qui n’indiquent pas l’origine des variétés utilisées. Et les communautés paysannes n’ont pas les moyens financiers de déposer un brevet ou un COV sur leurs variétés qui, de toute façon, ne répondent pas aux critères exigés. Il n’y a donc pas de partage des avantages, ce n’est qu’un leurre qui a permis d’imposer les DPI au seul profit de l’industrie semencière.
Le traité international sur les ressources phytogénétiques pour l’agriculture et l’alimentation (TIRPAA), entré en vigueur en 2004, intègre la souveraineté nationale au système des biens communs de l’Humanité, système qui avait permis de créer toutes les collections de semences pour conserver dans les banques de gènes toutes les variétés paysannes au fur et à mesure de l’arrêt de leur culture. Un système multilatéral a été mis en place pour permettre aux semenciers de continuer à accéder librement aux banques des autres pays. En contrepartie, les pays du Nord devaient aider les pays du Sud à construire leurs propres banques pour conserver leurs variétés. Ils devaient également reconnaître le droit des paysans à ressemer leur récolte et à échanger leurs semences, conditions sine qua non du maintien des variétés paysannes "in situ", c’est-à-dire régulièrement renouvelées dans les champs.

Que se passe-t-il aujourd’hui ?

En dehors de ce traité, la Banque Mondiale a mis en place un fond financier pour conserver/sécuriser toutes les semences de la planète dans une banque naturellement réfrigérée en Norvège. Mais en parallèle, les Etats riches concentrent ou abandonnent leurs propres collections. A côté de ça, se développe une biologie synthétique qui utilise directement l’information génétique, sans passer par les plantes. Au lieu de stocker les plantes, c’est l’information contenue dans leurs gènes qui est conservée sur ordinateur. L’objectif est de réaliser les nouvelles variétés de façon synthétique à partir de cette information génétique. Des bactéries totalement synthétiques sont déjà produites aujourd’hui. On peut donc se passer des banques de semences et revenir en conséquence, sur les droits des paysans à cultiver leurs semences. Récemment plusieurs États (France, Allemagne en particulier) ont tenté d’assécher le financement du traité : le système multilatéral qu’il a mis en place leur garantit l’accès aux ressources, mais ils ne veulent pas qu’il puisse maintenant garantir les droits des paysans et la capacité des pays du Sud de financer leurs propres collections et inventaires. Mais il y a également une alliance entre les organisations paysannes, la majorité des pays du Sud et certains pays européens (Italie, Espagne, Norvège) qui continuent à financer le traité en dénonçant les choix français ou allemands, trop dangereux pour l’avenir de la biodiversité.

Note
Le Réseau Semences Paysannes (RSP) regroupe des organisations paysannes conventionnelles et d’agriculture biologique, des jardiniers amateurs, des petits semenciers, des ONG et un parc naturel. Créé en 2003, il a pour objectif la conservation vivante (dans les champs) de la biodiversité cultivée.


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Dernière mise à jour de cette page le 08/10/2010

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