Sauvons l'école. 8 octobre 2009 par Eddy Khaldi et Muriel Fitoussi
Dépêche AEF n°120844 du 7 octobre 2009
ANALYSE. « Loi Carle : introduction d'un chèque éducation à la française », par Eddy Khaldi et Muriel Fitoussi
« On crée les conditions d’une guerre scolaire perpétuelle, permanente et de moins en moins larvée. » L'enseignant Eddy Khaldi et la journaliste Muriel Fitoussi, auteurs de « Main basse sur l’école publique », posent un regard sans concession sur la loi Carle tendant à « garantir la parité de financement entre les écoles élémentaires publiques et privées sous contrat lorsqu'elles accueillent des élèves scolarisés hors de leur commune de résidence », adoptée définitivement par l'Assemblée nationale lundi 28 septembre 2009.
Imaginons demain une loi obligeant au nom de la « liberté fondamentale d’aller et venir », les maires des communes de notre pays, à supporter, en plus de leurs transports publics, les courses particulières en taxi de leurs habitants. Nouveauté, ce « chèque transport » serait aussi versé au départ d’autres villes ou villages, au détriment du développement et de l’entretien de leurs propres transports publics. Ces derniers risqueraient de disparaître et priver ainsi l’ensemble des citoyens d’un service public que la collectivité publique, en contrepartie de leurs impôts, est censée leur fournir. Contrainte financière pour le moins ubuesque, imposée à la collectivité au nom de convenances personnelles, sans accord préalable. Le consommateur est encouragé à s’affranchir de la conscience citoyenne la plus élémentaire. On pourrait encore imaginer pareille innovation, dans le domaine du droit à la santé, avec une concurrence généralisée en privilégiant les cliniques privées par rapport aux hôpitaux publics…
INDIVIDUALISER LE RAPPORT À L'ÉCOLE
Remplacez à présent le mot « transport », par le mot « école ». La fiction alors, devient réalité. En 2004, un article 89 introduit subrepticement, par un amendement détourné, dans la loi « libertés et responsabilités locales », obligeait les maires, sans que ces derniers aient voix au chapitre, à payer la scolarité de leurs élèves fréquentant des écoles privées implantées sur d’autres communes. Surcharge financière annuelle, non compensée par l’État de 500 millions d’euros. Sans même nécessairement évoquer la question du vivre ensemble, les élus rechignent à de telles dépenses.
Une rupture fondamentale est initiée, pour la première fois, dans le dispositif législatif qui établit un rapport institutionnel fort et hautement symbolique, entre l’École et sa commune. Les collectivités territoriales n’ont ainsi, en vertu de ce lien consubstantiel, de compétences et de charges afférentes que pour les établissements publics d’enseignement. Pour les écoles privées, la commune n’a aucune compétence, uniquement des charges imposées au travers de la loi Debré de 1959. Loi Debré qui, rappelons-le, régit les « rapports entre l’État et les établissements d’enseignement privés » et non avec « l’enseignement catholique ». Ce dernier s’arroge ainsi et depuis 1960, un droit illégal de représentation d’un réseau confessionnel. La relation institutionnelle école commune, fondatrice d’un lien citoyen, est bradée, au mépris de la « libre administration des collectivités locales », principe constitutionnel, et au profit d’une relation purement utilitariste et consumériste où ce citoyen cède finalement le pas devant le consommateur, appelé à choisir « librement » au sein d’un vaste marché scolaire dérégulé, au sein duquel l’Institution d’enseignement devient un simple service…. On passe d’un financement objet - enseignement - à un financement sujet - enseigné - afin d’introduire un « education voucher » à la française.
On pouvait penser, au vu des réactions républicaines de droite et de gauche que cet article 89 était promis, à une mort certaine. Mais non : le 28 septembre, les députés ont voté la loi Carle, du nom du sénateur UMP éponyme, à qui l’on doit l’initiative. Précisément, la raison d’être de la loi Carle est, dit-on, d’éteindre à jamais la guerre scolaire et la rébellion des élus, grâce à la « clarification » de trop nombreuses zones d’ombres juridiques. En réalité, la loi Carle conserve l’essentiel de la lettre et de l’esprit de l’article 89, et n’en diffère que par le saupoudrage de quatre conditions désormais exigées, difficiles à contrôler, des futurs bénéficiaires : une « capacité d'accueil » de la commune de résidence insuffisante, une « obligation professionnelle » quelconque, « des raisons médicales », ou encore, un frère ou une sœur déjà scolarisé dans la commune d’accueil. Voilà pour les conditions d’un financement obligatoire faciles à contourner, voire à créer de toutes pièces, dans le cas du regroupement familial, puisqu’il suffit aux familles d’inscrire leur premier enfant dans l’école privée de leur choix et réclamer l’automaticité pour les suivants. Cependant que le financement reste autorisé, dans tous les autres cas.
Avec cette loi Carle, des principes constitutionnels sont interpellés. Elle institue pour la première fois en France, de manière certes déguisée, un authentique chèque éducation, qui pose abruptement le principe d’obligation d’un financement généralisé et non contrôlé à l’élève et ce pour le seul bénéfice des établissements d’enseignement privé. Au motif de la parité, c’est en réalité, l’inégalité qui est consacrée entre les citoyens. La loi Carle instaure pour ce faire, une confusion sémantique et un abus juridique entre les concepts de liberté de l’enseignement et de financement obligatoire.
PARITÉ DE SUBVENTIONS, DISPARITÉS D'OBLIGATIONS ET DE CHARGES
L’abus du concept politique de « parité » entre établissements publics et privés, n’a aucun fondement juridique, tout au contraire. Le concept de liberté d’enseignement n’impose en aucune façon, un financement obligatoire et systématique par les collectivités publiques pas plus que la liberté d’aller et venir. Ce que confirme le Conseil constitutionnel : « On ne saurait exiger que toutes les formations dispensées dans les établissements de l’enseignement public le soient avec l’aide de l’État dans les établissements de l’enseignement privé » (extrait de la décision 99-414 du 8 juillet 1999). Il ne saurait, donc, exister de parité, qu’à égalité d’obligations et de charges.
Chaque année, dans chaque commune, la loi Carle nous conduit un peu plus vers une guerre scolaire permanente. Ses conditions d’application restent floues et seront à n’en pas douter, contournées. Cette loi constitue une prime et un chèque scolaire en blanc pour le privé, un droit de tirage imprévisible sur le budget de chaque commune. Les écoles privées, pour leur part, sélectionnent leurs « clients ». Des concurrences entre écoles publiques et privées mais aussi entre écoles privées, vont s’instaurer. Ce que nous redoutons, d’autres l’espèrent. Ainsi lors du débat, le 28 septembre 2009 à l’Assemblée nationale, le député UMP Christian Vanneste a lui, franchi sans complexes, le Rubicond qui sépare une pensée d’une arrière-pensée : « Si l'enseignement privé est surtout privé de moyens, l'enseignement public a besoin de liberté et d'autorité. L'excellente idée d'un chèque éducation pourrait rendre réelle une liberté aujourd’hui virtuelle. Chaque famille, munie de ce chèque, choisirait son école, qui disposerait des deniers publics en proportion des inscrits ». Comment être plus clair…
La loi Carle constitue une menace prévisible pour l’existence des écoles des communes rurales et, conjuguée à la disparition promise de la carte scolaire, annonce une fuite discriminatoire des écoles publiques de la banlieue vers les écoles confessionnelles du centre-ville. Nanterre paierait pour Neuilly, avec une cristallisation toujours plus dangereuse des ghettos hélas déjà constitués.
L’enjeu apparaît très clairement, dans l‘esprit du secrétaire général de l’enseignement catholique Éric de Labarre, qui vient de déclarer que la loi Carle était « un bon compromis politique à l'instant T ». Philippe Meirieu a raison d’affirmer : « La guerre scolaire n’est pas de l’histoire ancienne, elle se déroule, aujourd’hui, sous nos yeux. (…) Nous sommes aujourd’hui devant un choix décisif, nationaliser l’enseignement privé ou privatiser l’enseignement public. »