Bobigny : les naufragés de la Préfecture

Article XI. 30 novembre 2009 par Lémi et JBB

 [1]

Préfecture de Bobigny, 9 h du matin. Une longue file humaine se termine en un goulot d’étranglement : deux employées de l’administration préfectorale "trient" ceux qui patientent. L’une d’elles :

Voix revêche : « Monsieur, on présente les papiers correctement ! Moi aussi, j’ai un problème, mais ce n’est pas une raison pour ne pas présenter les papiers correctement. »

(Ouvre les papiers et les retourne en tous sens.)

Plus énervée : « Non, Monsieur, amenez-moi un certificat médical ! NON, amenez-moi un certificat médical, MONSIEUR ! »

(Rend les papiers, se campe sur ses ergots.)

Carrément excédée : « Un certificat médical, vous comprenez ? Ou alors, est-ce qu’il faut un policier pour vous expliquer ? Au revoir, Monsieur. AU REVOIR, j’ai dit ! »

(Vérifie que l’intéressé tourne bien les talons ; passe au suivant dans la file.)

Tranchante : « Il fallait venir avec un justificatif. Vous PARTEZ et vous revenez avec un justificatif. ALLEZ, vous sortez de la file ! »

(À nouveau, le suivant.)

S’adoucissant un brin : « Vous avez un récipissé, Madame ? Oui ? Allez-y, guichet deux. »

(Sent une présence derrière elle et se retourne ; découvre le carnet de notes et le stylo qui s’agite ; interpelle sa supérieure, qui observe l’opération de tri.)

Plaintive : « Madame Anne, MADAME ANNE. Vous pouvez faire partir le journaliste ? »

(Échec ; se retourne vers le scribouillard ; aboie.)

Très agressive : « Reculez, MONSIEUR, ou je porte PLAINTE contre vous ! »

(Échec derechef ; se recule de quelques mètres pour ne plus être entendue ; continue son office ; trie.)

Ordinaire préfectoral

Tous le confirment. Ceux des étrangers qui n’en sont pas à leur première visite et ont eu déjà maille à partie avec les employés de la préfecture. Et ceux des militants qui ont pu observer le déroulement de l’opération. Unanimes à pointer la façon infecte dont on les traite. « Les gens de l’administration se comportent pis que des flics. Et encore, ils se sont améliorés ces derniers jours en raison de notre présence. D’ordinaire, c’est pire, les habitués le disent tous », explique une membre du Réseau Éducation Sans Frontières (RESF).

D’ordinaire ? Comprendre : quand le réseau ne pointe pas le bout de son nez, tentant d’attirer l’attention sur le traitement réservés aux étrangers de Seine-Saint-Denis souhaitant se mettre en conformité avec la loi (demande de titre de séjour, renouvellement et délivrance). Quand il n’organise pas une conférence de presse sur le sujet, aussi [2]. Et quand ses militants ne font pas office d’observateurs des tristes usages de l’administration, enfin.

L’ordinaire, ce sont ces hommes qui accostent les gens, à quelques centaines de mètres de l’entrée de la préfecture de Bobigny, pour vendre des places - gardées à cet effet par d’autres - dans la file : « 20 €. Je te vends place, 20 € ». Ce sont ces deux files qui s’étirent dans la nuit, depuis l’entrée des bâtiments jusqu’à loin, loin derrière. Ce sont ces gens qui patientent dans le froid, debout, calmes, immobiles : patients. Ce sont ces hommes et femmes qui commencent à attendre la veille, à 20 h pour les premiers, à quatre-cinq heures du matin pour un grand nombre, afin d’être sûrs de pouvoir approcher un guichet et de faire avancer leur dossier. Ce sont - enfin - ces quelques employés de l’administration opposant visage fermé (sourire ? Parler humainement ? Et puis quoi encore ?) et gant de fer en réponse à la détresse de ceux qui, insignifiants, n’ont aucun moyen d’exiger un minimum de respect.

Leur Nuit blanche

On dit que l’avenir appartient à ceux qui se lèvent tôt. Dans la France d’après, les cartes de séjour ne sont accessibles qu’à ceux qui se lèvent très très tôt ; voire qui ne se couchent pas du tout :

Je suis arrivé à 23 heures, explique au petit matin Montaga, le Malien, l’un des premiers de la file. C’est la quatrième fois que je viens, et à chaque fois ça ne sert à rien : je passe dix minutes dans la salle d’attente et on me dit que mon titre de séjour n’est pas prêt, que je dois revenir un mois plus tard. Je reviens et c’est pareil.
La nuit ici, c’est bizarre. C’est impossible de dormir, à cause du froid et des conditions. Il y a des bagarres, quelquefois entre ceux qui attendent, parfois à cause de jeunes de Bobigny qui viennent chercher la baston. Alors, on attend, et on se garde les places quand quelqu’un veut aller faire un tour.
Tu sais : si ça se trouve, j’ai perdu encore. Si ça se trouve, il faudra que je revienne une cinquième fois.

Si ça se trouve ? À 9 h 10, Montaga ressort de la Préfecture. Invité une nouvelle fois à revenir plus tard - dans un mois, deux ou trois, qui sait ? - pour retirer son titre de séjour. Contraint de recommencer alors cette longue nuit d’attente et de froid. Il n’est pas le seul : une bonne partie de ceux qui patientent n’en sont pas à leur première tentative (et ceux qui décrochent le sésame reviendront dans quelques mois, un an au plus, faire renouveler leur titre). À l’image de Diara, Malien aussi :

C’est la cinquième fois que j’essaye. Je reviens et je reviens, c’est mon patron qui veut que je me mette en règles. Revenir, c’est obligé : beaucoup de gens viennent dix fois. Ici, c’est la merde.
Il y a une fille à l’intérieur, ce n’est même pas la peine… Si tu te mets contre elle, ce n’est même pas la peine… Elle prend ton dossier et le jette par terre. Même si tu as tout, hein.
On attend tous. On s’assoit, on fatigue, on va marcher un peu. Et puis, on sait que la journée aussi est perdue : je n’irai pas travailler aujourd’hui, pas après une nuit blanche et alors que je ne sais même pas à quelle heure je vais être reçu.

Naufragés solidaires

Chaque nuit, les files s’étirent. Et personne n’en a cure, sinon RESF. Du 16 au 20 novembre, les militants du réseau ont observé les conditions d’accueil des étrangers en préfecture de Bobigny. Ils en ont tiré quelques chiffres : du lundi au vendredi, ce sont 290 personnes par jour - en moyenne - qui attendaient au petit matin l’ouverture des portes de la préfecture dans la "file Un" (celle des premières demandes de titres de séjour et de renouvellement). Un tiers de ces administrés - en moyenne toujours - ont été refoulés [3] : pas de tickets pour eux, donc pas de possibilité d’entrer dans les locaux préfectoraux, même pour poser une bête question. « Il n’y a bien sûr jamais assez de tickets pour tout le monde. C’est rigolo, d’ailleurs : on a remarqué que le nombre de tickets distribués le matin était calculé pour qu’il n’y ait plus personne dans la préfecture à 16 h 45, heure de la fermeture des bureaux… », remarque une militante du réseau.

Face à la froide machine de l’administration, les présents conservent un peu de bonne humeur. Sourient gentiment quand on les interroge, pas dupes : « C’est pour TF1 ? ». Ébauchent entre voisins de file, au coude à coude, des formes de solidarités. S’entraident, gardent la place du voisin quand un besoin urgent se fait impérieux. Et surtout se liguent contre ceux qui tentent de passer devant tout le monde : les apprentis resquilleurs sont vite éjectés, souvent dans la colère, parfois dans un éclat de rire collectif - « Il s’est cru où, celui-là ? »

Vers 8 heures, RESF a la bonne idée de distribuer cafés et gâteaux, les visages reprennent des couleurs après la nuit glaciale, des clopes s’échangent, des sourires s’esquissent : le plus dur est passé.

Sollicités, les naufragés de la Préfecture discutent volontiers, racontent sans en faire des tonne, dignement. Juste, ils ne comprennent pas pourquoi on leur inflige un tel traitement. Un jeune turc s’indigne : « Pourquoi est-ce que ça se passe comme ça ? Dans d’autres préfectures, ils traitent les gens autrement, mais ici c’est l’horreur, ça fait quinze ans que ça dure, et ça devient de pire en pire. » Son voisin intervient : «  Pourquoi on nous traite comme du bétail ? C’est pas humain de faire vivre ça aux gens. »

Les témoignages s’enchaînent, kafkaïens. Tournis : jusqu’où la dégueulasserie administrative peut-elle aller ? C’est peut-être ce jeune malien, très remonté, emmitouflé dans une couverture léopard, qui résume le mieux les choses : «  On vit dans un monde d’hypocrites, dans un pays hypocrite. Comment ce genre de choses peut se passer dans le pays des droits de l’Homme ? » Bonne question.


En images

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Notes

[1] Tu peux le voir : sur cette photo, une personne a été "rosifiée". Il s’agit de l’une des employées de la Préfecture, citée au début de ce billet.
Pourquoi la flouter ? Simple : quand elle s’est aperçue qu’elle figurait sur quelques-unes de nos photos, elle a demandé à l’un des policiers présents de saisir la carte-mémoire de l’appareil. Constatant que l’uniforme en question ne comptait pas faire de zèle, elle a ensuite affirmé qu’elle porterait plainte en cas de diffusion de la photo. En clair, on a préféré ne pas prendre de risques inutiles.

[2] Conférence de presse à laquelle ne s’est pointé aucun journaliste en titre, avec carte de presse dûment tamponnée et tribune ouverte dans un média "officiel".

[3] Pas de "refoulés pour la "file Deux", celle des délivrances de titres de séjour et informations sur les dossiers en cours : sur rendez-vous, celle-ci a vu patienter, du lundi au vendredi, de 160 à 270 personnes.

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Dernière mise à jour de cette page le 30/11/2009
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