Article XI. Le 16 juin 2010 par Lémi
Dans toutes les allées, les mêmes faces rubicondes et satisfaites, les mêmes uniformes – chemise blanche, costume passe-partout, coiffure bien dégagée sur les côtés et/ou dégarnie, peau luisante – , les mêmes rires gras. Un verre de champagne à la main, un attaché-case à l’autre, une naïade plus ou moins peinturlurée pendue au bras (pour les plus éminents), ils s’agglutinent devant les stands, ravis d’être là, paradant parmi leurs pairs. En grappes, ils échangent force commentaires sur les merveilles présentées, du Taser XREP/X12 à la grenade assourdissante Splinterless SV-135, en passant par les nouvelles joyeusetés balistiques made in Israël et les bon vieux Renault-trucks des familles, yeux gourmands, ravis de tant de puissance de feu.
Ils sont à la fête. C’est que le grand raout de l’armement n’est pas seulement commerce de mort, il est aussi l’occasion pour les représentants ès grande faucheuse de tous les pays de se rencontrer dans une ambiance décontractée. C’est là qu’ils discutent des nouveaux petits bijoux semeurs de morts, présentent leurs nouveautés et signent de juteux contrats. Normal, dans ces conditions, que l’atmosphère soit à la bonne humeur et à la courbette servile : il y en aura pour tout le monde. Quelques gradés – médailles et uniformes en bandoulière – déambulent l’air grave, détonnent presque dans le paysage. Les autres, qu’ils soient brésiliens, russes, français, américains, bulgares ou saoudiens, se ressemblent tous : VRP funèbres fabriqués en série, un peu minables, un peu beaufs, un peu grandes-gueules. La grande foire à la saloperie humaine ressemble à une FIAC du pauvre, voire à un salon de l’électro-ménager (si on fait abstraction des marchandises présentées, évidemment). Perturbant.
Pour le Rouletabille naïf égaré au salon Eurosatory, l’expérience est plutôt éprouvante [1], voire carrément effrayante. Horreur à la mesure de nerfs de géant [2] ! Difficile de s’imaginer la chose, l’ampleur du désastre : 50 000 professionnels du secteurs attendus sur quatre jours, 1 300 exposants qui tous ont placé leurs billes (ou une partie d’icelles) dans l’armement terrestre, de Dassault à Taser, de Lockhead Martin (le roi du missile) à EADS, affichant leurs marchandises rutilantes comme d’autres leurs tapis. Opulents et joyeux. Il faut dire, comme le rappelle Philippe Leymarie sur son blog du Monde Diplo (ici), qu’ils auraient tort de faire la gueule, tant leur industrie est plus que jamais florissante :
« En dépit de la crise, les dépenses militaires mondiales – toutes spécialités – ont atteint un nouveau record pour 2009, selon le rapport de l’Institut de recherche pour la Paix de Stockholm (SIPRI) publié le 2 juin dernier : 1531 milliards de dollars ont été consacrés au secteur militaire (+ 6 % par rapport à 2008, et + 49 % par rapport à l’année 2000). »
Alors, d’un stand à l’autre, c’est le même spectacle : champagne et petites pépées, rires et claques dans le dos. Les affaires tournent, l’heure n’est pas à la sinistrose. Dehors, un petit train touristique [3] permet aux plus impotents d’aller jeter un coup d’oeil à la ribambelle de tanks s’étalant sur un parking immense, chenille vicieuse. Pas loin, une escouade d’officiels allemands s’engouffre dans un gigantesque véhicule blindé, visite guidée ponctuée d’exclamations enthousiastes. Allée F4, des yeux égrillards suivent les croupes des hôtesses d’accueil, quelques blagues fusent en polonais. Devant un stand, un type à l’accent belge, manifestement bourré, s’adresse à son interlocuteur japonais dans un anglais hésitant : « Cette roquette, mon vieux, elle te défonce un tank d’un claquement de doigt. Notre grande fierté. » Un temps. « Bon, on va la boire cette bière ? » À deux pas, un ricain excité, l’air ado, s’empare des mitraillettes d’un stand, l’une après l’autre, méthodiquement, pour les soupeser et mimer l’assaut furieux, l’œil en érection. Plus loin, les représentants de Taser tentent de m’expliquer que jamais au grand jamais l’on n’a pas pu faire état d’un lien direct entre un décès et l’utilisation d’une de leurs merveilles. Litanie déprimante.
De cette plongée de quelques heures dans le raout des marchands de mort, je ne retiendrai finalement pas grand chose. Quelques instantanés mentaux saisis au vol. Quelques photos parlantes (ci-dessous). Une impression de dégoût omniprésent – gerbe en embuscade. Et, en fond neuronesque, ce vieux refrain sur la « banalité du mal » qui tambourine à l’esprit. Vus comme ça, ils ont presque l’air normaux. Est-ce vraiment une excuse ?
[1] En fin de journée, on le ramassera à la petite cuillère.
[2] Malcolm Lowry, in Au-dessous du volcan.
[3] Disney Reich, again :
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1. William Wallace Le 17/08/2010 à 20:06