Révolte dans le monde arabe : le déclin de l’influence occidentale

Mémoire des luttes.  7 février 2001 par Noam Chomski

Le monde arabe est en flammes, informe Al Jazeera le 27 janvier, alors que les alliés de Washington perdent rapidement leur influence dans toute la région.

L’onde de choc a été lancée par le soulèvement tunisien qui a fait tomber un dictateur appuyé par l’Occident, avec des répercussions en Égypte surtout où les manifestants ont submergé la police d’un dictateur brutal. Certains observateurs ont comparé ces événements avec l’effondrement des Pays de l’Est en 1989, mais il y a d’importantes différences.

Un point crucial est qu’il n’existe pas de Mikhail Gorbachev parmi les grandes puissances qui appuient les dictateurs arabes. En revanche, Washington et ses alliés maintiennent le principe sacré selon lequel la démocratie n’est acceptable que dans la mesure où elle obéit aux objectifs stratégiques et économiques : magnifique en territoire ennemi (jusqu’à un certain point) mais pas dans notre arrière-cour, à moins que, s’il vous plaît, on puisse la domestiquer de manière appropriée.

Une comparaison avec 1989 a toutefois une certaine validité : la Roumanie, où Washington a maintenu son appui à Nicolae Ceausescu, le plus cruel des dictateurs européens, jusqu’à ce que l’alliance devienne insoutenable. Ensuite Washington a loué sa chute lorsque le passé s’est effacé.

C’est une vieille règle : Ferdinando Marcos, Jean-Claude Duvalier, Chun Doo Hwan, Suharto et autres gangsters très utiles. C’est peut-être ce qui est en marche dans le cas de Hosni Mubarak, avec les efforts de routine pour s’assurer que le régime qui lui succède ne dévie pas trop de la voie appropriée.

L’espoir actuel de Washington semble résider dans le général Omar Souleiman, loyal à Mubarak et récemment nommé vice-président d’Égypte. Souleiman, qui a pendant longtemps dirigé les services secrets, est méprisé par le peuple rebelle presque autant que le dictateur lui-même.

Un thème commun parmi les "experts" est que la crainte de l’Islam radical requiert de miser (à regret) sur des forces non-démocratie au nom du pragmatisme. Même si elle n’est pas absurde, cette formulation induit en erreur. La menace véritable, pour les puissances occidentales, a toujours été l’indépendance. Dans le monde arabe, les États-Unis et leurs alliés ont régulièrement appuyé les islamistes radicaux, parfois pour prévenir la menace d’un nationalisme séculier.

Un exemple connu est l’Arabie Saudite, centre idéologique de l’Islam radical (et du terrorisme islamique). Un autre nom dans la longue liste est Zia ul-Haq, favori de l’ex-président Ronald Reagan et le plus brutal dictateur pakistanais, qui a mené un programme d’islamisation radicale (avec financement saoudien).

L’argument traditionnel qui est brandi dans et au-dehors du monde arabe est qu’il ne se passe rien, que tout est sous contrôle, comme l’explique Marwan Muasher, ex-fonctionnaire jordanien et actuel directeur de recherches sur le Moyen Orient de la Fondation Carnegie. Dans cette ligne de pensée, les forces en place argumentent que les opposants et les étrangers qui demandent des réformes exagèrent les conditions du terrain.

Par conséquent, le peuple continue à être de trop. Cette doctrine vient de loin et se généralise dans le monde entier, y compris sur le territoire national des Etats-Unis. Les perturbations appellent d’éventuels changements tactiques mais toujours en vue de récupérer le contrôle.

Le vibrant mouvement démocratique de Tunisie s’est dressé contre un État policier marqué par une quasi absence de liberté d’expression et d’association et de graves problèmes de droits de l’homme, et dirigé par un dictateur haï pour sa vénalité. Telle fut l’évaluation de l’ambassadeur des États-Unis Robert Godec dans un câble de juillet 2009, révélé par Wikileaks.

Par conséquent, pour certains observateurs les “documents (de Wikileaks) doivent créer le sentiment commode parmi le public américain que les fonctionnaires "ne dorment pas à leur poste”, c’est-à-dire, que les câbles confortent de telle manière les politiques des Etats-Unis que c’est pratiquement comme si Obama lui-même les avait révélés (comme l’écrit Jacob Heilbrunn dans The National Interest.)

Les États-Unis devraient décerner une médaille à Assange, affirme un titre du Financial Times. Le chef d’analyse de la politique extérieure, Gideon Rachman, écrit que la politique extérieure américaine est tracée de manière éthique, intelligente et pragmatique et que la position adoptée en public par les États-Unis sur un thème donné est en général aussi la position adoptée en privé.

De ce point de vue, Wikileaks ruine les théories de la conspiration qui mettent en cause la noblesse des motifs fréquemment proclamée par Washington.

Le câble de Godec appuie ces jugements, du moins si nous ne voyons pas plus loin. Si nous le faisons, comme le rapporte l’analyste politique Stephen Zunes dans Foreign Policy in Focus, nous découvrons que tout en disposant des informations de Godec, Washington a fourni 12 millions de dollars d’aide militaire à la Tunisie. En réalité, la Tunisie n’a été qu’un des cinq bénéficiaires étrangers : Israël (routinier) ; l’Égypte et la Jordanie, dictatures du Proche Orient, et la Colombie, qui depuis longtemps détient le pire historique en matière de droits de l’homme et reçoit la plus grande aide militaire américaine dans l’hémisphère.

La preuve première de Heilbrunn est l’appui arabe aux politiquesde Washington dirigées contre l’Iran, comme le révèlent les câbles publiés. Rachman se sert aussi de cet exemple, comme l’on fait les médias en général, pour louer ces encourageantes révélations. Les réactions illustrent la profondeur du mépris pour la démocratie de la part de certains esprits cultivés.

Ce qu’on ne mentionne pas, c’est ce que pense la population. Pourtant cela se découvre aisément. Selon des enquêtes publiées en août dernier par l’Institution Brookings, quelques Arabes étaient d’accord avec Washington et les commentateurs occidentaux, sur le fait que l’Iran est une menace : 10 pour cent. Par contraste, ils considèrent que les États-Unis et Israël sont les plus grandes menaces (77 et 88 pour cent, respectivement).

L’opinion arabe est si hostile aux politiques de Washington qu’une majorité (57 pour cent) pense que la sécurité régionale s’améliorerait si l’Iran avait des armes nucléaires. Même ainsi, il ne se passe rien, tout est sous contrôle (Marwan Muasher décrit ainsi la fantaisie régnante) : "les dictateurs nous appuient ; nous pouvons donc oublier leurs sujets… à moins que ceux-ci ne brisent leurs chaînes, dans ce cas nous devons adapter la politique".

D’autres révélations paraissent appuyer les jugements enthousiastes sur la noblesse de Washington. En juillet 2009, Hugo Llorens, ambassadeur des États-Unis au Honduras, a informé Washington d’une enquête de l’ambassade relative aux “aspects légaux et constitutionnels de l’éviction forcée du président Manuel Mel Zelaya le 28 juin”.

L’ambassade a conclu qu’il n’y avait pas de doute sur le fait que les militaires, la Cour Suprême et le Congrès National avaient conspiré le 28 juin pour mener un coup d’État illégal et anticonstitutionnel contre le Pouvoir Exécutif. Digne d’admiration, sauf que le président Obama a décidé de rompre avec presque toute l’Amérique latine et l’Europe en soutenant un régime putschiste et en excusant les atrocités postérieures.

Peut-être les révélations les plus surprenantes de Wikileaks sont-elles liées au Pakistan, examinées par l’analyste de politique extérieure Fred Branfman dans Truthdig.

Les câbles révèlent que l’ambassade des Etats-Unis est bien consciente de ce que la guerre de Washington en Afghanistan et au Pakistan non seulement intensifie le sentiment rampant anti-américain mais qu’elle crée le risque de déstabiliser l’État pakistanais et inclut même la menace du cauchemar final : les armes nucléaires pourraient tomber aux mains de terroristes islamiques.

Une fois de plus, les révélations doivent créer un effet tranquillisant : les fonctionnaires "ne dorment pas à leur poste" (comme dit Heilbrun) tandis que Washington marche inexorablement vers le désastre.

samedi 5 février 2011

Le livre le plus récent de Noam Chomsky, co-écrit avec Ilan Pappe, est "Gaza in crisis". Chomsky est professeur émérite de linguistique et de philosophie á l’Institut Technologique du Massachusetts, à Cambridge (Mass.) Etats-Unis.


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Dernière mise à jour de cette page le 07/02/2011

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