Mouvement.info. 2 décembre 2009 par Pierre Khalfa
La loi d’août 2008 sur la représentativité syndicale est en train de donner lieu à un déchaînement créatif de la part des avocats patronaux. Ainsi, l’opérateur des télécommunications SFR a contesté la représentativité du syndicat SUD au motif que les statuts de la fédération SUD-PTT, à laquelle est affilié ce syndicat, se réfèrent au « socialisme autogestionnaire ». Cette référence est jugée par SFR contraire au droit de propriété et à la liberté d’entreprendre, et donc contraire au « respect des valeurs républicaines », notion introduite dans la loi de 2008.
Remarquons d’abord que cette attaque permet de contester aussi l’existence de confédérations syndicales comme la CGT qui prône la fin de « l’exploitation capitaliste », comme FO qui se prononce pour la disparition du « salariat et du patronat » ou même comme la CFDT qui « combat toutes les formes de capitalisme »… dans ses statuts. Ainsi, si jamais ce jugement était négatif pour SUD, ce serait une épée de Damoclès qui serait suspendue au-dessus de la tête des confédérations dont, ironie de l’histoire, certaines, (la CGT et la CFDT) ont été signataires de l’accord avec le patronat qui est à l’origine de la loi actuelle.
Mais cette accusation est surtout une remise en cause de la liberté d’opinion. Ce qui est attaqué ce ne sont pas des pratiques syndicales qui seraient considérées comme illégales par l’entreprise, mais simplement le fait de croire qu’une société débarrassée de l’exploitation capitaliste est souhaitable. La direction de SFR s’autorise donc à dicter à l’organisation syndicale ce qui lui est interdit de penser. Paradoxalement, SFR, à sa manière, confirme qu’il y a un lien indissociable entre la défense des intérêts des salariés au jour le jour et un projet de transformation sociale. C’est parce que SUD se situe dans une perspective de dépassement du capitalisme que ce syndicat peut défendre de façon intransigeante les droits des salariés et qu’il est à ce point insupportable aux directions d’entreprises. A contrario, considérer que le capitalisme est l’horizon indépassable de notre temps entraîne nécessairement à sacrifier les droits des salariés sur l’autel de la compétitivité de l’entreprise prise dans l’engrenage inévitable de la compétition économique.
L’accusation de non respect des valeurs républicaines est avant tout une tentative pour essayer d’éviter la présence d’un syndicat gênant dans l’entreprise. On peut néanmoins la prendre au sérieux et voir à quelle idée de la République elle correspond. Car syndicalisme et République n’ont pas toujours fait bon ménage, non seulement dans les faits, les gouvernements de la République ayant été, et demeurant, marqués, par l’antisyndicalisme, mais aussi dans la conception sous-jacente à ces pratiques. La Révolution française s’appuyait sur une conception particulière de la Nation. Entre les citoyens et leurs représentants, censés être porteurs de l’intérêt général, rien ne devait exister. Ainsi le préambule de la loi Le Chapelier de 1791, qui interdit « les coalitions », affirme qu’il « n’est permis à personne d’inspirer aux citoyens un intérêt intermédiaire, de les séparer de la chose publique par un esprit de coopération ».
Ainsi, de la même façon que la main invisible du marché est censée faire en sorte que les actions individuelles aboutissent au bien commun, l’addition des bulletins de vote individuels des citoyens pour leurs représentants suffit à créer « la chose publique ». L’organisation syndicale est conçue comme un corps intermédiaire faisant obstacle à la formation de l’intérêt général. D’emblée, le syndicalisme a été considéré comme étranger à la nation et, c’est au nom de cette conception, que son existence a été déniée pendant près d’un siècle. Cette conception correspondait certes aux intérêts bien compris de la bourgeoisie naissante pour s’opposer aux revendications ouvrières, la loi Le Chapelier faisant suite d’ailleurs à de forts mouvements revendicatifs. Elle illustre cependant les ambiguïtés d’une République qui dès sa naissance a dû affronter deux peurs : peur de la réaction aristocratique, mais aussi peur d’un prolétariat où les idées « collectivistes » faisaient progressivement leur chemin.
Si pour combattre les nostalgiques de l’Ancien Régime, et face aux mobilisations populaires, la bourgeoisie a finalement admis le suffrage universel (masculin) permettant l’intégration politique de la classe ouvrière dans la République, cette dernière a été socialement retardataire par rapport aux pays capitalistes développés de l’époque comme l’Allemagne ou la Grande-Bretagne. Le fait syndical n’a jamais totalement été admis par le patronat français. Rappelons qu’il a fallu attendre la grève générale de mai 1968 pour que ce dernier admette le droit des syndicats à être présent dans les entreprises. Face à un patronat de droit divin, la République n’a jamais levé les ambiguïtés de sa naissance, prise entre la défense du droit de propriété et la liberté d’entreprendre d’un côté et la volonté populaire d’instaurer « la sociale » de l’autre. L’intérêt du procès contre SUD-SFR est de nous rappeler que cette alternative est toujours d’actualité et fait partie du débat syndical actuel.
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