Steve Waldman est un essayiste stimulant et provocateur, qui aime recourir à une forme décapante d’humour à froid pour ébranler les idées reçues. Ses textes, bien que sciemment iconoclastes, sont souvent remarqués par les économistes de profession. Dans celui que nous proposons ci-dessous, Waldman s’interroge sur la fonction du crédit à la consommation. Ne s’agit-il pas en fin de compte de permettre la consommation de ceux qui manquent de pouvoir d’achat grâce au financement apporté par ceux qui en ont trop ? Dans ce cas, plutôt que de passer par l’intermédiation financière - avec le succès considérable que l’on sait - ne vaudrait-il pas mieux trouver une méthode plus efficace d’allocation des ressources ? Pourquoi alors ne pas mettre en oeuvre une allocation universelle, qui garantirait un redémarrage de l’économie, plutôt que de vouloir ressusciter la machine du crédit ? Au fait, comment serait financée cette allocation ? Tout simplement par un transfert de revenu, répond Waldman. En redistribuant une partie du pouvoir d’achat de ceux qui ne consomment pas assez pour cause de trop grande fortune. Simple, non ?
Par Steve Waldman, 17 janvier 2009
J’ai un petit secret. S’il vous plaît ne le dites à personne. Je suis heureux que les banques n’accordent pas de prêts, malgré toutes ces centaines de milliards de dollars que nous leur donnons. Non pas parce que je souhaiterais que les banques améliorent l’état de leurs bilans. Au contraire. Je ne veux plus aucune banque, ou à tout le moins plus aucune banque ressemblant à ce qu’elles étaient. Je ne tiens pas à « utiliser toutes nos ressources pour préserver la solidité de nos établissements bancaires ». Dans la mesure où nous avons déjà largement payé pour nos établissements bancaires, nous avons le droit de ... hum... nous diriger vers un autre modèle d’entreprise. Allons y.
Mais, me direz-vous, le crédit est bien le moteur d’une économie capitaliste, n’est-ce pas ? J’entends cet argument. Mais il est stupide.
Le crédit, également connu sous le nom de dette, est l’un des nombreux arrangements par lesquels l’une des parties, jouissant du pouvoir de diriger l’emploi de ressources, mais dénuée de l’intérêt ou de l’aptitude à la gestion d’une entreprise produisant des richesses, délègue ses fonds à une autre partie capable de créer de la richesse mais ne disposant pas des ressources suffisantes. Vous serez excusés de ne pas l’avoir noté - étant donnée la façon dont nous avons recours habituellement de manière abusive au crédit - mais le crédit n’est qu’un sous-produit de cette pratique que l’on appelait jadis « investissement ». Il existe une variété d’autres expédients qui accomplissent la même fonction économique. Peut-être avez vous entendu parler de termes comme « actions » et « actions privilégiées » ? De fait, le crédit est à l’investissement ce que l’héroïne est aux analgésiques : elle est exceptionnellement attirante, en quelque sorte, mais il est difficile de s’en défaire une fois que l’on s’y adonne. Et elle est pratiquement certaine de causer..., disons des problèmes, au bout du compte.
Notre objectif ne devrait pas être de redémarrer rapidement l’économie à crédit, mais de nous débarrasser de cette habitude et de tendre vers des mécanismes de financement qui relèvent plus de la prise de participation que du crédit. Cette tâche sera difficile à accomplir parce que historiquement nous avons privilégié cet enfer qu’est la dette, tout particulièrement celle du crédit bancaire, et les solutions de rechange sont sous-développées. Mais, à l’exception de la guerre, aucun comportement humain ne provoque de catastrophes aussi régulièrement ou avec tant de force que le recours abusif à la dette.
Nous devons diminuer l’importance des banques telles que nous les connaissons depuis bien avant Bagehot, et adopter ce régime qui fut plus tard dénommé « banque restreinte » (des banques prêtant seulement à un État qui émet la monnaie de leurs dépôts). Nous devons encourager le développement de marchés boursiers de « maille » fine et de marchés locaux des fonds de placement remplaçant le financement bancaire.
La ruée vers l’empilement du « crédit à la consommation » est particulièrement stupide. Habituellement, l’investissement financier implique le financement de projets générateurs de richesse, en échange d’une part de cette richesse attendue. Le crédit à la consommation finance les dépenses du jour en échange d’une part de...hum... de quoi exactement ?
La théorie fournit une réponse acceptable : le crédit à la consommation finance la consommation courante en échange d’une part de la richesse future qu’on pense être ultérieurement disponible. Les économistes parlent de lissage de la consommation, expliquant en quoi elle pourrait être optimale pour un consommateur dont le revenu est incertain, lui permettant d’emprunter durant les périodes de faible revenu puis de rembourser (ou d’épargner) durant les périodes de revenus élevés afin de maintenir son niveau de vie. C’est parfait dans les modèles où les consommateurs connaissent la véritable répartition de leur revenu futur, lorsque l’écart entre les taux des emprunts et des prêts n’est pas très important, et lorsque les préférences des consommateurs restent constantes dans le temps. Dans la pratique, aucune de ces conditions n’est remplie, même approximativement. Comme nous en sommes en train de le redécouvrir, l’avenir est un temps très incertain. Les consommateurs, comme les fonds d’investissements de Wall Street, peuvent ne pas être en mesure d’extrapoler la distribution de leurs revenus futurs à partir d’observations récentes. La véritable répartition de leurs revenus dans le temps leur est inconnue.
Les taux d’intérêts que payent les consommateurs pour les crédits non garantis par un bien (comme ceux associés aux cartes de crédit) sont souvent bien plus élevés que ceux qu’ils perçoivent sur leur épargne. Dans le monde tel qu’il est, les consommateurs ne devraient emprunter que pour faire face à de fortes baisses de revenu, rembourser rapidement les emprunts, ou contribuer à bâtir des réserves d’épargne de précaution, puisque le coût de la « désépargne » est bien moindre que le coût de l’emprunt. (on perd 4% d’intérêt sur les dépôts à terme, au lieu de payer 12% d’intérêts sur une carte de crédit.)
Certains consommateurs se comportent de cette façon, mais ils ne sont pas très nombreux, ce qui suggère que les consommateurs sont myopes, et accordent trop de prix à leur consommation actuelle à tel point qu’ils en viendront à le regretter dans le futur. Si les consommateurs sont myopes, si le « soi » d’aujourd’hui a la préférence sur le soi de demain, alors le recours au crédit va au-delà de ce que serait la zone de sécurité d’une économie raisonnable. La mise à disposition du crédit crée des gagnants (soi aujourd’hui) et des perdants (soi demain), tandis que le paiement des intérêts réduit la taille du total du gâteau qui sera à disposition des différents « soi » à travers le temps. En adoptant la perspective des économistes qui suggèrent que le « libre-échange » est un bienfait - des gagnants, des perdants, mais des gains globaux - l’existence de ces consommateurs devenus myopes implique que l’absence de contraintes sur le crédit est une mauvaise chose [1]. Mais Dieu merci, les banques ne prêtent plus !
Cette façon de voir soulève de toute évidence des difficultés et des objections - Qu’en est-il du crédit auto, de l’immobilier, ou de l’éducation [2] ? L’analyse n’est pas la même lorsque l’emprunt vise à échanger un passif pré existant de long terme pour un autre. (Nous naissons dépourvus du moindre abri, et dans une bonne partie de l’Amérique au moins, dépourvus également d’une automobile bon marché). L’éducation pourrait être considérée comme un projet d’investissement ordinaire, générateur de richesses futures, qui, en théorie pourrait être financé par l’actionnariat plutôt que par la dette, mais cela pourrait s’avérer un peu trop délicat dans la pratique. Il n’est pas dans mon intention de suggérer que le crédit à la consommation soit toujours une mauvaise chose, simplement de défendre cette opinion commune qui est que pour de nombreuses personnes et dans de nombreuses circonstances, même des prêts qui ne seront jamais en défaut peuvent être véritablement nuisibles. Il conviendrait donc de ne pas avoir pour politique d’exhorter les banques à en proposer et les consommateurs à les accepter.
Mais si nous laissons se contracter l’activité du crédit à la consommation, et que la demande d’investissement résulte de cette demande de consommation, cela ne promet-il pas une catastrophe macroéconomique ? Il existe une alternative, qui s’appelle « transfert ». Ce qu’il y a de positif avec le crédit, envisagé selon une simple perspective keynésienne, ce n’est pas tant que les prêts soient remboursés demain, mais que les dépenses soient effectuées aujourd’hui. Si l’usage que les consommateurs font des ressources est meilleur pour l’économie que celui qu’en font les banques, alors nous devrions mettre un terme à ces transferts massifs de fonds financés par la dette publique en direction des banques, et les transférer vers les consommateurs. Si vous croyez que les Américains consomment trop, et que nous avons besoin d’en passer par une « réduction de notre niveau de vie », très bien. Je suis fortement en désaccord, mais au moins vous êtes cohérent. Dans ce cas, le gouvernement ne devrait effectuer aucun transfert, les banques ne devraient pas être encouragées à prêter, la consommation, l’investissement, et le PIB devraient être autorisés à baisser jusqu’à ce que nous ayons trouvé un nouveau point d’équilibre. Je pense que c’est stupidement pessimiste. Les américains pourraient devoir modifier la répartition de leur consommation, mais dans l’ensemble, je pense que notre niveau de vie est non seulement soutenable, mais peut aussi s’améliorer, et que notre objectif devrait être de parvenir à ce que le reste du monde vive aussi bien que nous le faisons, plutôt que de se résigner à une pseudo morale de la pauvreté. Le monde est empli de besoins humains auxquels nous devrions nous efforcer de répondre en travaillant à accroître notre capacité de produire.
Les problèmes surviennent lorsque ces besoins et les pouvoirs d’achats ne sont pas en phase. On peut améliorer la situation en redistribuant une partie du pouvoir d’achat de ceux qui l’utilisent le moins en consommation vers ceux qui qui l’utilisent le plus à cet usage. Si cela semble vous semble une idée communiste, observez que c’est précisément la fonction qui est traditionnellement attribuée au crédit à la consommation. A ceci près que cette redistribution serait indemne de toutes ces créances résiduelles, dont une large part se révéleront illusoires (tout au moins en valeur réelle). En d’autres termes, les transferts remplissent de façon plus honnête exactement la même fonction que celle qui est attribuée à l’expansion du crédit, tout en évitant les traumatismes qui surgissent lorsqu’on découvre qu’une grande partie de l’argent prêté afin de financer la consommation courante ne sera jamais remboursé.
J’ai tenté d’adopter le point de vue opposé, de justifier l’essor du crédit à la consommation, et de m’opposer aux transferts. Peut-être pourriez-vous me venir en aide, parce que je n’y suis pas parvenu. On pourrait, à partir de motifs philosophiques, argumenter contre ces transferts effectués de façon autoritaire, mais ils sont pourtant une condition préalable à la relance du crédit bancaire. Par ailleurs, nous avons déjà procédé à des transferts au bénéfice des banques d’une telle ampleur que refuser à nouveau cette pratique reviendrait à avoir fait un vol dans une bijouterie, tout en proclamant que les futurs pillards devraient être fusillés. On peut affirmer que les prêts bancaires sont plus « avisés » que les transferts publics, et que les modes de consommation et d’investissement résultant de l’allocation de crédit par le secteur privé induiraient une capacité de production supérieure et des modes de consommation plus durables que dans le cas des transferts directs. Compte tenu de la piètre qualité de l’ensemble des investissements effectués durant cette décennie et de l’instabilité actuellement subie par les consommateurs qui ont été récemment gorgés de crédit, et doivent aujourd’hui, en vertu d’une norme raisonnable, se voir restreindre l’accès au crédit, il est difficile d’être enthousiaste au sujet de cette sagesse particulière dont feraient preuve les banques lorsqu’il s’agit d’allouer des crédits.
Bien entendu, dès que l’on parle de redistribution du pouvoir d’achat, surgit l’épineuse question de savoir qui reçoit quoi. J’ai une réponse à cette question. C’est ma nouvelle devise. Transfert universel. Envoi d’un chèque à tous les adultes dans l’intérêt de l’économie, indépendamment du fait qu’ils paient des impôts ou ont un emploi. Ces transferts sont faciles à comprendre et ils passent avec succès le test la « justesse ». En tant que source de revenu non liée au travail, ces transferts accroissent le pouvoir de négociation avec les employeurs en réduisant le coût entraîné par le refus d’un accord jugé insuffisant. (Le revenu supplémentaire est le meilleur moyen de renforcer le pouvoir de négociation des travailleurs alors que la syndicalisation, qui a le même objet, peut limiter la flexibilité et l’efficacité de la production.) Enfin, ces transferts résolvent le problème du pouvoir d’achat dans l’économie que nous voulions voir les marchés solutionner. Nous voulons une économie qui soit au service de certains beaucoup plus que d’autres, afin de préserver les incitations à produire et à exceller. Mais nous voulons aussi une économie qui réponde à tous les besoins essentiels de la population, même ceux des personnes qui sont incapables ou peu disposées à offrir des biens ou des services échangeables. Nous ne laisserons personne mourir de faim, alors pourquoi ne pas financer un revenu de base, même limité, plutôt que de compter sur des service sociaux inefficaces et bureaucratiques ou d’imposer les plus vertueux en comptant uniquement sur la charité ?
En résumé : Appliquer un impôt progressif et des taxes incitatives. Créer un transfert universel. Encourager la prise de participation. Domestiquer les banques.