Article XI. Le 7 Juin 2010 par Marie-Anne Boutoleau
Vendredi, tribunal correctionnel de Paris. Deux militants, accusés par la direction de la CFDT de « violation de domicile », comparaissent en appel. Le procès fait suite à une visite effectuée en 2005 au siège du syndicat pour lui demander des comptes sur son soutien à une modification des statut des intermittents. Ou quand une centrale se révèle moteur de la criminalisation du mouvement social.
La CFDT est alors le seul syndicat à avoir refusé de discuter avec les collectifs d’intermittents de sa position sur la réforme de leur statut. Il faut dire que la centrale et ses dirigeants n’ont pas de quoi être fiers : François Chérèque lui-même a passé un deal avec Jean-Pierre Raffarin sur le sujet. En échange de sa signature sur la réforme des retraites de 2003, le gouvernement s’engageait à défendre la position de la CFDT (conforme – quel heureux hasard ! - à celle du Medef) sur le statut des intermittents [2].
Ces salariés précaires ne sont donc pas les bienvenus au siège de l’organisation, qui devrait pourtant les défendre. Et les manifestants sont pris à partie par les gros bras du syndicat (qui portaient des brassards « Oui au TCE »…). Dans la bousculade, l’un des permanents syndicaux-vigiles tombe à terre et se blesse le petit doigt. Et quelqu’un s’empare également également d’une affiche vantant les mérites du dernier livre du saint-patron du lieu, François Chérèque. Suffisant pour que la CFDT porte plainte pour violences, vol et violation de domicile.
Problème : les flics n’ont relevé aucune identité suite à cette action, les rapports de police mentionnant même que les intermittents ont quitté « calmement » les lieux « après concertation entre les manifestants et des représentants de l’organisation syndicale ». Le constat des policiers après le passage de ces dangereux délinquants est même sans appel : « pas de violences, pas de dégradations ». De même, les enregistrements des caméras de vidéosurveillance, qui truffaient les locaux et auraient pu servir de preuve à l’accusation, ont malencontreusement été effacés et n’ont jamais pu être visionnés… Peut-être parce que, justement, ils ne prouvaient rien du tout ?
En manque de coupables, le syndicat ne capitule pourtant pas. Il parvient à dénicher deux « leaders », qui devront payer pour les autres : Michel Roger, fondateur et metteur en scène de la Compagnie Jolie-Môme [3], parce qu’il a été vu en train de lire un tract au mégaphone et parce que, voyant les nervis de la CFDT s’en prendre violemment à une militante, il s’est interposé en les appelant au calme ; et Ludovic Prieur, animateur du site hns-info, parce qu’il a rendu compte sur son site de la manifestation en avouant y avoir pris part. Concernant ce dernier, il a fallu au moins un an pour l’identifier, le temps pour les enquêteurs de découvrir la fonction "whois" permettant d’identifier le propriétaire d’un nom de domaine. Apprenant qu’il est recherché, Ludovic, en toute bonne foi, va d’ailleurs de lui-même se dénoncer aux autorités.
Mis en examen en avril 2007, ces deux terroristes en puissance sont jugés une première fois en janvier 2009. Le tribunal rejette à cette occasion les accusations de violence et de vol, mais les condamne pour violation de domicile à 2 000 € d’amende avec sursis et 1 € de dommages et intérêts à verser à la CFDT. Immédiatement, ils font appel. Ils sont défendus par maître Irène Terrel, avocate de toutes les luttes et qui a justement défendu Indymédia, attaqué il y a quelques années pour « injure publique » par François Chérèque [4]
Ce vendredi après-midi, le soleil est de la partie pour les deux cents personnes venues soutenir les deux inculpés. Parmi elles, la présence remarquée de salariés de Continental, d’EDF-GDF, mais aussi… de militants de la CFDT Snecma, entreprise qui fabrique des moteurs d’avions. L’enjeu est de taille : éviter une jurisprudence assimilant une occupation de locaux à une violation de domicile de personne morale, notion juridique éminemment « compliquée » [5], comme le soulignera Maître Terrel dans sa plaidoirie. Cette action de la CFDT vise à criminaliser l’occupation, mode d’action pourtant traditionnellement défendu et revendiqué par les syndicats. Et l’un des seuls moyens de se faire entendre pour des précaires et chômeurs dont le droit de grève n’est pas forcément reconnu.
Didier Bernard, lutteur de classe à Continental, résume bien la situation : « Ce qui nous embête dans l’histoire, c’est qu’on est habitués à lutter contre des patrons, contre l’oppression et la répression des patrons et qu’aujourd’hui le comble, c’est qu’on est tombés sur un appareil qui est censé représenter les travailleurs, les militants, les protéger et les défendre, les suivre dans différentes actions et opérations, et qui aujourd’hui fout des militants au tribunal. C’est le monde à l’envers… Déjà, on avait du mal avec les gouvernants et les patrons, et là on s’aperçoit qu’en plus il faut compter avec ceux qui jouent les "partenaires sociaux" en haut lieu – le terme est galvaudé. » Mais l’ouvrier de chez Conti tient à saluer les cédétistes qui ont eu le courage de venir cet après-midi : « Heureusement que les militants de terrain, eux, ont des convictions différentes de ces gens à haut niveau parce que sinon on serait dans la merde. Déjà, on n’est pas au beau fixe, mais si en plus on devait adhérer à ces gens-là ou leur être soumis, alors ce serait la chienlit ! »
Et c’est parti pour trois heures d’audience dans une salle à l’insonorisation vraiment mauvaise – c’est connu, la justice manque de moyens… Il faudra donc tendre l’oreille pour apprécier les récits des six témoins (directs et de moralité) qui vont défiler à la barre. Dont l’ancien employeur de Michel à la mairie de Paris, deux journalistes, un responsable de la CGT, mais aussi des collègues et amis des prévenus.
Parmi eux, un témoignage particulièrement poignant – il est même applaudi, au grand dam du tribunal –, celui d’Aline Pailler, productrice et intermittente à France Culture, syndicaliste à la CGT. Parlant de la Compagnie Jolie-Môme et de Ludo – dont elle considère que c’est en raison de ses activités de journaliste qu’il est attaqué (voir encadré, en bas de cet article) – , elle explique : « Ces gens sont là pour redonner des principes, car il faut des principes pour tenir debout. Les valeurs qui sont au cœur du travail des journalistes alternatifs et de la Compagnie Jolie-Môme redonnent de la dignité aux salariés aux côtés desquels ils luttent [6]. Ils donnent du sens, ils sont beaux et ils sont fiers. »
Aline Pailler s’en prend ensuite à la partie civile, dont elle note avec les autres intervenants cités par la défense et avec Maître Terrel le profond « mépris » pour le mouvement des intermittents : « L’avocat de la CFDT a osé dire en première instance que les caissières de Prisunic paient pour que les intermittents puissent ne rien faire. Je suis humiliée quand j’entends ça, mais les caissières de Prisunic aussi ! Car nous, nous savons ce qu’est la solidarité de classe ! Ce serait très grave si un tribunal acceptait d’interdire d’occuper un syndicat, car ça ôterait des outils de lutte. Il est d’ailleurs dommage que Chérèque ne soit pas là au lieu d’être dans les médias. On aimerait qu’il entende ce qu’on a à dire. » [7]
En réponse à Aline Pailler, l’avocat de la CFDT assume ses propos sur les caissières, et donne un grand cours sur l’assurance chômage, estimant que les intermittents jouissent d’un « privilège » qui leur permettrait de « cotiser trois ou quatre fois moins que les autres salariés » pour bénéficier des allocations chômage. Il explique qu’en effet, l’assurance chômage est « une belle expression de la solidarité de classe », mais c’est tout de suite pour souligner le manque de « solidarité » des militants qui sont venus visiter le siège du syndicat qu’il défend. Pour lui, ils ne représentent que « quelques éléments d’une catégorie bénéficiant d’un régime préférentiel, qui luttent à chaque négociation pour maintenir ou améliorer ce régime », qu’il qualifiera même à la fin de sa plaidoirie de « groupuscule totalement insaisissable ». N’y tenant plus, il s’exclame : « C’est un combat corporatiste ! »
Au contraire, la CFDT, organisation très peu représentée parmi les intermittents, défendrait l’intérêt général : « On reproche à la CFDT de réduire cet avantage substantiel en connivence avec le patronat. Mais si la CFDT n’était pas là pour batailler ferme face au Medef, le régime d’assurance chômage serait passé à la trappe depuis belle lurette ! » Le martyre du syndicat est insupportable : « La CFDT a toujours tort : parce que l’entrée est libre, parce qu’elle fait donner ses "molosses", ses "nervis" (comme si on voulait faire l’amalgame avec des organisations factieuses). L’entrée était libre car ce n’est pas un "bunker" [8], et ça c’est impardonnable. » Sic…
Revenant sur les prétendues voies de fait qui auraient été commises contre des salariés du syndicats (peu importe que ni les flics, ni la justice ne les aient reconnues) par « l’incursion de cette ruée » (re-sic), il justifie la plainte : la CFDT se devrait de protéger ses salariés (rappelons que ni le Medef, ni l’Unedic, eux-aussi occupés pendant le mouvement des intermittents, n’ont déposé plainte). Il demande donc « une décision de principe » tout en niant vouloir « criminaliser ce genre d’actions ».
Enfin, à bouts d’arguments, il tente de diffamer Michel en l’accusant d’être son propre employeur et de profiter du système de l’intermittence, au motif qu’il est directeur de la Compagnie Jolie-Môme tout en en étant salarié, dans le cadre d’une coopérative autogérée où les salaires sont égaux.
L’avocate générale appuie l’argumentaire du plaignant, parlant de « pénétration en force et en nombre » dans les locaux du siège de la CFDT – qui aurait donc été violé ? – et même d’« entrée manu militari », avec une hôtesse d’accueil « tenue en respect ». « Je sais bien qu’on était dans un contexte revendicatif, mais la loi est la loi quelque soit le contexte (…). On est dans le symbole. Peu importe le combat qu’on mène, il y a des manières de le mener. » En est-elle si sûre ? Pas tellement, puisqu’elle semble déplorer que les témoignages soient « contradictoires, on est version contre version ».
Après deux heures et demie de procès, la parole revient (enfin) à la défense. Afin de bien recadrer le débat, Maître Terrel entame une longue plaidoirie passionnée. Soulignant l’absence de partie civile et l’absence du vigile soit-disant molesté par les manifestants, elle met en garde le tribunal contre le « glissement dans l’affaire » que voudrait faire opérer le plaignant, qui ne cesse de mettre en avant des prétendues violences pour justifier la violation de domicile. Or, souligne t-elle, ses deux clients ne sont pas accusés de tels faits ; et même s’ils avaient eu lieu, ceux-ci seraient postérieurs à la violation de domicile, donc sans aucun rapport avec elle. La saisine du tribunal dans cette affaire est ainsi « totalement abusive » : les portes de la CFDT ayant été ouvertes ce jour-là, il ne saurait y avoir violation de domicile, sauf à procéder à un « étirement jusqu’à l’impossible de cette notion déjà compliquée de "violation de domicile de personne morale" ». De plus, l’élément intentionnel est lui aussi absent, la Coordination des intermittents et précaires ayant précisément choisi ce jour-là pour ne pas avoir à forcer l’entrée. Maître Terrel rappelle aussi la disparition des films des caméras de vidéosurveillance qui auraient pu prouver l’infraction ou les rapports de police, « d’habitude pas en faveur des prévenus, là c’est extraordinaire ».
L’avocate de Michel et Ludovic souligne enfin que la façon dont ils se sont retrouvés sur le banc des accusés est « extrêmement choquante ». Elle dénonce le procédurisme de François Chérèque et de sa centrale : « En ce moment, la CFDT attaque coup sur coup mais ne vient jamais aux procès qu’elle intente ». Et explique sa plainte par une « peur [du syndicat] de se faire occuper à force de signer des accords ».
Une plainte « grave, puisqu’elle vise à faire passer une occupation pour une violation de domicile. Or, la CFDT elle-même organise des occupations. C’est un outil de lutte reconnu de tous temps comme tel par les syndicats ». Et Maître Terrel de rappeler au tribunal qu’« on essaye de criminaliser ces conflits sociaux », mais que « ce n’est pas son rôle ». Elle conclut sa plaidoirie en lisant des extraits du jugement déboutant François Chérèque face à Indymédia.
Voilà, fin d’un procès éminemment politique. Les deux accusés, à qui revient le dernier mot, tiennent à souligner la présence d’ouvriers en lutte et de membres de la CFDT parmi les manifestants venus les soutenir, afin de faire définitivement un sort à l’accusation de « corporatisme ». De retour à la lumière du jour, ils tiendront à remercier chaleureusement ces soutiens.
Le verdict sera rendu le 17 septembre prochain.
On l’a dit, les têtes de la CFDT aiment s’en prendre aux médias alternatifs, tout en paradant en permanence dans la presse dominante. Fait admirable également : aucun "grand" média n’a fait le déplacement à ce procès, ou alors il nous a échappé. Nous avons voulu avoir les réactions de Ludovic Prieur et d’Aline Pailler sur cette atteinte au droit d’informer et sur le silence assourdissant des médiats dominants à ce sujet.
- Ludovic Prieur : « Je ne me considère pas comme journaliste, je suis un activiste de la communication. Et bien sûr que c’est une atteinte, parce que ça veut dire qu’en fin de compte aujourd’hui, pour écrire un article de presse dans une situation un peu conflictuelle, et bien si on n’a pas de carte de presse, on est poursuivi. Ça signifie qu’en fin de compte, on annihile toute possibilité d’information alternative, citoyenne – comme on veut la nommer. Et oui, donc c’est grave ! Maintenant, moi je vais faire une petite provocation, quand même : si les médias ne suivent pas, c’est peut-être parce que ça ne les intéresse pas de défendre ce droit, justement. Parce qu’on a été accusés de "corporatisme" par la CFDT, mais quand même là il y a un petit truc corporatiste de la part des médias : puisqu’on n’est pas des journalistes, et bien ce n’est pas un problème qu’on ne puisse pas écrire. »
- Aline Pailler : « Ce qui est reproché à Ludovic Prieur du fait qu’il ait été dans l’action, "dans la mêlée" dit-il dans son article, c’est ce qui est au cœur d’un courant journalistique traversé par Jack London, Albert Londres, Aubenas pour son dernier bouquin. C’est-à-dire ce journalisme qui effectivement est dans la mêlée, au cœur de l’action pour pouvoir la relater. Le fait que le média soit alternatif n’a rien à voir, à mon avis. [...] Avoir conscience de la nature du paysage audiovisuel et de la difficulté à pouvoir y exercer son métier en toute liberté donne encore plus de sens aux médias alternatifs.[...] Et puis, ça ne choque personne qu’un journaliste mange sans arrêt dans les cocktails, mais par contre s’il est dans les manifs là il n’est plus journaliste. Ça veut dire quoi ça ? »
[1] Maladie qui le contraint à signer tous les reculs sociaux voulus par ceux qui nous gouvernent.
[2] Cet épisode a été relaté dans un article du Monde datant du 27 septembre 2007 et consultable en PDF sur le site de la CGT spectacle de Bretagne.
[3] La Compagnie Jolie-Môme a d’ailleurs produit tout un dossier sur le procès et ses enjeux : à consulter ICI.
[4] Le site avait évoqué l’occupation du siège de la CFDT et dénoncé les accords signés. François Chérèque a finalement été débouté.
[5] À la base, la "violation de domicile" ne s’applique qu’aux domiciles des particuliers et a pour objectif de protéger la vie privée. La jurispridence a introduit des cas de « violation de domicile d’une personne morale », mais cette notion reste très discutée. En tout état de cause, il ne saurait y avoir violation de domicile si, comme l’explique Maître Terrel, « le domicile est ouvert à tous vents ».
[6] Et Aline Pailler de mettre en avant, entre autres, la présence des Conti dans la manif devant le tribunal.
[7] La transcription des propos tenus au cours du procès est faite à partir de notes manuscrites, puisqu’il est interdit d’enregistrer dans une salle d’audience et que de toute façon l’acoustique l’aurait empêché.
[8] Même si ça l’est devenu depuis : installation d’un sas d’entrée, renforcement des dispositifs anti-SDF avec la mise en place d’une baie vitrée ayant fait disparaître le préau qui entourait le bâtiment (et sous lequel on avait déjà planté des cailloux pour empêcher les indésirables de s’allonger).
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