Pour en finir avec les riches (et les pauvres)

Mouvements des idées et des luttes. 3 janvier 2011 par Karima Delli

6 % de la production annuelle mondiale de richesses : c’est la fortune aujourd’hui de 1 011 milliardaires, selon le classement annuel du magazine Forbes. L’homme le plus riche de France (et d’Europe), Bernard Arnault, aurait augmenté sa fortune, au cours de la seule année 2009, de 11,5 milliards d’euros… Et ce ne sont là que les milliardaires. Alors que le capitalisme mondialisé connaît une crise historique, les inégalités de revenus s’aggravent et la pauvreté augmente. Il est aujourd’hui courant de voir ces chiffres affichés comme des reproches, et on ne compte plus les articles consacrés au creusement des inégalités accusé, depuis le milieu des années 1980, de fragiliser l’équilibre social tant à l’intérieur des pays riches qu’entre les pays du Nord et du Sud.

Nos indicateurs économiques sont d’ailleurs trop imprécis pour mesurer pleinement l’étendue de ce constat.

Le Produit intérieur brut (PIB), rapporté aux habitants, n’est pas forcément un bon indicateur de l’accès aux soins, à l’éducation, ou à une certaine qualité de vie pour tous. Si le coefficient de Gini [1] permet de mesurer le niveau d’égalité en matière de distribution des revenus dans un pays donné, il n’indique pas encore les choix réels qui s’offrent aux individus de ce pays. L’Indicateur de développement humain (IDH), développé par le philosophe et économiste Amartya Sen, améliore notre perception des choses : il permet de saisir le niveau d’accès à des biens fondamentaux considérés comme les biens essentiels pour accéder à une certaine autonomie. Utilisé dans le cadre du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD), cet indicateur est révélateur de la faible corrélation, pour une société donnée, entre richesse collective et autonomie des individus (à titre d’exemple les États-Unis classés 13e selon les critères retenus par l’IDH sont le pays le plus riche de la planète lorsque la richesse est mesurée par le PIB brut, et arrivent en 4e position en termes de PIB/hab en parité de pouvoir d’achat). Encore faudrait-il s’entendre sur ce que l’on nomme richesse : le PIB intègre comme richesse tous les liens sociaux qui se traduisent par un échange monétaire, mais il ne peut mesurer ni la qualité de ces liens, ni l’existence de liens non monétarisés. Les enjeux écologiques modifient ce tableau de l’inégalité des richesses et de nos outils pour l’appréhender, comme le montre Aurélien Boutaud dans l’article qui ouvre le dossier.

C’est d’ailleurs sous cet angle que l’on assiste aujourd’hui à un retour de la critique des « gros », des « riches », de ces minorités qui captent une part jugée indécente des revenus nationaux, dont le mode de consommation serait symptomatique des maux de notre temps (à ce sujet on peut citer le succès d’édition d’Hervé Kempf, Comment les riches détruisent la planète [2]). Ce type de critique s’était développé au XVIIIe siècle, dans un contexte de défense d’un idéal politique : ainsi les riches n’étaient pas tant accusés de détruire la planète que de favoriser la servilité des uns et la domination des autres, de nourrir des mécanismes de corruption, bref d’empêcher l’émergence de rapports sociaux placés sous le signe de l’égalité citoyenne [3]. Gareth Stedman Jones a pu montrer comment, entre la fin du XVIIIe siècle et la fin du siècle suivant, la question de la pauvreté avait changé de nature : de question politique, elle était devenue une question technique et administrative, être pauvre ne signifiant plus la même chose, à mesure qu’être riche avait cessé d’être considéré comme un signe d’immoralité [4]. Être pauvre à la fin du XVIIIe siècle constituait un problème politique dans la mesure où la pauvreté excluait de l’exercice plein et entier d’une activité civique, l’indépendance matérielle – et le statut de propriétaire – étant la condition d’accès à la citoyenneté. À la fin du XIXe siècle, être pauvre renvoie à une catégorisation où ne se joue plus que le déficit de bien-être matériel, l’articulation à la citoyenneté s’est diluée dans la critique de l’égalitarisme, dont J.-F. Spitz a pu montrer comment elle s’est développée, au sortir de la Révolution française, dans le premier tiers du XIXe siècle [5]. L’approche sociale domine toujours qui privilégie une concentration des (faibles) moyens sur les phénomènes d’exclusion plutôt qu’une réflexion globale sur la réduction des écarts, par le haut comme par le bas. C’est le cas des propositions européennes qui ont émergé au cours de l’année 2010, décrétée « Année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale » [6].

On se rend compte, dans la présentation qui est faite de cette opération sur les sites de l’Union européenne [7], que le discours reste largement tributaire du schéma qui lie pauvreté et exclusion sociale, et aux solutions « sociétales » plus que politiques que cette exclusion appellerait. Cette focalisation sur la « survie » est édifiante. Elle démontre trois choses. La première est que nos sociétés globalement riches sont incapables de satisfaire les besoins premiers de tous – pointant par là le fait que rechercher plus de croissance, réponse à la question de la pauvreté depuis plus d’un siècle, n’aura certainement pas plus d’effet aujourd’hui qu’hier. La seconde, liée à la première, est l’origine des concentrations excessives de richesses ou de ce qu’on pourrait appeler l’émergence de la catégorie sociale des « super-riches ». La structure de la croissance bénéficie massivement à ceux qui ont déjà du pouvoir économique et financier. D’où à la fois le « retour des rentiers », et l’inexplicable incapacité des pauvres à s’en sortir, justifiant que l’on « lutte » contre la pauvreté – alors qu’il serait plus efficace de lutter contre la richesse excessive. Enfin cette focalisation sur la pauvreté et l’exclusion nous empêche de mener un débat de fonds sur ce que nous désirons qualifier comme « richesse », qui ne se réduit pas à un emploi et un revenu. Car un tel débat (re)mettrait en évidence les traits que notre société partage avec certaines sociétés « sous-développées », notamment le règne d’une petite élite qui se croit détentrice de la définition du bien commun – en témoigne l’affaire Woerth. Que tel ou tel ministre ait partie liée avec tel intérêt pourrait être tranché par la simple bonne foi de l’intéressé. On attend que cette même présomption d’innocence soit appliquée à celles et ceux qui n’ont que le tort d’habiter à Villiers-le-Bel.

Dans le discours normalisé des institutions européennes sur l’anormalité sociale de la pauvreté, discours passé par le filtre de la langue institutionnelle européenne, la proposition du collectif « Sauvons les riches » d’instauration d’un revenu maximum, européen égal à 40 fois le revenu médian, tout revenus compris, invite à poser un regard à la fois plus critique et plus politique sur la question de la pauvreté, car cette proposition, soutenue par les Verts du Parlement européen, va aussi au-delà d’un simple plafonnement des revenus. Ses enjeux sont de promouvoir l’égalité salariale hommes-femmes, la lutte contre les paradis fiscaux ou encore la démocratie sociale dans les entreprises, voire l’instauration d’un revenu minimum. Mesure qui ressemble au battement d’aile d’un papillon… Au moins a-t-elle le mérite d’ouvrir la boîte des questionnements sur la place sociale et politique respective des pauvres et des riches dans des sociétés globalement riches, de la vertu ou non d’une relative égalité sociale, des effets de cette dernière sur la texture de la démocratie. Il ne s’agit pas seulement de se demander comment on répartit la richesse, et comment on la redistribue, mais aussi pourquoi. Pourquoi faut-il souhaiter que certains soient beaucoup moins pauvres et d’autres beaucoup moins riches ? La réduction de la part des salaires dans la valeur ajoutée et la fragilisation des États providence entraîne avec elle la dislocation du pacte de justice sociale sur lequel ils reposaient, à savoir un but d’égalisation des chances autour du socle salarial. Loin d’être un idéal politique, ce pacte incarnait néanmoins un idéal de justice sociale. Si la santé, l’éducation, certains filets de protection sociale pouvaient paraître essentiels c’est parce qu’ils étaient considérés comme des garanties de l’expression des individualités dans une société libérale jusque dans sa dimension de distinction des individus les uns par rapport aux autres. Le mythe d’une aisance matérielle des plus faibles, de leur supposé refus de travailler, associé à celui d’une mobilité sociale qui serait entièrement assurée par les mérites personnels, ne tient plus face aux processus de désaffiliation engagés dans la plupart des pays démocratiques [8]. Aujourd’hui, comme le note Isaac Joshua, « le surendettement de ménages mis en régime de surconsommation remplace aux États-Unis le pacte social fordiste », en un cocktail « explosif » [9]. Il faut donc renouveler notre imaginaire redistributif, repenser l’allocation des richesses, réfléchir aux objectifs existentiels que vise le désir de plus d’égalité.

C’est tout l’enjeu de ce dossier que d’aborder de front ces sujets. D’abord en dressant un état des lieux de la richesse, sous un angle économique bien sûr, mais aussi sociologique, à travers un grand entretien que nous ont accordé les sociologues Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, et philosophique, Jean-Fabien Spitz discutant le lien entre mérite et richesse individuels. Ensuite en interrogeant les politiques redistributives : entre le nord et le sud, ainsi qu’y invitent Peter Dietsch et Thomas Ferretti qui plaident pour l’établissement de nouvelles règles économiques internationales, une nouvelle justice institutionnelle, contre le saupoudrage actuel de l’aide au développement, mais aussi en France, pour plus de justice fiscale, ainsi que le revendique Vincent Drezet. Dans un dernier moment du numéro, nous suggérons des pistes pour nourrir notre désir d’égalité dans le sens d’une réévaluation de la richesse et du bien-être : revenu d’existence adossé à des activités expérimentatrices de nouveaux modes de vie (Christian Arnsperger), revenu maximum (Hervé Kempf), droit d’accès et de contrôle pour tous s’agissant des ressources naturelles (Fabrice Flipo), égalité et imaginaire « croissanciste » (Denis Bayon). Le dossier se clôt par une table ronde réunissant Jean Gadrey, Vincent Drezet et Marc Fleurbaey où les enjeux de l’égalité et de la richesse dans nos sociétés démocratiques sont réévalués.

Le dossier entend ainsi mettre l’accent sur l’impasse, trop souvent occultée, que constitue l’accès à l’égalité par la seule poursuite d’objectifs économiques. La nature de nos existences capitalistes doit être questionnée en soulignant que l’exigence de sortie de la pauvreté portée par le désir d’égalité doit être l’occasion d’une révision en profondeur de nos modes de vie consuméristes. Les riches, dans cette perspective, sont à la fois le laboratoire de ce que nous ne voulons pas être collectivement, et la cible politique qui doit être prioritairement visée dans les temps actuels.

Notes

[1] Corrado Gini , nom du statisticien italien qui élaboré ce coefficient.

[2] H. KEMPF, Comment les riches détruisent la planète, Seuil, coll. « L’Histoire immédiate », Paris, 2007, édité en poche dès 2009.

[3] Y. CITTON, « La richesse est un crime. (Im)moralité de l’accumulation de John Locke à Isabelle de Charrière », in J. BERCHTOLD & M. PORRET, Être riche au siècle de Voltaire, Droz, 1996, p. 47-65.

[4] G. S. JONES, La fin de la pauvreté ? Un débat historique, è®e, coll. « Chercheurs d’ère », Paris, 2007.

[5] J.-F. SPITZ., L’amour de l’égalité. Essai sur la critique de l’égalitarisme républicain en France 1770-1830, Vrin, Coll. « Contextes », Paris, 2000.

[6] Décision No 1098/2008/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008 relative à l’Année européenne de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale (2010).

[7] Voir : http://ec.europa.eu/social/main. jsp... .

[8] R CASTEL, L’insécurité sociale. Qu’est-ce qu’être protégé, Seuil, coll. « République des idées », 2003 ; et, La montée des incertitudes : travail, protection, statut des individus, Seuil, coll. « Couleur des idées », 2009.

[9] I. JOSHUA, La Grande crise du XXIe siècle. Une analyse marxiste, La Découverte, coll. « Sur le vif », Paris, 2009, p.24


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Dernière mise à jour de cette page le 16/01/2011

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