Le capitalisme est-il soluble dans la démocratie ? |
Écrit par Fabien Eloire | |
12-03-2009 | |
Dans les sociétés occidentales, l’existence simultanée d’un projet capitaliste et d’un projet démocratique est contradictoire. La radicalité de la pensée du philosophe et économiste Cornélius Castoriadis se présente comme un antidote à la fois contre le fatalisme du type « qu’est-ce qu’on peut y faire ? » et contre le relativisme du type « tout se vaut ».
Selon le philosophe Cornélius Castoriadis, la démocratie et le capitalisme sont les deux significations imaginaires sociales essentielles de notre temps. La démocratie renvoie au projet d’autonomie individuelle et collective ; le capitalisme, à celui du tout-économique. Ce sont deux créations humaines qui se sont construites, au long des derniers siècles, en Occident (la première, pour le meilleur ; la seconde, pour le pire). Ces deux projets cohabitent. Mais, contrairement à la propagande politico-médiatique et pseudo-intellectuelle quotidienne, cette cohabitation entre la Démocratie et le Marché n’est pas « heureuse », elle est intrinsèquement conflictuelle.
Depuis les années 50, le projet capitaliste connaît un essor irrésistible qui fait reculer le projet démocratique, sous couvert de s’en revendiquer. L’ère du tout-économique conduit pourtant l’humanité à la catastrophe. Catastrophe sociale, avec l’explosion des inégalités et de la pauvreté de moins en moins relative et de plus en plus réelle ; catastrophe économique, avec la domination de multinationales privées puissantes, dominatrices et incontrôlables par les Etats (quand ils n’en sont pas tout simplement les complices) ; catastrophe culturelle, avec l’uniformisation mondiale des sociétés sur le modèle consumériste, donc conformiste ; et bien sûr catastrophe écologique, avec la destruction des ressources naturelles d’une planète dont les hommes devraient plutôt s’atteler à être les jardiniers attentionnés.
Mais avec la guerre en Irak, et maintenant la crise financière et économique mondiale, il faut espérer que les faux-nez commencent enfin à tomber. Démocratie et Marché ne font pas toujours bon ménage.
Le projet d’autonomie individuelle et collective : la démocratie
Ce que Castoriadis nomme le projet d’autonomie individuelle et collective est né à Athènes en Grèce ancienne, avec la démocratie et la philosophie. Eclipsé par une longue époque d’obscurantisme religieux, celui-ci est réapparu sous une forme particulière dans l’Occident médiéval, s’est exprimé, entre autres, par des événements tels que la Révolution française, la Commune de Paris, ou les mouvements ouvriers des années 50-60, avant de retomber en sommeil, après « la brèche » de Mai 68. Notre monde est héritier de ce long, lent et sinueux mouvement historique de l’humanité vers l’autonomie.
Pour définir ce qu’est une société autonome, on peut d’abord le faire de manière négative : c’est le contraire d’une société hétéronome. Une société hétéronome est une société dont les règles, normes, conventions lui viennent d’une puissance extérieure à elle-même, sur laquelle elle n’a plus de prise. C’est typiquement le cas des sociétés religieuses, dont tous les aspects de la vie (les rapports sociaux, économiques, hiérarchiques, etc.) sont organisés en fonction d’un Texte sacré fondateur ne pouvant être profondément questionné. Au sein d’une société autonome, au contraire, tout est mis en question, et la démocratie et la philosophie sont les instruments par lesquels la communauté pose un regard réflexif sur elle-même, se donne les moyens de cette mise en question.
Si la philosophie est la capacité à mettre en question toutes les certitudes, la démocratie est la traduction des principes philosophiques dans la politique, c'est-à-dire dans la vie de la cité. C’est donc la capacité de la communauté à se donner à elle-même ses propres lois et à les remettre constamment en question. Point de Texte sacré mais des institutions, appuyées sur de grands principes, que le peuple se donne et qui fondent son caractère démocratique : la participation, si possible effective, de tous à tous les pouvoirs ; la création d’un type d’individu capable de gouverner et d’être gouverné, c'est-à-dire un citoyen. D’où l’importance de l’éducation dans une société démocratique, mais pas de n’importe laquelle, de celle qui permet d’accéder à l’autonomie par la citoyenneté, par la participation effective aux décisions.
Poussée à l’extrême, la logique démocratique est celle d’un régime de l’illimitation des individus (tout est possible) – le contraire du totalitarisme (tout est contrôlé). Les limites qui sont imposées à un citoyen démocratique sont celles qui le sont par les autres citoyens, qu’il reconnaît comme ses égaux, et dont il respecte les décisions (lois) lorsqu’elles émanent du collectif organisé (institutions). La démocratie est donc à la fois le régime de l’autolimitation des individus, et de l’autonomie, puisque ces derniers participent effectivement aux prises de décisions. La démocratie ne présuppose donc aucun type de rapports économiques ou même hiérarchiques sinon ceux qui sont institués par le collectif. Et l’on peut ainsi constater l’engagement d’une société humaine en direction du projet d’autonomie aux efforts qu’elle fournit pour mettre en place des institutions susceptibles de favoriser la plus grande participation de tous à tous les pouvoirs.
Le projet concurrent et incompatible : le capitalisme
Nous en venons alors au projet concurrent, et en contradiction intrinsèque avec le projet d’autonomie. C’est le projet capitaliste d’une société du tout-économique. Il trouve, lui aussi, son origine en Occident, à une époque un peu plus tardive, dès lors que les sociétés se dégagent du rapport de travail de type féodal, pour promouvoir un nouveau rapport de travail, de type marchand. L’arrachement des nouvelles sociétés bourgeoises occidentales aux anciens rapports monarchiques et religieux, conduit à une dissociation entre les différentes sphères d’activité. Notamment, les rapports économiques, de production, tendent à s’autonomiser des liens familiaux ou seigneuriaux. Parler d’économie n’a donc de sens que dans les sociétés où celle-ci a été instituée comme sphère autonome (on retrouve cette thèse chez Karl Polanyi, "La Grande Transformation", 1946).
Cette dissociation favorise l’émergence du capitalisme. Mais ce n’est pas tout, le capitalisme, tout comme la démocratie, nécessite l’existence d’un type d’individu spécifique, l’homo œconomicus calculateur et rationnel, doté de l’« esprit du capitalisme » cher à Max Weber. Cet individu émerge dès lors que la religion autorise et justifie les pratiques usurières, et dès lors que la richesse commence à remplacer la noblesse. Mais l’économie capitaliste impose un type spécifique de société résolument incompatible avec la société démocratique : la société de classe, qui institue la coupure entre dirigeants et dirigés. Autre contradiction, dans l’économie capitaliste, les dirigeants ont spécifiquement pour mission d’organiser les dirigés de l’extérieur. L’organisation du travail devient ainsi une nouvelle hétéronomie, à laquelle nous pouvons ajouter les soi-disant lois économiques, comme la fameuse « loi du marché », et qui, aujourd’hui, semblent gouverner les esprits de nos hommes politiques (bien plus que l’inverse).
L’institution du tout-économique comme valeur centrale (c’est l’idéologie de la croissance) a replacé au centre la notion d’illimitation à travers l’accumulation des biens, des profits, etc. Mais à la différence du régime démocratique où l’illimitation est en fait autolimitation, dans le régime capitaliste, la mise en concurrence des individus entre eux fait que l’accumulation pour l’accumulation constitue un processus potentiellement infini, à la fois pseudo-maîtrisé et pseudo-rationnel. Pseudo-maîtrisé, parce que les dirigés ne réalisent jamais à la lettre ce que demandent les dirigeants (d’où l’efficacité des « grèves du zèle »). Et pseudo-rationnelle, parce que sous couvert de rationalité des tâches, l’organisation capitaliste du travail cherche à tout prix à comprimer les capacités d’auto-organisation des individus, et le déploiement de leur imagination, de leur autonomie, ce qui constitue en réalité un immense gâchis humain.
Une particularité essentielle de la société démocratique est, selon Castoriadis, non seulement le fait qu’elle institue une distinction / articulation (la plus) parfaite (possible) entre trois sphères : la sphère privée (oikos) ; la sphère publique / privée (agora) ; la sphère publique / publique (ecclèsia) ; mais aussi le fait qu’elle assure le devenir vraiment public de la sphère publique / publique qui est le noyau de la démocratie. A travers ce schéma, on peut lire le totalitarisme comme une tentative d’unifier de force ces trois sphères, et par le devenir-privé intégral de la sphère publique / publique. Il en va de même dans nos démocraties représentatives. Dans ces « oligarchies libérales » comme les appelle Castoriadis : premièrement, l’ecclèsia est, pour sa plus grande part, privée ; deuxièmement, l’agora (ou pour aller vite, le marché) est en grande partie entre les mains des capitalistes ; troisièmement, l’oikos, avec les medias de masse, la publicité, et la prolifération des fichiers et des fichages individuels, devient de moins en moins privée. On voit ici comment la réalisation du projet capitaliste joue contre celui d’autonomie individuelle et collective.
Et maintenant ?
La pensée de Castoriadis est une pensée révolutionnaire. Parce qu’elle porte une profonde volonté de changement de nos sociétés occidentales. Très tôt, dès 1957, Castoriadis a écrit un texte dans lequel il détaille ce que pourrait être, selon lui, le « contenu du socialisme ». Un texte qu’il n’a jamais renié sur le fond. Face au monde tel qu’il est et comme il va, l’aspiration et la radicalité de cette pensée peut constituer un antidote à la fois contre le fatalisme du type « qu’est-ce qu’on peut y faire ? » et contre le relativisme du type « tout se vaut ».
Contre le fatalisme : Castoriadis ne manque jamais d’insister sur le fait que le projet d’autonomie est là, présent, que beaucoup a déjà été fait, mais que beaucoup reste encore à faire (« fait et à faire » est d’ailleurs le titre d’un de ses derniers ouvrages). La première tâche qui incombe aux peuples est donc de sortir de l’apathie individuelle et collective, vis-à-vis de la politique (c'est-à-dire de la vie de la cité), de prendre la mesure du chemin d’ores et déjà parcouru, et de nourrir la volonté de donner une nouvelle forme, un nouveau souffle au projet d’autonomie. Cela passe, évidemment, par la lutte contre le capitalisme et son idéologie libérale. Mais pas seulement. Castoriadis dit quelque part que ce nouveau souffle ne sera véritablement effectif que lorsque les individus mettront autant de ferveur dans la chose publique, qu’ils n’en mettent actuellement dans la consommation privée.
Contre le relativisme : Castoriadis ne se contente pas uniquement de poser le constat de l’existence des deux projets contradictoires (démocratique et économique), mais prend position pour l’autonomie qui constitue, selon lui, LE mouvement historique et universel de l’humanité, la véritable lutte pour l’émancipation individuelle et sociale. Concrètement, il invite donc à juger les faits, les actes, les événements, les décisions, etc. à l’aune du projet d’autonomie : qu’est-ce qui y contribue réellement et qu’est-ce qui le fait reculer ? Tout le contraire, donc, de la pensée postmoderniste qui conduit à considérer toute création humaine comme se valant. C’est à ce titre que toutes les structures de l’organisation capitaliste de la vie sociale et économique méritent d’être mises en question et en cause.
Une boussole dans un monde désorienté
Castoriadis n’a de cesse de rappeler que le projet d’autonomie n’est qu’un germe (sous-entendu qu’il ne se réalisera sans doute jamais entièrement), et que celui-ci ne pourra avoir une chance d’éclore que si les individus et les collectifs s’en emparent réellement, le désirent et mettent en œuvre les moyens de le faire advenir. Pour lui, il n’y a évidemment ni linéarité naturelle du Progrès, ni fin de l’Histoire possible. C’est pour tout cela que l’on peut légitimement considérer sa pensée comme une sorte de boussole pour un monde largement désorienté depuis la fin du conflit des grandes idéologies. Une boussole plus que nécessaire à cette époque transitoire d’une planète susceptible de basculer dans le non-retour écologique, et d’un monde occidental secoué par une énième crise du capitalisme, d’envergure inédite, à l’issue plus qu’incertaine et vraisemblablement chaotique.
Lire Castoriadis, quelques pistes
L’œuvre de Cornélius Castoriadis (1922-1997) est à l’image de sa pensée, énorme et hors normes. Mais, au lecteur l’approchant pour la première fois, elle apparaîtra inévitablement pour ce qu’elle est : aride voire difficile. Il ne faudrait pas que cela soit une raison pour en abandonner la lecture, voici donc quelques pistes pour l’aborder sereinement.
Une première piste consiste à lire, en premier, le texte intitulé « Fait et à faire » dans le livre qui porte le même nom. Dans ce long article, Castoriadis répond aux critiques qui lui sont formulées par d’autres, à l’occasion d’un ouvrage collectif consacré à son travail. L’intérêt est que cela l’oblige à aborder l’ensemble des thèmes qu’il traite dans son œuvre. Et ceux-ci sont nombreux puisque sa pensée ne connaît aucune limite disciplinaire. Elle est totale, et c’est ce qui d’ailleurs fait sa force et sa remarquable cohérence. Castoriadis dialogue avec Platon, Aristote, Kant, Freud, Max Weber, et bien sûr Marx. Elle traite de psychologie, de sociologie, d’économie, de mathématique, ou d’histoire.
De là découle une deuxième piste qui est de ne pas tout lire chez Castoriadis, et de manière linéaire. Il est possible, pour une première approche de l’œuvre, de choisir un thème lié aux centres d’intérêt de chacun : la démocratie, l’économie, etc. Et de lire les passages ou textes qui en traitent plus spécifiquement. L’œuvre de Castoriadis est ainsi bâtie qu’elle permet cela : le corpus central est la série des Carrefours du labyrinthe, qui compte six tomes. Ces six volumes sont tous composés d’articles articulés entre eux, mais qui peuvent aussi, sans aucune difficulté, être lus de façon indépendante.
Une troisième piste est de s’écarter des écrits et d’écouter directement parler Castoriadis, ce qui est passionnant. On trouve sur le net, en podcast, des enregistrements d’émissions de radio et de conférences publiques. Dans ces enregistrements, Castoriadis fait l’effort d’exprimer simplement sa pensée. Ceux-ci peuvent ensuite être utilement complétés par des livres : l’interview par Daniel Mermet pour l’émission Là bas si j’y suis a fait l’objet d’un petit ouvrage ; d’autres interviews, parues dans la presse, ont été rassemblées dans le livre intitulé Un monde à la dérive, qui constitue aussi un bon point de départ.
L’étape ultime étant la lecture de l’ouvrage de référence de Castoriadis, à savoir « L’Institution imaginaire de la société » (1975). Celui-ci aurait dû être complété d’un second ouvrage majeur, La création humaine, qui n’a malheureusement jamais été achevé. Une préfiguration de ce qu’aurait pu être cette œuvre est contenue dans Sujet et vérité dans le monde social historique, paru en 2002, et recueillant ses séminaires prononcés en 1986-1987 à l’EHESS.
Castoriadis en dix dates(Etabli d’après l’entretien avec Olivier Morel, 18 juin 1993 ; in. « La montée de l’insignifiance » , Les Carrefours du Labyrinthe IV, Seuil, 1996, pp.82-84).
1922. Naissance (en Grèce).
1934. « J’ai commencé à m’occuper de politique très jeune. J’avais découvert en même temps la philosophie et le marxisme quand j’avais douze ans »
1937. « J’ai adhéré à l’organisation illégale des Jeunesses communistes sous la dictature de Metaxas, à la dernière classe du lycée, à quinze ans »
1944. « J’ai rapidement découvert que le Parti communiste n’avait rien de révolutionnaire, mais était une organisation chauvine et totalement bureaucratique (…). J’ai rompu et j’ai adhéré au groupe trotskiste le plus à gauche. (…) La critique du trotskisme et ma propre conception ont pris définitivement forme pendant la première tentative de coup d’Etat stalinien à Athènes »
1945. Venue en France.
1948. Fondation du groupe et de la revue Socialisme ou Barbarie.
1954. Publication de « Sur la dynamique du capitalisme », texte qui approfondit de la critique du stalinisme, du trotskisme, du léninisme, et finalement du marxisme et de Marx lui-même. 1960. Publication de « Le mouvement révolutionnaire sous le capitalisme moderne » qui critique la conception de la société socialiste et du travail de Marx.
1967. Dissolution du groupe Socialisme ou Barbarie, après 40 numéros de la revue. « Depuis la fin de Socialisme ou Barbarie je ne me suis plus occupé directement et activement de politique, sauf un bref moment pendant mai 1968. J’essaie de rester présent comme une voix critique, mais je suis convaincu que la faillite des conceptions héritées (que ce soit le marxisme, le libéralisme ou les vues générales, sur la société, l’histoire, etc.) rend nécessaire une reconsidération de tout l’horizon de pensée dans lequel s’est située depuis des siècles le mouvement politique d’émancipation. Et c’est à ce travail que je me suis attelé depuis lors. »
1997. Disparition.
Quelques références bibliographiques :
|
1. Jean-François Le 18/04/2009 à 12:28