Alternatives économiques. n°280. Mai 2009
Le rapport Cotis sur le partage de la valeur ajoutée a été remis le 13 mai au président de la République. Nicolas Sarkozy avait plaidé pour une répartition des bénéfices en trois tiers entre salariés, actionnaires et entreprise. Mais cette proposition est au mieux une chimère, au pire une menace pour les salariés.
Comment faire quand on a été élu sur le thème du pouvoir d'achat et qu'on se retrouve confronté à une crise économique grave qui le plombe ? Et qu'on a de plus beaucoup vilipendé banquiers et grands patrons, alors qu'on n'est pas du tout décidé à augmenter les impôts des plus riches ou à prendre des mesures contraignantes pour limiter leurs revenus ? On se rabat sur le discours gaulliste sur la "participation". C'est ce qu'a fait Nicolas Sarkozy le 5 février dernier en proposant en particulier une nouvelle règle pour le partage des bénéfices des entreprises: un tiers pour les actionnaires, un tiers pour les salariés, un tiers pour l'entreprise.
A défaut d'augmenter tout de suite le pouvoir d'achat des salariés, on leur fait ainsi miroiter qu'ils profiteront demain à plein de la reprise tout en légitimant le fait que les grands patrons continuent à recevoir en masse stock-options et autres bonus puisque tous les salariés bénéficieront, eux aussi, de mécanismes du même genre. Malin, non ?
Mais dès qu'il a fallu traduire ce discours en mesures concrètes, on s'est rendu compte qu'il y avait de sérieux problèmes. D'où de multiples commissions qui ont pour tâche de se dépêtrer de l'affaire. Comme avec la suppression de la publicité pour la télévision publique. Jean-Philippe Cotis, le directeur de l'Insee, est chargé d'un rapport, tandis que Frédéric Lefebvre et Eric Besson en préparent un autre au titre de l'UMP (1). Pourquoi les trois tiers sont-ils si difficiles à mettre en musique ?
Intéressement, participation..., les dispositifs susceptibles d'être mobilisés pour accroître la part des bénéfices distribuée aux salariés sont nombreux et complexes (voir encadré), mais sur le fond, l'affaire est assez simple. De deux choses l'une, soit il s'agit de rogner sur les bénéfices qui vont aux actionnaires ou restent dans l'entreprise pour accroître la part de la valeur ajoutée qui va aux salariés. Dans ce cas, les salariés sont gagnants, à condition que la dégradation des profits qui en résulte n'amène pas les entreprises à fermer ou à délocaliser leurs activités. Soit il ne s'agit pas d'augmenter cette part, mais de substituer en partie aux salaires classiques, indépendants des résultats des entreprises, des rémunérations qui varient en fonction du succès de l'activité. Dans ce cas, les salariés sont perdants, même si le fait qu'une part de leur rémunération soit variable peut contribuer à pérenniser leurs emplois.
La participation: elle est obligatoire dans toutes les entreprises de plus de 50 salariés. La part des bénéfices à distribuer est définie par une formule légale et la distribution se fait proportionnellement aux salaires versés. Ces sommes sont exonérées de cotisations sociales et non imposables tant pour les entreprises que pour les salariés. Jusqu'au 1er mai dernier, l'argent était obligatoirement bloqué pendant cinq ans; une loi adoptée en décembre 2008 a supprimé cette obligation. Il s'agissait à l'origine de faciliter le financement pérenne des entreprises, mais la majorité actuelle a choisi de privilégier la distribution immédiate de revenus aux salariés. En 2006, 44 % des salariés du privé étaient couverts par ce dispositif et chaque bénéficiaire avait reçu en moyenne 1 373 euros, soit 4,8 % de leur salaire.
L'intéressement: ce dispositif non obligatoire dépend d'un accord d'entreprise conclu pour trois ans. Les paramètres entrant dans les formules d'intéressement peuvent être de tous types, y compris non financiers. L'intéressement est plafonné à un maximum de 20 % des salaires versés. En 2006, 35 % des salariés du privé étaient couverts par un accord d'intéressement et chaque bénéficiaire avait reçu en moyenne 1 532 euros, soit 4,9 % de leur salaire.
Les plans d'épargne entreprise: les dispositifs évoqués ci-dessus peuvent servir à alimenter des plans d'épargne entreprise (PEE), où les sommes sont bloquées cinq ans dans des conditions fiscalement favorables. Les salariés peuvent bénéficier éventuellement de versements supplémentaires de la part des employeurs, dits "abondements". Il existe également des plans d'épargne groupe (PEG) et des plans d'épargne interentreprises (PEI). En 2006, 36 % des salariés du privé disposaient d'un PEE auquel ils avaient apporté cette année-là 8,8 milliards d'euros. Fin 2008, les sommes immobilisées dans ces fonds représentaient 71 milliards d'euros, en baisse de 16 milliards par rapport à fin 2007. 41 milliards d'euros étaient investis dans des fonds diversifiés (en recul de 7 % sur un an) et 30 milliards étaient placés sous forme d'actionnariat salarié dans l'entreprise elle-même. Ces fonds d'actionnariat salarié ont perdu 30 % en un an.
Le plan d'épargne pour la retraite collectif (Perco): c'est le petit dernier, mis en place en 2003. L'épargne y est bloquée jusqu'à la retraite. Pour ses promoteurs, les Perco sont l'amorce de fonds de pension à la française. Malgré le désastre subi actuellement par les systèmes de retraites de ce type, ses partisans ne renoncent pas à cette ambition: la loi du 3 décembre 2008 "en faveur des revenus du travail" a même rendu l'adhésion obligatoire dans les entreprises qui en proposent (jusque-là les salariés devaient demander individuellement à y adhérer). Au 30 septembre 2008, seuls 413 000 salariés avaient adhéré à un fonds de ce type doté seulement de 1,8 milliard d'euros d'encours.
Pourrait-on (devrait-on) aller en France dans la première direction ? Pas sûr. C'était pourtant bien le sens de la proposition de Nicolas Sarkozy avec les trois tiers. En 2006, dernière année connue, les dispositifs existants de partage des bénéfices ont représenté 15,1 milliards d'euros, soit 4,4 % de l'ensemble de la masse salariale distribuée. Cette même année, les bénéfices après impôts des entreprises non financières avaient représenté 93,6 milliards d'euros (2), selon l'Insee. 71 de ces 93,6 milliards, soit 76 % du total, ont été distribués aux actionnaires. Les 15,1 milliards d'euros d'intéressement et de participation concernaient l'ensemble des salariés, y compris ceux du secteur financier. L'intéressement et la participation distribués aux seuls salariés des entreprises non financières ont représenté environ 13,6 milliards d'euros, soit 15 % des bénéfices après impôts. Pour porter cette part à un tiers, il aurait donc fallu plus que la doubler à 31 milliards d'euros. C'est-à-dire déplacer de 2 points la frontière du partage de la valeur ajoutée et priver les entreprises et leurs actionnaires de 17 milliards de bénéfices. On comprend que Laurence Parisot, la présidente du Medef, n'ait guère apprécié la suggestion – visiblement peu réfléchie en amont – du président de la République...
Mais il n'y a pas que du point de vue du patronat et des actionnaires qu'une telle modification risquerait d'être problématique. En effet, l'économie française est déjà, selon les données publiées récemment par Eurostat (voir "Pour en savoir plus"), celle, parmi toutes les économies de l'Union européenne, où la part des profits dans la valeur ajoutée des entreprises est la plus faible. Avec 31,2 % en 2007, cette part se situe 8 points en dessous de la moyenne de la zone euro (39,3 %). La France est de plus l'une des rares économies de l'Union où la part des profits n'a pas augmenté depuis 2000. Alors qu'elle est montée de 5,1 points en Allemagne, de 3,2 aux Etats-Unis, de 1,4 au Royaume-Uni...
Cela n'a pas que des inconvénients : c'est une des raisons pour lesquelles la consommation des ménages s'est mieux tenue chez nous ces dernières années, et cela sans recourir de façon excessive à l'endettement. Mais cette faiblesse exceptionnelle des profits indique aussi un réel problème d'offre. Il se traduit notamment par une désindustrialisation rapide et par une dégradation inquiétante des comptes extérieurs du pays. Est-ce vraiment le moment d'en rajouter, alors que de toute façon les profits des entreprises vont chuter du fait de la crise ? On peut en douter. Y compris du point de vue des salariés : une hausse de leur part dans la valeur ajoutée risquerait fort de n'être qu'une victoire à la Pyrrhus comme à la fin des années 1970 et au début des années 1980, quand une telle évolution avait débouché sur une restructuration douloureuse de l'économie française (voir "Pour en savoir plus").
De toute façon, il y a peu de chances que ce risque se concrétise. D'abord, parce que le Medef et les grands patrons français disposent de suffisamment d'influence pour rendre au final les projets de Nicolas Sarkozy moins menaçants pour leurs profits. Mais aussi et surtout parce que le rapport de force est si favorable aux employeurs dans les entreprises elles-mêmes (et le devient encore plus au fur et à mesure que le chômage s'accroît) qu'ils trouveront sans difficulté les moyens de se rattraper sur les salaires fixes si d'aventure on leur imposait vraiment de distribuer une part plus importante des bénéfices aux salariés.
C'est donc, selon toute vraisemblance, plutôt vers le second scénario qu'on se dirigerait : le remplacement d'une part des salaires fixes par des rémunérations dépendantes des bénéfices des entreprises. Ces mécanismes sont déjà particulièrement développés. La France, sous l'impulsion du général De Gaulle, avait été pionnière en la matière. Ils n'ont pas que des inconvénients pour les salariés : en liant en partie l'évolution de la masse salariale à la santé financière de l'entreprise, ils limitent la tentation, et le besoin, pour elle, de jouer sur l'emploi comme variable d'ajustement. Mais en contrepartie, ils introduisent une incertitude sur les revenus des salariés. C'est la raison pour laquelle ces mécanismes ne peuvent et ne doivent avoir qu'une ampleur limitée. Surtout pour les salariés du bas de l'échelle qui, eux, ne peuvent pas se permettre de voir leurs revenus faire du Yo-Yo.
L'idée d'étendre les mécanismes de rémunération qui s'appliquent en haut de la hiérarchie à l'ensemble des salariés peut sembler égalitaire et sympathique. Elle est en réalité dangereuse : il est normal que la partie variable des rémunérations soit beaucoup plus importante en haut qu'en bas de l'échelle des salaires. Le summum du risque est atteint quand ces mécanismes sont utilisés en plus pour développer l'actionnariat des salariés dans leur propre entreprise, comme c'est souvent le cas actuellement : non seulement les salariés risquent alors de perdre leur emploi si les affaires vont mal, mais aussi leur patrimoine... L'an dernier, les 30 milliards d'euros d'épargne salariale investis en actions de l'entreprise ont perdu 30 % de leur valeur. Bonjour les dégâts ! Compte tenu des mécanismes existants de partage des bénéfices et des risques associés à leur développement éventuel, il n'y a donc aucune urgence à aller plus loin.
Cela d'autant plus qu'une telle extension aggraverait probablement un autre problème pas encore évoqué. Pour développer ces dispositifs, malgré leur intérêt intrinsèque limité, les gouvernements successifs ont eu constamment recours – et dans les grandes largeurs – à un subterfuge : ils les ont exonérés de cotisations sociales et d'impôt sur le revenu. Un moyen imparable de les rendre attirants tant pour les salariés que pour les entreprises. Mais aux dépens du financement des fonctions collectives. Il y a deux ans, la Cour des comptes avait estimé les pertes liées à l'intéressement et à la participation à 5,2 milliards d'euros pour l'année 2005 pour les seules cotisations sociales (3). 5 milliards d'euros, c'est la moitié du déficit de la Sécurité sociale en 2008... Si on en rajoute encore, l'équilibre des finances publiques n'est pas près d'être rétabli. A moins qu'on veuille rendre inévitable le démantèlement de la protection sociale en plongeant davantage encore la Sécu dans le rouge...
Bref, il n'y a pas grand-chose à chercher du côté du partage des bénéfices. Si on veut réellement répondre à la colère légitime des salariés vis-à-vis des formidables inégalités qui se sont creusées du fait du niveau indécent des dividendes versés aux actionnaires et des rémunérations scandaleuses des grands patrons, c'est surtout par le biais de la fiscalité et de mesures contraignantes limitant ces rémunérations qu'il faut agir.