Rue89. 1er décembre 2009 par Laure Heinich-Luijer
La scène est à peine croyable. Le détenu arrive en ambulance. Une ambulance bien gardée. Un hôpital sous escorte venu de la maison d'arrêt de Fresnes. Le véhicule se gare dans les anciennes écuries du roi devenues la Cour d'appel de Versailles. L'endroit est beau pour y juger un animal.
Les gendarmes se demandent comment ils vont faire pour présenter le détenu devant ses juges. Il n'y a pas de monte-charge à Versailles. Il n'y a même pas d'ascenseur. Il n'est pas prévu d'y comparaître allongé.
Le garçon est étendu dans un brancard. Il ne peut pas bouger, la tête coincée dans une minerve, un caillot qui menace la moelle épinière. Paraplégique c'est sûr. Tétraplégique, c'est en bonne voie.
Il possède un certificat médical rédigé par le médecin de l'hôpital de la maison d'arrêt : son état de santé est devenu incompatible avec la détention.
L'ambulance sert de parloir : l'avocat lui explique qu'il ne sera pas jugé. Evidemment. On ne comparaît pas allongé. En général, si l'on rampe devant ses juges, c'est de manière symbolique.
Il n'y aura pas à plaider. L'impossibilité de tenir une audience sera soulevée d'office par le président et tout le monde sera d'accord.
Il y a d'ailleurs un cas tout à fait identique jugé par la Cour européenne des droits de l'homme concernant la même pathologie et la même Maison d'arrêt (Vincent / France, 26 mars 2007). La Cour estime que la détention d'une personne handicapée dans un établissement où elle ne peut pas se déplacer, et en particulier quitter sa cellule par ses propres moyens, constitue un traitement dégradant au sens de l'article 3 de la Convention.
Ici, le garçon ne peut pas même comparaître par ses propres moyens.
Les gendarmes le portent tant bien que mal. La scène fait penser aux pires déménagements, quand le meuble ne passe pas, qu'il faut se contorsionner dans l'escalier, qu'on n'est pas certain d'y arriver, qu'à tout moment ça peut lâcher. Sauf que là, c'est la vie qui à tout moment peut lâcher.
Les gendarmes ont tenu bon. On aurait dit qu'ils en étaient désolés. Ils se sont presque excusés auprès de l'avocat ; auprès du détenu ils n'ont pas osé. Ils l'ont posé où ils pouvaient, comme une chose abandonnée.
L'avocat pensait que s'il n'était pas nécessaire de plaider l'évidence, il était nécessaire d'en parler. Il a voulu prévenir le président de cette situation mais la greffière s'est interposée : « Le président ne souhaite pas vous recevoir ».
C'est vrai, parfois les présidents ne parlent pas aux avocats. Ce n'est pas une règle, c'est juste un constat.
Les juges ont fait leur entrée, l'huissier a demandé aux gens de se lever…
Le président a souhaité qu'on fasse venir le brancard plus près. On a poussé les chaises, les tables, les lampadaires et le brancard est venu se placer au milieu du prétoire. Il y avait un garçon dessus, la question est : quelqu'un s'en est-il aperçu ?
« Maître, vous demandez à ce que l'affaire ne soit pas jugée aujourd'hui, quel est le problème ? ».
Le problème était allongé devant eux. Il avait deux bras, deux jambes qui ne fonctionnaient pas. Le problème est un brancard dans une salle d'audience. Le problème est une minerve qui fait qu'un garçon allongé regarde le plafond. Le problème s'appelle dignité.
Le problème est qu'on ne parle plus le même langage.
Le problème est que la nouvelle conception de la politique pénale n'est plus la quête de la justice et de l'équité. Aujourd'hui, sa seule vocation est de réguler les troubles sociaux : la sanction en est réduite à écarter l'individu de la société. Peu importe dans quel état il est. Peu importe qui il est. Peu importe ce qu'il pourrait expliquer. Ce qui compte, c'est de l'écarter de la société.
Le problème, c'est que lorsque les juges ne sont plus atteints par rien, qu'ils ne sont plus touchés par rien, cela ne sert effectivement plus à rien de parler. Et cela ne sert plus à rien de plaider.
« Monsieur, êtes-vous capable de comprendre le procès ? » Oui, Monsieur n'a pas de tumeur au cerveau, il est juste allongé dans un lit d'hôpital, les yeux fixés au plafond.
« Le calendrier de la Cour est très chargé et nous avons prévu de juger votre affaire aujourd'hui, le certificat médical dit que votre état est incompatible avec la détention, il ne dit pas qu'il est incompatible avec votre comparution devant une juridiction ».
Il y a des moments où c'est à désespérer de plaider.
L'avocate générale est suspicieuse : « Il y a 6 mois, quand il a été incarcéré, il est entré en prison sur ses deux pattes. »
C'est bien confirmé, on juge un animal.
Ils n'ont rien écouté, rien entendu, rien compris. Ce n'était pas une histoire de mauvaise volonté. Juste une autre appréciation de l'humanité. Ou plutôt sa totale négation.
Ils ont mis des heures à se décider. Puis ils ont renvoyé le jeune homme en prison à Fresnes, jusqu'en janvier, pour qu'il y voit d'autres médecins, pour dire si c'était bien vrai qu'il ne pouvait pas se lever. Des vétérinaires auraient peut être été plus appropriés.
En janvier, il ne pourra pas davantage se lever. Il viendra en ambulance bien escorté. Il sera de nouveau monté devant ses juges comme une chose qu'on n'arrive pas à manier. Il sera peut-être lâché. Par les gendarmes ou par la vie. Quelle importance d'être lâché quand on a déjà perdu toute dignité ?
Il faut espérer que l'avocat ne le lâche pas, qu'il croie encore un peu dans l'utilité de plaider.
Le jour où il ne restera aux avocats qu'à se taire, on se demande bien qui aura encore le droit de parler.
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