Photo : Stand d’un biffin Porte Montmartre © Samuel Le Cœur
Chaussures en vrac, vêtements en pagaille, fouillis de chargeurs de téléphones portables, piles de vieux magazines... Des objets étalés sur quelques carrés de toile. Un butin glané la nuit sur un trottoir, trouvé un jour dans la rue, récupéré dans une poubelle. Les vendeurs restent ici jusqu’à ce que des policiers en VTT les forcent à s’envoler. Les baluchons de fortune se redéploient ensuite. Une scène qui se répète tous les jours, dans le tumulte du bas-Belleville, à Paris, au grand dam de certains commerçants et riverains. « Ça bloque le passage pour les habitants qui veulent rentrer chez eux. Et depuis juin, on a perdu 50% de chiffre d’affaires », se désole l’employé d’une épicerie asiatique. C’est une « décharge à ciel ouvert », renchérissent les riverains, membres de l’association de quartier « Belleville-Couronnes ». Excédés, ils souhaitent que la mairie mette fin à ce « marché de la misère ».
Quand la « biffe » revient avec la crise
« S’ils arrêtent les contrôles policiers, il n’y aura plus de déchets. Quand les gens fuient, ils préfèrent perdre les vêtements que payer une amende de 280 euros. Et c’est à la mairie de ramasser les déchets », explique Karim, qui regrette la gêne occasionnée. Karim, est un « biffin » (« étoffe » en vieux français) : il est héritier de la tradition des chiffonniers, à l’origine des marchés aux Puces aux portes de Paris. Karim a 60 ans passés, il « biffe » depuis plus de vingt ans. Arrivé en France en 1976 après avoir été magasinier en lingerie, ce tunisien diplômé de l’École professionnelle supérieure d’informatique s’est retrouvé au chômage. Pour lui, « la vente de recyclage », c’est « une nécessité économique et sociale parce que la pauvreté s’installe ».
En période de crise économique, cette activité ancestrale a le vent en poupe. Vieux immigrés, sans-papiers, retraités français, bénéficiaires du RSA, chômeurs, mais aussi travailleurs « insérés »… La revente d’objets dénichés ici ou là est pour beaucoup l’unique moyen de joindre les deux bouts. Samuel Lecoeur, photographe et soutien des biffins, en fait le constat. Il évoque ce jeune père de 3 enfants, employé chez Darty et dont la femme est sans emploi, qui se met à biffer malgré un salaire mensuel de 1500 euros. « Y’a de plus en plus de monde ! », remarque-t-il. Même des patrons d’entreprises en faillite. Martial, la cinquantaine bien frappée, sous sa chebka, marche une pince télescopique à la main. Suite à la liquidation de son entreprise, cet ingénieur informatique s’est vu contraint il y a 3 ans d’étaler sur le parterre de Belleville des affaires trouvées. « Je préfère ça que demander l’aide sociale », explique-t-il.
La police passe, les biffins restent
Les biffins seraient entre 1.500 et 3.000 à Paris et ses environs. Face à l’ampleur du phénomène, le Conseil régional d’Ile de France a voté pour 2011 un budget d’un million d’euros pour répondre à cette question sociale. Mais plusieurs mairies du Nord-est de Paris préfèrent envoyer les forces de l’ordre, plutôt que mettre en place des espaces de vente autorisée. Une répression qui ne fait que déplacer le problème.
Pour éviter une « favelisation de la ville », selon le terme de Frédérique Calandra, maire socialiste du 20ème arrondissement de Paris, 1.500 « sauvettes » sont chassés de la Porte de Montreuil en 2010. Certains y sont revenus depuis. D’autres se sont installés à la Porte de Bagnolet. D’autres encore ont pris leurs quartiers à Belleville et Couronnes, à la croisée de quatre arrondissements de Paris [1]. Où ils restent toujours en proie aux coups de triques. Ils ont gouté aux gaz lacrymogènes, ils ont été interpellés. Leur matériel est souvent saisi sans procès verbal. Direction le camion-benne ou le coffre d’une voiture de police.
« Ils n’ont pas le droit de vendre, mais ont-ils droit de survivre ? »
Ce n’est pas la récente loi de sécurité intérieure, Loppsi 2, qui va arranger les affaires des biffins. Au prétexte de lutter contre « l’économie souterraine », la loi [2] prévoit « six mois d’emprisonnement et 3.750 euros d’amende pour "vente à la sauvette". Et 15.000 euros d’amende pour la « vente en réunion »... Sur pression des riverains, les maires des arrondissements concernés font régulièrement appel à la préfecture de police. En janvier, celle-ci a mis en place une « brigade spécialisée de terrain », sorte de police de proximité, version Brice Hortefeux. Mais « les verbalisations sont stériles. Les gens ont les minimas sociaux, donc légalement on ne peut pas leur demander de payer », rappelle Karim. « D’accord, ils n’ont pas le droit de vendre, mais ont-ils droit de survivre ? » ironise Samuel Lecoeur.
En 2010, Bernard Jomier, élu Europe Écologie-Les Verts (EELV) s’est opposé au souhait de Roger Madec, maire du 19ème, de faire intervenir la police. « C’est une bêtise totale, ils reviendront dans 6 mois. Il faut régler les problèmes de façon durable. Ça m’a rappelé les vendeurs de cracks de Stalingrad qu’on a réprimé pendant 10 ans, jusqu’au jour où on a mis en place des réponses sociales ». L’élu est rejoint par ses homologues des autres quartiers. « Ce n’est pas en criminalisant la misère qu’on l’éradique ! Il est temps de sortir des logiques répressives, et de construire des politiques alternatives », lancent-ils dans un récent communiqué. Une alternative à la matraque ? Les regards se tournent du côté du « carré des biffins », porte de Montmartre.
Carré des biffins ou carré VIP ?
Une bâche verte et un numéro au sol à la peinture blanche attestent de l’autorisation de la vente. Au bout du marché aux puces, sous le pont du boulevard périphérique, 100 places sont délimitées en deux allées. Là se côtoient acheteurs, vendeurs et agents de la Mairie de Paris. Grâce aux luttes de l’association « Sauve qui peut », Daniel Vaillant, maire socialiste du 18ème arrondissement, a accepté en octobre 2009 de dédier un espace à la biffe. Un budget de 230.000 euros a été alloué à l’association Aurore pour l’accompagnement social et la distribution des places. Du samedi au lundi, jours des Puces, le bus blanc d’Aurore stationne dès l’aube et reçoit les biffins qui viennent se réchauffer autour d’un café, rapporter leur bâche ou demander une place.
Mais ne fait pas partie de cet « espace biffin » qui veut ! Les 230 adhérents ont signé une charte et s’engage à ne pas vendre de produits neufs. Ils doivent habiter dans les 17ème et 18ème arrondissements de Paris ou à Saint-Ouen, et justifier de leur niveau de ressources. « Plus ils en ont besoin, plus ils ont de jours de vente », explique Pascale Chouattra, responsable de l’association Aurore. Exception faite pour certains biffins « historiques » de Sauve-qui-peut.
« "Carrer" des gens comme ça, c’est une honte, c’est du contrôle social »
Immigrés d’Europe de l’Est non autorisés à travailler, personnes âgées à la retraite trop maigre ou habitants du quartier attirés par une biffe légalisée, tous se retrouvent à faire les poubelles. « Noirs, Rroms, Gaulois, Chibanis, c’est une sorte de saladier multi-ethnique », s’amuse la salariée d’Aurore. Sauf que le saladier déborde. Avec 800 demandes au départ, plus de 500 personnes demeurent hors-système. Aux 100 places autorisées, se mêlent désormais les « sans-place ». À quelques encablures du carré VIP, faute de détenir une carte, des centaines de vendeurs déballent leur ballot avant que les contrôles policiers ne les éparpillent. Bref, rien de nouveau pour les biffins ! L’expérimentation du « carré » touche ici ses limites.
« J’ai pas milité pour cette merde-là, c’est sombre, ça pue, y’a des rats, s’emporte Martine, biffin depuis 38 ans à Paris. Je me bats pour la reconnaissance de tous les biffins. "Carrer" des gens comme ça, c’est une honte, c’est du contrôle social ». Sans hostilité envers les travailleurs sociaux d’Aurore, Martine s’interroge sur la tournure du projet. « Mettre une bâche par terre, ça coûte 230.000 euros ? Ça devient un business. Les gens n’ont pas attendu Aurore pour aller voir une assistance sociale ».
Briscarde de la récup’, Martine « bouffe et s’habille dans la poubelle ». Après une mauvaise expérience professionnelle, elle préfère s’adonner à l’art de la débrouille. « J’adore ça, c’est un choix aussi. Avant j’avais honte, maintenant c’est fini. Pour moi, c’est une solution pour rester libre ». Karim, moins radical, reste partagé : « le marché là-bas, c’est bien. Mais il y a un petit décalage. Le biffin ne veut pas des horaires fixes, et d’un seul jour par semaine ». Pour Mohamed Zouari de Sauve-Qui-Peut, il ne faut pas demander la lune : « on n’a déjà plus besoin de se sauver comme des voleurs ».
Biffins ou marchandises « tombées du camion » ?
Martine et Karim préfèreraient un espace autogéré par les biffins eux-mêmes. Pascale Chouattra ne s’y oppose pas, tout en admettant qu’entrer dans la loi impose des contraintes. Elle regrette que le carré ne donne pas envie à d’autres arrondissements. Pourquoi ne pas envisager une telle initiative dans le nord-est parisien ? Parce qu’il ne s’agit pas vraiment de biffins, répond la municipalité du 20ème. Plutôt des personnes précaires qui s’adonnent au trafic de marchandises neuves « tombées du camion ». Sans nier l’existence de ce trafic, pour Samuel Lecoeur, c’est une façon de couper court à tout dialogue et de « dénigrer des revendications légitimes » : la meilleure manière de lutter contre les marchandises volées est d’organiser des lieux de vente autorisés, explique-t-il.
En octobre, un conseil d’arrondissement qui devait voter l’implantation d’un « carré Biffins » dans le 20ème a été annulé, suite à la manifestation de riverains, commerçants et puciers hostiles au projet. « On paye des impôts, c’est une concurrence déloyale », s’énerve Patrice, pucier de la Porte Montreuil. « Au lieu d’institutionnaliser la misère, on veut trouver des débouchés », se défend le cabinet du maire du 20ème.
Du « biffin développement durable » ?
Le seul projet réellement envisagé est une déchetterie-ressourcerie. Un lieu où chaque habitant peut apporter un objet ménager destiné à la poubelle, pour le réparer ou le transformer. Si le principe de non-gaspillage est loué par les soutiens aux biffins, il ne correspond pas selon eux à leurs besoins. « C’est comme si on disait à des personnes handicapées, on ne peut pas faire des C.A.T [Centres d’aide par le travail [3]] mais vous pourrez acheter des glaces bio. C’est refuser une réponse sociale pour plaire à son électorat », déplore un élu de Paris.
L’activité de revente de produits recyclés devrait pourtant intéresser les élus de Paris si enclins à vanter l’écologie et le traitement des déchets. « Les biffins sont écolos, ils vont avec le Grenelle de l’environnement. C’est le "biffin développement durable, lien solidaire, économie verte" », estime Samuel Lecoeur. Peut-être les enjeux sont-ils ailleurs. En 2007, le contrat de sécurité du 18ème spécifie les relevés de tonnage des affaires des biffins. Un traitement par la Direction Propreté de la Ville pourrait profiter aux entreprises qui gèrent les déchets ménagers, comme au Syndicat intercommunal des ordures ménagères de l’agglomération parisienne (Syctom), dont le président est adjoint au maire de Paris, chargé de la propreté.
Paris sans biffins ?
Pour Frédérique Calandra, maire du 20ème, ce n’est pas aux quartiers populaires d’assumer une fois de plus les inégalités. « C’est facile de dresser les uns contre les autres, si on veut gérer des problèmes de population aisée, on se fait élire dans le 16ème », rétorque Bernard Jomier. L’élu écologiste admet que la cohabitation avec un marché de la pauvreté peut être difficile. Mais les attaches des biffins sont dans les quartiers populaires. Raison de plus, selon lui, pour dialoguer avec les biffins. Il prône une politique globale de répartition des espaces autorisés. « On ne peut pas mettre 500 revendeurs au même endroit, il faut une mixité sociale. Que l’on crée des marchés ailleurs ! Pourquoi pas dans le 17ème, au niveau des Batignolles ? » propose-t-il. Martine ne manque non plus d’idées :« Toute l’année y’a des brocantes, ça ne dérange personne ! Les terre-pleins de Belleville, Couronne, Ledru-Rollin, Bastille, il y a de quoi faire ! »
Cela ne semble pas d’actualité. En 2008, le maire de Paris Bertrand Delanoë a déclaré que les Parisiens ne lui demandent pas d’organiser des marchés aux biffins. « Le problème, poursuit-il, c’est que ça commence à 20, 30 et après ils sont des milliers [4] ». Les biffins font-ils tâche dans le décor parisien ? Pour Martial, Bertrand Delanoë veut faire « un Paris pour bobos », avec des vide-greniers le dimanche. Et pas de biffins au cœur de la ville. Aux portes de Paris, éventuellement. Sauf qu’aucune place ne leur est destinée dans les plans du grand projet de rénovation de l’agglomération parisienne.
L’attraction des promoteurs immobiliers se fait au détriment « des espaces tolérés depuis un siècle pour les biffins », explique Samuel Lecoeur. Résultat : « tu as les flics du 93 qui les poussent vers le pont et ceux de Paris qui les poussent vers le périphérique. Alors, où vont-ils aller ? » A ceux qui ont oublié que la révolte tunisienne a commencé par la répression d’un vendeur à la sauvette, Danie, biffine depuis vint ans, prévient : « ça va faire comme en Tunisie, les gens vont se révolter ! »
Ludo Simbille
Photos : © Samuel Le Cœur