Sa fillette sur les genoux, M. Olivier Méri parle de « lutte de classes » et d’« action de masse », du sorbet à la goyave plein la bouche. Des termes périmés, en métropole. Pas ici, au bord de la mangrove — le marais côtier planté de palétuviers. Pas aujourd’hui, en ce samedi d’août où les pompiers de l’aéroport fêtent leur victoire. Un « midi-minuit », douze heures de zouk à fond et de plats maison (gratin de christophines — sorte de courgettes —, riz forcément créole, mangues à volonté) pour récompenser six mois de grève en continu — avec occupation de la chambre de commerce et d’industrie (CCI), recours au tribunal administratif, médiation du préfet.
« On est parti de presque rien, hein, au départ ? » M. Méri se tourne vers son « mentor » Eddy Damas, salarié de France Télécom et cadre de l’Union générale des travailleurs de Guadeloupe (UGTG), qui fume une cigarette en retrait : « En 2006, le conseil syndical de l’UGTG m’a donné l’ordre de relancer l’union locale des entreprises de l’aéroport. C’était un point stratégique, et pourtant en sommeil. Nous n’avions alors qu’un seul syndiqué parmi les pompiers. A force de réunions, d’enquêtes, de tractage, nous en avons aujourd’hui dix-sept sur trente-deux...
— C’est si important, pour vous, le tractage ?
— Essentiel. Quand tu distribues un papier, l’article compte à peine. C’est grâce à la poignée de main, grâce à l’échange autour que l’on persuade lentement, que nos idées se distillent dans le corps social. Et surtout, quand tu diffuses avec ton tee-shirt de l’UGTG, c’est un bon thermomètre. Tu prends la température, et parfois tu sens que les gens sont chauds. »
Tandis qu’on sirote un « chocolat martiniquais », M. Méri s’avance vers la piste de danse. « Un-deux, un-deux. » Sa serviette de bain autour du cou, il teste le micro. « Semblez, camarades, semblez. » La musique s’interrompt dans la nuit, les spots fluo aussi, et les « camarades », plus leurs femmes, plus leurs enfants, se « rassemblent ». Devant un écran improvisé, le jeune délégué de l’UGTG commente les photographies : « Nous étions tous réquisitionnés par les gendarmes, alors nous avons dormi chez des amis. Nous nous sommes cachés dans les bois — nous n’allons pas vous révéler notre jardin secret ! Nous avons fait comme les esclaves : du marronnage. » Au cliché suivant apparaît un camion renversé, « on ne sait pas pourquoi, une coïncidence, juste devant la CCI » — les rires fusent. Jusqu’à la négociation finale, qui accorde des années d’heures supplémentaires non payées, « entre 17 000 et 25 000 euros net ». Et grâce à qui ? « J’appelle Eddy Damas, conseiller de l’UGTG. » Sous les applaudissements lui est remis, en cadeau, une montre Eurogold. Idem pour l’élancée Liliane Gaschet, de l’Union nationale des syndicats autonomes (UNSA). Et pour le barbichu Fred Pausiclès, de Force ouvrière (FO).
La cérémonie achevée, les amplificateurs hauts d’un mètre crachent à nouveau leurs décibels. « On fait les choses dont on a toujours rêvé, braille M. Pausiclès. Auparavant, quand on disait qu’on appartenait à FO, c’était sans cesse : “Ah, le syndicat des patrons.” » On s’éloigne pour échapper aux enceintes géantes. Quitte à abreuver de sang les nuées de moustiques.
« Mais quand même, la locomotive de ce mouvement reste l’UGTG, non ? — Ah, mais l’UGTG est un syndicat unique ! », s’exclame ce cadre de FO, fonctionnaire au ministère de la défense. Un syndicat unique, pas par le nombre de ses adhérents, pas par la couleur de son drapeau, pas par l’homme qui le dirige, mais par son fonctionnement. « Nous, on dit gentiment “bonjour” au patron, on écrit une première lettre, une deuxième, une troisième, rien ne revient. Pour eux, le problème ne se règlera qu’à travers un rapport de forces. » L’UGTG pose un préavis : « On bloque et ensuite on discute. » Depuis sa création, grâce à une poignée d’hommes de conviction, de nationalistes, elle a obtenu des succès foudroyants. Pas seulement dans les urnes. Dans des secteurs en souffrance, comme la canne à sucre, où les travailleurs étaient payés 25 % en dessous du smic, ils ont gagné 30 % d’un coup. « Ça marque les mémoires, reprend M. Pausiclès. Quand ils disent à un patron : “Vous capitulez”, il capitule. Ou alors, en rentrant chez lui, il a le secrétaire général de l’UGTG devant sa barrière, avec une sono, pour l’aider à dormir. Et le lendemain, quand le patron fait ses courses, il a le secrétaire général qui le suit dans les allées. Il va à la messe ? Il est sur le banc à côté, qui lui fait signe. A un banquet ? Il l’a comme voisin de table. »
On se prend à s’interroger. Il y a quelque chose de la légende dans ce récit. « Demandez au patron d’Orange Caraïbes si c’est une légende ! C’est un cauchemar, oui ! Et ce syndicat-là, de lutte, puissant, déterminé, a l’intelligence de ne pas agir seul : en décembre, et même avant, c’est l’UGTG qui a initié la démarche commune. Donc, bien sûr qu’il reste la locomotive. »
Suffirait-il d’attendre
que le fruit libéral
tombe de lui-même ?
Les pieds gonflés de piqûres, on rentre. Dans les assiettes en plastique, un vivaneau grillé attend. Une question demeure en suspens. Pendant ce long conflit qui a paralysé la Guadeloupe à partir du 20 janvier 2009 (1), comment ont réagi FO et son secrétaire général Jean-Claude Mailly ? M. Pausiclès sourit. « La confédération nous appelait régulièrement : si eux avaient pu choisir, il aurait fallu qu’on sorte du conflit. “Ça ne sert à rien”, “Vous n’aurez jamais 200 euros”, “Il y a déjà vingt jours”... Ils nous tenaient des propos comme ça, pas très encourageants. Bref, on ne montrait pas le bon exemple. »
Même constat pour les autres syndicats. « Ils négocient des places dans des commissions, au Conseil économique et social [CES], dans tous les CES régionaux, et ça les rapproche de l’establishment. Leurs finances dépendent de plus en plus des dotations d’Etat. C’est un des aspects qui n’incitent pas à la combativité. »
En décembre 2008, alors que déjà le volcan grondait, Le Monde n’évoquait la Guadeloupe que pour ses « écrivains caraïbes (2) ». Même la presse engagée ne voyait rien venir, hormis la « Caraïbe en musique (3) ». Un mois plus tard, pourtant, un sigle se répand dans les journaux : LKP — Liyannaj kont pwofitasyon (Rassemblement contre les profits abusifs et l’exploitation). Trois lettres qui reviennent jusque dans les manifestations en métropole, qui envahissent les conversations : « Quel est leur remède secret ?, s’interroge-t-on dans les défilés. Est-ce grâce à la chaleur des îles ? A cause des prix excessifs ? Ou leur dirigeant charismatique ? »
Dans les médias, comme toujours, l’« événement » a surgi de nulle part, subit, soudain, avant qu’une autre nouvelle (la grippe « mexicaine », devenue « porcine », puis l’anonyme « H1N1 », etc.) ne chasse cette « colère » de l’actualité. Ce mirage médiatique du surgissement épouse alors, au printemps, la même illusion politique : l’espérance, répandue dans la gauche militante, que de la crise naîtra forcément une révolte. Que les foules se mobiliseront spontanément. Qu’il suffirait d’attendre pour que le fruit libéral, non plus mûr mais pourri, tombe de lui-même.
Le « mouvement » aux Antilles est scruté à l’aune de cette croyance, qui comporte bien sûr sa part de vérité : l’intervention du peuple dans l’histoire, un mois de juillet 1789, de février 1917, de mai 1936, de décembre 1995 ou de janvier 2009, relève toujours un peu du mystère. Mais ne doit pas masquer une autre histoire, souterraine, humble, laborieuse, d’hommes qui construisent pas à pas une organisation, qui diffusent patiemment leur propagande, qui resserrent les mailles de leur filet militant, qui nouent des alliances pour fortifier le front — bref, qui rendent le prodige possible : sans l’UGTG, pas de LKP. Qui, certes, ne se réduit pas à l’UGTG.
« Sé silon jan ou bityé ou kapab rékolté saw planté », se donnait pour maxime l’UGTG à son congrès de 2008 — citant à peu près la Bible en créole : « Nous récolterons ce que nous aurons semé. » Et dans le mouvement LKP, on repère en effet bien des graines plantées plus tôt : dès 1997, sur ses tee-shirts, ses affiches, ses tracts, l’UGTG pourfend la pwofitasyon — mot d’ordre qui paraît, désormais, une invention littéraire venue « d’en bas ». De même, habitués des piquets de grève, parfois virils, les militants — alliés à ceux de la CGT Guadeloupe (CGTG) — ont vite reconverti leur savoir-faire pour installer et encadrer les barrages. Quant aux fermetures contraintes de magasins, les bras étaient également entraînés : chaque 26 mai, une tradition, en ce jour où Victor Schœlcher ajouta, en 1848, sa touche finale aux combats pour l’abolition de l’esclavage, des manifestants bouclaient manu militari les boutiques de Pointe-à-Pitre — jusqu’à obtenir, en 2003, une journée fériée.
Implantation. Tractage. Du muscle, à l’occasion. Nul « remède secret ».
Enquêter sur cet hiver guadeloupéen revient dès lors, pour beaucoup, à enfoncer des portes ouvertes. A asséner des évidences, qui n’en sont plus chez nous : pour l’UGTG, le syndicalisme est nécessairement « de lutte ». La négociation, indispensable, se déroule avec un « rapport de forces ». L’« ennemi de classe » n’est pas devenu un « partenaire social ». Qu’on y ajoute une revendication d’« indépendance », et voilà pour la ligne. Avec ces recettes simples, l’Union a gagné en audience — jusqu’à écraser le paysage syndical de l’île : le 3 décembre 2008, et la date compte, l’UGTG emportait la majorité aux élections prud’homales, avec 52 % des voix. Deux jours après cette victoire, à son appel, syndicats et associations se réunissaient et programmaient une première manifestation...
« Engranger prudemment
de petites victoires »
Des 4 5 4 font demi-tour dans la cour, des camionnettes aussi, celle de La Poste, pour apporter un sac, une clé, des colis. Le portable sonne, en plus, pour « régler des affaires ». C’est que M. Louis Théodore est devenu, ses amis en sourient, « un propriétaire terrien ». Un planteur d’ananas bouteille, notamment, une variété pour le marché local.
Après des études de lettres en métropole, après des punitions au service militaire, après avoir rencontré Mao Zedong à Pékin, Ernesto Che Guevara à Santiago, Mehdi Ben Barka à Alger, planté des arbres fruitiers à Cuba, etc., ce militant rentre sur son île, la Guadeloupe, dans les années 1960. « C’est là qu’on a fondé le GONG [Groupe d’organisation nationale de Guadeloupe]. C’était une période où, après l’Algérie, le Maroc, la Tunisie, l’Afrique noire, on croyait à l’émancipation. La grève des ouvriers du bâtiment, en mai 1967, éclate dans ce contexte, mais le mouvement est aussitôt écrasé. » Plus de cent morts. Le premier tué par l’armée française, Jacques Nestor, est un militant du GONG, comme nombre des victimes. Dans le même temps, le gouvernement procède à des arrestations en France (à Bordeaux), et emprisonne tout le monde à Fresnes. « Ils nous recherchaient, mais on s’était préparé au pire : on est entré dans la clandestinité. Pour moi, elle s’est achevée huit ans plus tard... » De son temps de cache-cache, M. Théodore a conservé un surnom : « camarade Jean ».
Sur le mur court un lézard. Qui se réfugie, lui, derrière un cageot de melons. « On a enterré nos morts. On a défendu les militants emprisonnés. Et puis, on a dressé un premier bilan : que faire après cette défaite ? Un, pour entraîner le peuple, il ne fallait pas se cantonner au politique — mais le lier à l’économique, au culturel, au syndicalisme surtout. Deux, aucun peuple ne lutte pour des idées dans la tête d’une minorité d’intellectuels, donc il nous fallait comprendre les aspirations de notre peuple. Trois, la lutte serait de longue durée. » Même si, précise « camarade Jean », deux siècles d’esclavage ont produit une musique, une langue, une gastronomie, la Guadeloupe n’a pas de précédent historique ; elle ne fut jamais indépendante. « Donc, nous devions engranger, prudemment, de petites victoires — comme des pas vers l’autonomie. On s’est installé à Sainte-Rose, en plein pays de la canne. »
L’implantation démarre avec un fil ténu : « Un garçon qui faisait du théâtre nous a conduits vers son père. » Lui avait travaillé dans toutes les usines, et exprimait des sympathies communistes. « On l’a revu, régulièrement, le soir : c’était notre phase de préenquête. » Ce fil a conduit vers un faisceau. « Il nous a ensuite emmenés chez des amis, et tandis qu’on faisait le jardin ensemble, on discutait, on apprenait beaucoup de choses. » Un questionnaire est établi et, à l’aide d’un petit magnétophone, pendant trois mois, est collectée une masse d’informations. Jusqu’à dérouler toute la pelote. « A la fin, on a effectué notre restitution devant trois cents ou quatre cents paysans : “Quand nous sommes venus vous voir, leur avons-nous dit, on ne savait rien. Vous êtes nos professeurs. On va vous faire un compte rendu et, après, vous nous direz si vous voulez vous organiser. On ne le fera pas à votre place, mais on vous aidera.” Ils étaient enthousiastes, qu’on les ait si bien compris, dans le détail. »
Un exemple de cette attention au terrain : payés à la tâche, les coupeurs de canne devaient abattre quatre cent dix-sept paquets, comportant chacun douze tronçons. Quatre cents paquets correspondaient à leur journée, et les dix-sept supplémentaires payaient le loyer de la case. Comme si elle n’était pas remboursée depuis longtemps... « C’était une de nos premières revendications, avec l’égalité de salaire entre ouvrier agricole et ouvrier industriel. Et on l’a obtenue. » Très vite, malgré l’assassinat d’un dirigeant, l’Union des paysans de Guadeloupe (UPG) et l’Union des travailleurs agricoles (UTA) ont remporté des succès considérables : sur le smic, sur la part de récolte que laissaient les colons, puis sur la lutte pour la terre... « Grâce à un style, à une liberté de ton, à la langue créole, on s’est vite étendu à toute l’île. Grâce à une méthode, aussi : un, enquêter et avoir raison. Deux, par l’action de masse, transformer les rapports de forces. Trois, garder la mesure : ne pas vouloir aller tout de suite trop loin, jusqu’au bout, mais plutôt accumuler les réussites. » Que les travailleurs prennent confiance en eux, qu’ils élèvent leur niveau de conscience... En 1973, l’UGTG naît sur ces fondations.
Cette histoire surprend à peine : chaque organisation connaît, surtout à ses débuts, des heures héroïques et douloureuses. Quant au discours, « masse », « travailleurs », « niveau de conscience », c’est celui d’une époque où, du tiers-monde jusqu’en Occident, le socialisme avançait, conquérant, au moins dans les esprits. Etonnent davantage, en revanche, la fidélité à cette histoire, la continuité du propos. Qui ne sont ni reniés ni rognés.
« Soit on se remettait en cause,
soit notre syndicat disparaissait »
Dans la Clio de M. Damas, le coffre contient une brochure : Résolution de la commission : « Organisation, style et méthodes de travail ». Décembre 1975. Réédition pour l’UGTG, février 2005. A l’intérieur, la rhétorique se fait vigoureuse, voire grondante : « L’UGTG n’est pas une organisation de vendeurs de cartes syndicales, l’UGTG est une organisation de lutte de la classe ouvrière... L’UGTG a besoin de dirigeants qui soient des hommes d’action, fermes, capables de conduire les autres à la lutte. L’UGTG n’a pas besoin de bavards qui récitent le code du travail à longueur de journée ni de bureaucrates incapables de se lier aux masses... Le peuple, le peuple seul, est la force motrice et le créateur de l’histoire universelle. Nous luttons pour les intérêts de la grande majorité et non d’une minorité... »
Là encore, pas de surprise en 1975. Mais que ce texte soit republié, tel quel, sans un ajout, sans une notice explicative, en 2005 ! Que, sans rougir, M. Damas concède des « approximations », et affirme néanmoins : « Nous utilisons ce document comme base pour nos formations », trois décennies plus tard ! Il faut alors imaginer l’inimaginable : que la Confédération générale du travail (CGT) réimprime, pour s’en inspirer, les motions de ses congrès passés, bourrées de « lutte des classes » aussi, d’« adversaire patronal », de « combat contre le capitalisme » — quand, aujourd’hui, les documents d’orientation de la centrale, pour son congrès de 2006, ne mentionnaient plus ni « ouvriers » ni « travailleurs ». Ou mieux, même, que la Confédération française démocratique du travail (CFDT) s’en retourne — telle était sa terminologie — à « une stratégie offensive tendant, à travers la lutte des classes, à hâter l’instauration de la société socialiste ». M. François Chérèque s’étranglerait-il avant d’achever la phrase ?
« On a longtemps minimisé notre descente aux enfers, parce qu’on restait majoritaire aux élections prud’homales. » Dans les locaux de la CGTG, à Pointe-à-Pitre, sur LCI, un musicien gardien de la paix parade. Le secrétaire général Jean-Marie Nomertin coupe la télévision. « En 1997, l’UGTG s’est présentée pour la première fois : elle nous a mis une raclée. C’était flagrant. A plate couture. Soit on se remettait en cause, soit notre syndicat disparaissait. » Lucide, son dirigeant concède qu’« il n’y a pas de miracle : pour se faire respecter, il faut être sur le terrain. La CGTG l’avait abandonné pendant une décennie. Avec de jeunes camarades, comme moi, nous avons repris ce travail de fourmi, d’arrache-pied, dans les entreprises, aux côtés des salariés. Nous en sommes revenus au rapport de forces, avec des conflits, et des conquêtes, à La Poste, à la cimenterie, dans la banane — où nous avons obtenu, par exemple, 4 000 francs comme prime de fin d’année. »
Les liens de la CGTG se renforcent aussi avec les autres organisations : quand, en décembre 2003, elle mène une grève de trois mois dans les banques, l’UGTG lui apporte son soutien, avec quatre mille cinq cents personnes en manifestation. « Et chaque année, depuis 2002, on participe au cortège unitaire du 1er Mai. Le liyannaj [rassemblement], pour nous, il se noue depuis dix ans... » Le retour au « terrain », au « rapport de forces » s’avère payant : « On avait déjà arrêté l’hémorragie de militants, regagné pas mal d’adhérents. Et là, en six mois, nos effectifs ont doublé. » A la suite de l’UGTG, désormais dominante, tout le champ syndical bascule dans la lutte.
« Même Force ouvrière, c’est dire ! » C’est M. Max Evariste, son secrétaire départemental, qui le remarque en riant. Il rigole tellement qu’on a l’impression qu’il vient, avec les quarante-quatre jours de grève générale, de réussir une grosse farce. « On avait la réputation d’être le bras armé du patronat. Et on ne la volait pas, cette réputation : mon prédécesseur, un monsieur bien à droite, défilait aux côtés des élus et du Medef [Mouvement des entreprises de France] ! » Choisi comme successeur, M. Evariste se tient bien sagement pendant quelques années. « Et puis, un jour, je voyais les autres ensemble, l’UGTG qui pétait tout aux prud’hommes, j’ai pensé : “Je suis jeune, j’ai envie d’en découdre, pourquoi on ne monterait pas nous aussi à la bataille ?” » Au 1er Mai de 2005, FO rallie le défilé unitaire et, comme l’ancien secrétaire l’insulte, M. Evariste répond, sur Radio France Outre-Mer (RFO), devant une caméra : « Est-ce qu’on va reprocher à un médecin de soigner les patients ? Est-ce qu’on va reprocher à un syndicaliste de défendre les intérêts des travailleurs ? Ça frise la folie ! »
« Si la base déborde,
c’est que la direction n’a pas tout saisi »
Lui n’a pas essuyé les reproches, pour « trahison », des autres organisations. « Tout de suite, les autres syndicats nous ont accueillis à bras ouverts, sans rancune, sans reproche, nous ont installés à une bonne place — alors qu’on traînait des casseroles. » Avant ce 1er Mai, déjà, l’année précédente, une grève avait démarré chez Général Bricolage, un magasin de M. Bernard Hayot, le béké — membre de la classe dirigeante blanche — qui tient la distribution sur l’île. « On avait reçu l’appui solide de l’UGTG et de la CGTG. Parce que nous, à FO, j’appelle ça “des militants à talons hauts” — et il n’y a pas que des filles : les manifs, les piquets de grève, les tractages, c’est pas pour nous. Ils me le disent, certains, d’ailleurs : “Je paie ma cotisation, mais tu me fous la paix !” Tandis que l’UGTG, ou la CGTG, c’est un autre degré d’engagement : les militants viendront. Et si les responsables ne viennent pas, ils vont sauter. »
M. Evariste sourit, prépare son paradoxe : « Malgré nos faiblesses, si le LKP existe, c’est grâce à nous. Eh oui ! Le patronat le disait : “Le jour où FO se mettra avec eux...” Donc, en un sens, si le mouvement du LKP ne s’est pas fait auparavant, c’est à cause de nous : on divisait. Et là, si ça a marché, on peut dire que c’est grâce à nous ! » Il éclate de rire. Au mur, le poster en noir et blanc de Léon Jouhaux (4) n’est pas soulevé d’hilarité.
S’est ainsi forgée, au fil des conflits et des 1er Mai, une complicité à la base et une proximité au sommet. Entre ces dirigeants, tous d’une nouvelle génération, le liyannaj était déjà tissé. Et l’intersyndicale ne se réunirait pas pour se réunir, réfléchissant à réfléchir, mais avec déjà ce socle commun : lutte, terrain, rapport de forces. Et un dirigeant...
« Domota sétan nou ! » Son nom est inscrit sur les routes, les panneaux de signalisation : « Domota nous appartient ! » Contre des « Domota facho ! » dans la zone industrielle (sans industrie) de Jarry, en territoire béké, là où siègent les banques françaises, le Caribbean World Trade Center et les hypermarchés.
Des cris d’enfants résonnent : le premier étage de l’immeuble est occupé par le cabinet d’un pédiatre. Au second se trouve le local, sans faste, de l’UGTG — et le bureau de son secrétaire général, M. Elie Domota. « Quand on entend qu’il faut “domestiquer le capitalisme” ! Mais nous sommes des descendants de l’esclavage, qui fut la forme la plus barbare du capitalisme. On a tué, pendu, brûlé, coupé des mains, des jarrets, des têtes, ici, pour le profit. Comment nous faire croire, aujourd’hui, que le lion va manger de l’herbe ? »
Pas d’ordinateur dans la pièce. Des tracts... « Rien ne remplace le terrain. Surtout pas les sondages. Entre le 17 décembre et le 20 janvier, début de la grève générale, on a fait le tour de la Guadeloupe, avec des tracts, des meetings. Nous sommes passés dans toutes les communes. » Calendrier : le samedi « aux ronds-points devant les grandes surfaces », le dimanche « à la sortie de la messe », la Toussaint « à l’entrée des cimetières » et, pendant le Tour cycliste de la Guadeloupe, « nous tractions aux villes d’arrivée. Il faut toujours retourner à la base, maintenir ce va-et-vient. Les dirigeants syndicaux ont une vision, mais c’est le peuple qui la valide ou l’infirme ».
Exemple : pendant les négociations avec le LKP, le préfet a tenté une entourloupe — avant que l’accord ne soit définitif, il avait annoncé une reprise des cours, dans l’éducation. « On a eu une discussion entre nous, et un collègue était prêt à cette concession : “Puisque le protocole est sur la bonne voie...” » L’UGTG souhaitait, bien sûr, maintenir la pression jusqu’au bout : les écoles ne devaient pas rouvrir. « On lui a dit : “Si tu n’es pas convaincu, va dehors et annonce leur.” Il est sorti. Devant le mécontentement, il est rentré : “OK, c’est bon, j’ai compris.” Si la base déborde, c’est que la direction n’a pas tout saisi. »
La presse a beaucoup loué M. Domota et sa « personnalité » — en s’en méfiant : « doté de charisme », « intelligent », « malin »... Peut-être. Peut-être aussi, simplement, ses qualités reflètent-elles la maturité de son organisation, le « niveau de conscience » de ses cadres.
Le soir de cette rencontre (5), zapping sur i-Télé, la chaîne d’informations en continu. Avant de « capituler », les ouvriers de New Fabris ont invité dans leur usine les travailleurs de Continental, d’Aubade, de Renault, qui ont fait le déplacement jusqu’à Châtellerault. En revanche, note le reportage, « aucun dirigeant syndical national n’était présent ».
1) Lire Fabricie Doriac, « Lame de fond à la Guadeloupe », Le Monde diplomatique, mars 2009.
(2) Le Monde des livres, 5 décembre 2008.
(3) L’Humanité, Paris, 5 décembre 2008.
(4) Secrétaire général de la CGT de 1909 à 1947, il la quitte en décembre de cette année pour fonder la CGT-FO avec les militants non communistes de la vieille confédération.
(5) 30 juillet 2009.