Le Grand Soir. Le 24 Février 2011 par Galaad
Tunisie, Egypte, Bahreïn, Yémen, Algérie, Maroc, Lybie, Kurdistan Irakien… Malgré les différences entre ces formes de lutte et leur revendications, il est manifeste que le même élan relie tous ces soulèvements, visible à travers la solidarité de ces peuples entre eux et la reprise, ici et là, des mêmes méthodes et des mêmes slogans. Mais c’est aussi en Islande, malgré le black out des médias à ce sujet, qu’une coalition d’écologistes, de groupes d’extrême gauche et d’anarchistes a fait plier le gouvernement, nationalisé trois banques et tente, tant bien que mal de réécrire leur constitution. L’effet domino inauguré par la révolution tunisienne a donc bien eu lieu ; et l’on peut s’attendre, bien au-delà du monde arabe, que ce même vent souffle dans tous les pays où une certaine forme de pouvoir, qui a réussi jusqu’à présent à étouffer la volonté de leur peuple par la peur et la propagande, se voie déstabilisé, et ceci à cause de deux facteurs principaux.
Le premier est un désespoir politique et économique consommé (celui qui a poussé ce jeune étudiant tunisien à s’immoler publiquement) mêlé à un niveau accru de connaissance de d’éducation dans les classes populaires, ce qui amène à un degré supérieur de revendications politiques et économiques. L’autre facteur est surtout technologique. La naissance d’internet avait déjà permis de contourner la censure et la propagande, avertissant la population des exactions et du degré de corruption de leurs dirigeants ; mais avec l’avènement du haut débit, joint à la naissance des Smartphones, les hommes peuvent désormais communiquer en temps réel où qu’ils se trouvent, filmer les évènements, les partager immédiatement et organiser collectivement des actions à une vitesse jamais atteinte. Facebook, Twitter, Wikileaks sont donc devenus des acteurs majeurs de ces révolutions naissantes, et des dangers réels pour les pouvoirs en place. En pleine révolution tunisienne, le président Obama, (suite à l’affaire Julian Assange), était lui-même en train de faire voter une loi lui permettant de couper internet, aux Etats-Unis, en cas de « danger pour la nation ». A travers ces technologies, c’est donc cette immémoriale manière de gouverner par le secret, au nom de la Raison d’Etat, qui vacille aujourd’hui, symboliquement et techniquement.
Il est donc à prévoir que les résonnances de ces imprévisibles révolutions seront d’ordre mondial, et que chaque pays, à sa manière fera retentir un écho différent de ce « gong » qui a sorti brutalement de leur torpeur les pachas du Maghreb, carillonne désormais aux oreilles de tous les dirigeants de la planète, en redonnant à tous les peuples espoir et dignité. En Chine, des manifestations, brutalement réprimées, commencent à avoir lieu, et les mots « Tunisie », « Jasmin » et « Egypte » ont été bannis des moteurs de recherche. Mais c’est aussi la Russie qui pourrait bientôt être atteinte par cette onde de choc, ou plutôt de charme, comme dirait le philosophe Vincent Cespedes. L’entrée en scène des peuples russes et chinois rendrait manifeste la portée mondiale de cet événement arrivée par la Tunisie et, pour la première fois dans l’Histoire, une mondialisation politique d’ordre non impérialiste, pourrait voir le jour, ressuscitant de manière parfaitement inattendue le rêve internationaliste porté par le mouvement communiste du siècle dernier. Ici, il faut rendre hommage à deux ouvrages, parus récemment en France : L’INSURRECTION QUI VIENT du Comité invisible, traduit dans toutes les langues, qui, de pamphlet anarcho-romantique a acquis une portée prophétique, ou dont on mesure en tous cas aujourd’hui la pertinence, c’est à dire l’impertinence. L’autre, c’est L’HYPOTHESE COMMUNISTE d’Alain Badiou où il est question de l’avènement d’une troisième phase du communisme, qui serait parvenue à critiquer et à dépasser, à la fois dans l’action et dans la réflexion, le recours à la politique de parti et la centralisation du pouvoir, écueils qui ont mené le communisme du 20ème siècle à la catastrophe.
Ces évènements et ces réflexions nous intiment à désapprendre à percevoir l’Histoire comme une réalité autonome et transcendante dans lesquels les hommes auraient à s’inscrire selon des lois probabilistes, et à replacer le désir au centre de l’action politique. La révolution tunisienne a eu lieu, en dehors de toute probabilité, parce qu’elle était désirable. Il nous faut aujourd’hui réévaluer la réalité politique à l’aune du désir et non tenter vainement d’inscrire nos désirs dans une réalité qui serait donnée une fois pour toute. En d’autres termes, il faut faire valoir l’invention et le courage contre le calcul et le contrôle. Ce renversement de l’axiome réaliste a des conséquences philosophiques majeures. En effet, c’est toujours sous le jour d’un « système » que se donne la Réalité. Quand ce système est vécu comme oppression, il est inutile d’essayer de s’y inscrire pour faire valoir nos existences, car, partant de ce système, nous ne faisons alors que le confirmer dans son fonctionnement (d’où cette fameuse puissance de récupération du capitalisme). Tout mouvement ou initiative qui se donne pour point de départ l’analyse du système est donc voué à n’être qu’un faux mouvement. Or un mouvement réel, comme on peut le voir actuellement, déborde par nature toute analyse et prévision parce qu’il n’était pas inscrit, au préalable, comme une possibilité logique de ce système. Ce que nous enseignent les récents évènements est que tout mouvement réel, c’est à dire désirable, est d’abord impossible, illogique, avant de voir le jour. L’action politique, mais aussi artistique, scientifique, si elle a une portée réelle, s’apparente donc moins à un calcul, un acte mesuré et contrôlé selon l’environnement dans lequel elle s’inscrit, qu’à un pas dans le vide, nécessaire et pourtant impossible, qui appelle un sol sous ses pieds là où il n’y en avait pas. A ce sujet, voir le livre LE CORPS OU LE FRUIT DE L’EXPERIENCE publié en octobre dernier par Laura Fanouillet et Guillaume Allardi, aux éditions Larousse. Et plus particulièrement les chapitres « Mécanismes et conscience fossile » ainsi que « La cinétique fantôme ».
La partition politique du monde semble pouvoir aujourd’hui être réinterprétée : les clivages de civilisation, religieux, politiques, nationaux, sur lesquels reposaient le jeu du réalisme politique international, semblent céder la place à une autre forme d’opposition où les peuples, détachés comme jamais de l’idée de nation, pourraient se retrouver dans une forme d’ internationale, opposé à une autre internationale : celle de l’oligarchie mondiale qui pratique depuis longtemps, elle, une certaine solidarité, celle des alliances entre puissants, sans distinction de religion, ni de valeurs, dont nous avions déjà eu vent en découvrant les étranges rapports des familles Bush et Ben Laden, et qui ne cesse de se faire jour, ici et là, comme en témoigne également l’affaire Affaire Alliot-Marie. On découvre que les dirigeants font depuis longtemps des affaires entre eux, forment une classe internationale qui s’entraide à étendre son pouvoir, sans souci des valeurs et des peuples qu’ils sont censés représenter. Or les échos qu’a rencontré la révolution tunisienne ont, eux, montré qu’une immense partie de la population mondiale partage désormais une conscience commune d’oppression, unis, par delà les clivages nationaux ou religieux, comme on l’a vu sur la place Tahrir en Egypte, par une volonté de démocratie réelle, un désir d’égalité, et une tolérance qu’on osait à peine soupçonner.
Sur quoi reposent ces pouvoirs oligarchiques, aujourd’hui en danger ? Principalement sur le double pilier de l’ennemi intérieur et extérieur, dont les médias, contrôlés par le pouvoir lui même, par des groupes d’influences proches de ce pouvoir, ou bien simplement guidés par la manne économique que constitue le caractère sensationnel et polémique des informations, offrent à profusion des images déformées et monstrueuses. En effet ce pouvoir repose sur la mise en scène d’une guerre de civilisation, l’instauration, parfois monté de toutes pièces, d’un état d’urgence, la favorisation ou l’invention, parfois, d’un terrorisme international, la stigmatisation des étrangers, des pauvres, avec, en toile de fond, la guerre économique généralisée, et donc la croissance nationale comme seul horizon idéologique. Ce « réalisme », fondé sur l’idée que le monde, selon la doctrine de Hobbes, est une guerre de tous contre tous, a servi de base à ces politiques de soi-disant protection des bons citoyens contre l’ennemi intérieur ou extérieur (le terroriste, le voyou, le sans-papiers, le rom aussi bien que l’économie chinoise) ornées de déclarations sur la nécessité de sanctions, de punitions dans des termes brutaux et populistes dont le « Jusque dans les chiottes », de Poutine, le « Karcher » de Sarkozy, les « Etats voyous » ou l « ’Axe du Mal » de Bush sont quelques exemples.
Le dénominateur commun à tous ces pouvoirs est donc de se fonder sur l’exclusion d’une ou plusieurs minorités et le refus catégorique du dialogue. Ainsi les problèmes économiques, ou le désespoir politique, qui sont, dans la plupart des cas les causes effectives de la violence, de la délinquance comme du terrorisme, sont systématiquement occultés au profit d’une analyse « morale », de la vieille ficelle du bouc émissaire, qui tente de faire valoir que l’origine du mal ou des difficultés que chacun subit, sont dues à cette minorité exclue, à son incompatibilité inhérente, sociale, raciale ou religieuse, avec le mode de vie dominant.
L’horizon de cette politique, est évidemment un horizon d’extermination. Mais l’exemple de la Shoah interdit désormais à toute politique, sauf exception, de franchir ce pas, et il s’est avéré plus profitable pour les marchands d’armes, les affairistes, les dictateurs comme les « démocrates » occidentaux, d’entretenir des conflits larvaires insolubles, de maintenir le chaos dans la durée ( en Tchétchénie, en Palestine, en Irak, en Afghanistan, mais aussi en banlieue, ou comme on l’a vu avec la communauté rom) en rendant la vie de certaines minorités insupportable, afin que celles-ci deviennent effectivement dangereuses. Maintenir l’insupportable, favoriser la radicalisation des mouvements d’opposition : le Hamas en Palestine, les radicaux islamistes en Tchétchénie, les Talibans, d’abord financés par la C.I.A…) afin de gouverner leur propre peuple par la peur, en s’en prétendant les défenseurs et les gardiens de l’ordre. Voici, en substance, la technique, plus consciente qu’on ne le croit, de ces nouveaux pouvoirs.
Le nationalisme de cette nouvelle aristocratie n’est donc évidemment que de façade, les démocrates font des affaires avec les dictateurs, les religieux avec les laïques, les mollah eux-mêmes prospèrent sur la guérilla afghane, le trafic de drogue et sont, paraît-il, de grands amateurs de Whisky. S’ils s’affrontent parfois, c’est n’est donc pas en tant que nation défendant leurs valeurs, mais comme des clans rivaux, au nom d’intérêts peu généraux puisqu’une grande part des richesses de leur nation est entre leurs mains. Leur discours nationaliste n’a pour but que d’être l’écran derrière lequel ces hommes étendent leur influence.
Car pendant ce temps, ces hommes qui se jouent des lois pour se faire réélire bien au delà de ce que permet leur constitution, ou bien, comme Poutine, pour rester au pouvoir dans l’ombre d’un président fantoche, se sont enrichis à des niveaux exorbitants (on parle de 70 milliards pour Moubarak, mais que dire de Poutine, de Berlusconi, et même de l’Angleterre, où 80 % des ministres sont des millionnaires). Dans ce fonctionnement proprement mafieux. Il est donc normal d’assister, au sein même de « républiques démocratique » au retour de la vieille pratique aristocratique de l’hérédité et de la « préférence familiale » (Sarkozy fils, famille Ben Ali, Moubarak, Bush, affaire Woerth) car dans un tel contexte, on privilégie d’abord sa famille, puis son clan, et l’on accorde du pouvoir aux hommes que l’on a choisi qu’à la proportion dans laquelle on les mouille dans nos affaires.
Mais cette internationale des oligarques, si étonnamment ouverts d’esprit, dès qu’il s’agit d’argent, pourrait se retrouver aujourd’hui en face d’une autre internationale qui prend forme peu à peu, à travers les réseaux d’informations, par résonnance et sympathie, rendant solidaires, dans la parole comme dans les actes, des peuples parfois très éloignés, mais conscients de partager les mêmes valeurs, les mêmes souffrances et, surtout, un ennemi commun. Ceci rend concrètement possible ce que la dernière phase communiste a échoué à réaliser, et sur quoi reposait toute sa stratégie : la naissance d’une conscience populaire mondiale. La guerre froide avait stoppé cet élan, en bipolarisant le monde et en recentrant les blocs et les nations sur elles-mêmes par le biais de la terreur et de la peur paranoïaque de l’autre. Le mur de Berlin s’est effondré, inaugurant une mondialisation surtout économique mais cependant réelle. Puis un autre mur s’est élevé, en Israël, symbole d’une autre bipolarisation du monde, sur fond religieux cette fois, qui a stoppé à son tour cet élan de conscience commune, en réhabilitant les politiques fondées sur la peur.
Pourtant, si l’on prend au sérieux la sympathie des peuples avec le peuple arabe, et la communauté transreligieuse et transpolitique qui, sur la place Tahrir, a réussi à s’unir pour chasser un tyran. On peut espérer que cette bipartition géopolitique du monde, obstacle à la levée d’une conscience populaire mondiale, se substitue prochainement à une opposition délocalisée, globale, faisant partout valoir les droits des peuples contre leurs soi-disant protecteurs. Et l’on peut en même temps parier que cette nouvelle ère de l’espèce humaine prendra son effet le jour où la « barrière de sécurité » entre Israël et la Palestine, symbole et point névralgique de cette bipartition, s’effondrera à son tour. Car la paix, qui semble impossible entre ces deux pays, ou plutôt ces deux entités dans le même pays, n’est impossible qu’en vertu d’une analyse religieuse et territoriale (c’est à dire nationale) du conflit. Mais si cette opposition disparaît, tout sera à nouveau possible, et au lieu de militer pour l’instauration d’une frontière et la création d’un état palestinien qui éternisera de toute façon l’hostilité entre ces deux peuples, nous ferions sans doute mieux, comme le note Alain Badiou, de diriger nos efforts vers la réunification de ces deux entités artificiellement séparées, tout comme l’Allemagne s’est réunifiée, et de faire que ces deux peuples réapprennent, comme ils l’ont fait durant des millénaires, à vivre ensemble en partageant les lieux communs de leur culte. Mais répétons-le, cela ne sera possible qu’en substituant, à l’analyse binaire du choc des civilisations, une conscience populaire globale qui défasse les fausses oppositions nationales et religieuse sur lesquelles s’assoient les tyrans du monde entier.
« Que se passe-t-il ? » « Que va-t-il se passer ? » se demandent, frileux, les technocrates et les hommes d’affaires du monde entier. Et chacun d’y aller de son pronostic sur l’avenir obscur ou radieux de ces révolutions. Mais le simple fait de se poser cette question est le symptôme d’une attitude servile et déterministe envers les événements, qui témoignent surtout d’une incompréhension quant à leur nature, qui est d’être des occasions, des portes ouvertes à l’action et à l’engagement. La question n’est pas de savoir « ce qui se passe » mais de se demander « Que voulons-nous ? » « Qu’est-ce qui est désirable ? » Encore une fois, il nous faut désapprendre à être les interprètes ou les spécialistes des courants de l’Histoire, car ces courants ne sont que la force cinétique fantôme des moteurs du système. C’est cette attitude réaliste qui est la source de notre dépression et de notre désillusion. Il faut, au contraire, retrouver le courage d’assumer et de faire valoir ce que nous désirons, car la nouvelle « Réalité » qui sortira de ces périodes de troubles, ne sera ni plus ni moins que le reflet de notre courage dans l’action, comme de notre faculté d’invention.
La Tunisie nous a montré qu’un peuple pouvait reprendre conscience et confiance en lui-même, de manière spontanée et immédiate, sans la médiation d’un parti ou d’une administration. Cette immédiateté, ce liant, fut le Graal, la Pierre Philosophale de toutes les tentatives historiques pour instaurer un équilibre entre la Justice, la Liberté et l’Equité. Quelque soit l’issue des évènements en cours, ce liant est là, maintenant et pour toujours comme une possibilité de l’Homme, de l’Histoire. Ce n’est d’ailleurs qu’en cela que ce moment, que nous vivons, est réellement « historique » ; car il a défait à jamais, théoriquement et pratiquement, toutes les doctrines « réalistes » fondées sur la peur et l’individualisme, le jour où un étudiant s’est enflammé de ce qui consumait tout un peuple de l’intérieur, et a réduit en cendres, par son geste, cette image de l’homo oeconomicus : caricature risible et insultante de ce que nous sommes, qui donnerait raison à chacun de se haïr lui-même en méprisant tous les autres, et rendrait de fait impossible toute politique digne de ce nom.
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