Le samedi 10 octobre, la présidente argentine Cristina Kirchner a promulgué la « Ley de servicios de comunicación audiovisual » [Loi sur les services de communication audiovisuelle], en remplacement de la loi 22.285 de Radiodiffusion de 1980, adoptée pendant la dictature militaire (1976-83).
Présenté en août par le gouvernement, le projet comptant près de 170 articles, avait été approuvé par le Parlement et le Sénat [respectivement les 17 septembre par 146 votes en faveur, 3 contre et 3 abstentions ; et 10 octobre dernier, par 44 votes pour, 24 contre], après – notamment - le ralliement de certains sénateurs d’opposition, et l’intégration de leurs propositions.
Les grands groupes médiatiques privés du pays et d’ailleurs - Clarín en tête -, décrient via leurs différentes publications, une loi « controversée », « polémique », ou « dénoncent une manœuvre du gouvernement pour contrôler les médias et limiter la liberté d’expression » [1] jusqu’à la prétendue volonté de « Néstor et Cristina Kirchner, de constituer une carte des médias à leur mesure [pour] préparer le chemin pour l’échéance [électorale] de 2011 » [2].
La loi est en revanche soutenue par nombre d’universités, d’organisations sociales et moyens de communication dits « communautaires », lesquels réclamaient depuis longtemps, une nouvelle législation…
I. L’oligarchie médiatique en Argentine (avant la loi)
Après le coup d’état en 1976, le général Jorge Rafael Videla prend les rennes de la dictature et son gouvernement sera à l’origine du décret-loi de radiodiffusion qui vient d’être remplacé. La liberté d’expression est alors subordonnée aux restrictions imposées par la sécurité nationale, l’organisme de régulation est composé de militaires, de membres des services d’espionnage et d’entrepreneurs ; les médias « communautaires » et les coopératives n’ont pas accès - au moins jusqu’en 2005 mais sous certaines conditions, à l’exploitation du spectre radioélectrique…
L’ancienne norme prévoyait que la radiodiffusion pouvait être exercée seulement à des fins lucratives, et les modifications adoptées durant la décennie 90 – entre autres par les lois de libéralisation et de flexibilisation du travail et la réforme de 1999 - ont ouvert la voie à la concentration horizontale, à l’apparition de holdings, à la formation de monopoles et d’oligopoles.
Résultat : à la veille de la promulgation de la nouvelle loi, le champ médiatique argentin est fortement concentré, et dominé principalement par de grands groupes que sont : Clarín, Uno, Prisa, Vila-Manzano et Cadena 3, comme on peut le vérifier en consultant les ressources mentionnées en note. [3]
En effet, avant la mise en application de la loi, Clarín affiche sa participation dans cinq opérateurs de télévision par câble : Cablevisión (56%), Multicanal (55%), Cablevisión Digital (48,94%), Teledigital Cable SA (49,94%) et Supercanal Holding (20%, où il est l’associé de Vila-Manzano). Il possède également des chaînes hertziennes comme Canal 13, Canal 6 (à Bariloche), Canal 7 (Bahía Blanca), Canal 10 (General Roca) et Canal 12 (Córdoba), des radios dont les suivantes ont été signalées comme n’étant pas en règle : AM 810 (Córdoba), FM 102.9 (Córdoba), FM 100.3 (Mendoza), FM 96.5 (Bahía Blanca) et FM 99.5 (Tucumán). Le Groupe Uno, des entrepreneurs de Mendoza Daniel Vila et José Luis Manzano, possède le troisième opérateur de câble le plus important du pays Supercanal Holding, contrôlant 30 licences, et des chaînes hertziennes parmi lesquelles : América TV, Canal 13 (Junín, Buenos Aires), Canal 7 (Mendoza), Telesur Canal 6 (San Rafael), Canal 8 (San Juan) et Canal 5 (San Juan). En outre, le consortium Uno contrôle 15 stations de radio. Côté capital étranger, le groupe Prisa détient onze licences de radio. [4]
II. Une loi de démocratisation des médias
Le projet de réforme de la loi de 1980 avait été lancé officiellement le 18 mars 2009 par Cristina Kirchner. Sa discussion a associé près de 12000 personnes durant l’organisation de forums et débats au sein de la nation argentine [Senado argentino aprueba ley que democratiza las comunicaciones, TelesurTv, 10 octobre 2009]. Il a donné lieu à l’élaboration d’un document incluant 21 points issus de « l’initiative citoyenne » en addition aux articles du projet présenté par l’Exécutif.
L’objectif de cette loi, comme on peut le lire dans l’introduction du projet est de jeter les bases d’une législation moderne, prévue pour garantir l’exercice universel pour tous les citoyens du droit à recevoir, diffuser et rechercher des informations et opinions et qui puisse constituer un véritable pilier de la démocratie, en garantissant la pluralité, la diversité et une liberté effective d’expression » [5].
Les principales dispositions marquent une rupture profonde avec la situation antérieure :
- Démantèlement des monopoles, notamment par l’interdiction pour une même entreprise de posséder une chaîne hertzienne et une chaîne câblée dans la même zone ;
- Redistribution des formes d’appropriation : les médias associatifs sans but lucratifs pourront accéder à un tiers de l’espace audiovisuel, à égalité avec les médias publics et privés ;
- Constitution d’un nouvel organisme de régulation de l’audiovisuel, composé de sept membres (deux nommés par l’exécutif, trois par le Congrès et deux par les organisations professionnelles).
Certains détails de la loi [6] méritent d’être connus. Les voici.
1. Intérêt public & universalisation de l’accès
L’article 2 qualifie d’intérêt public « l’activité réalisée par les services de communication audiovisuelle » et de « caractère fondamental pour le développement socioculturel de la population » ( …) »
Le même article précise un peu plus loin : « l’objet primordial de l’activité proposée par les services régulés par la présente [loi] est la promotion de la diversité et l’universalité de l’accès et la participation, impliquant l’égalité d’opportunité de tous les habitants de la Nation pour accéder aux bénéfices de leur prestation ». Ainsi, contre le simple intérêt commercial, la loi entend que le citoyen exerce son droit à l’information et à la culture, en étant le bénéficiaire direct des changements induits par davantage de droits, par l’universalisation des conditions d’accès aux contenus (Chapitre VII et surtout l’article 77) et par la diminution du coût de celui-ci. Ainsi, l’article 73 fixe pour cela l’obligation pour « les prestataires de services de radiodiffusion par souscription à titre onéreux » de disposer d’un « abonnement social ».
Contre l’appropriation privée et exclusive des événement sportifs qui intéresse de très larges publics, l’article 77 consacre, dans le même esprit, « le droit des citoyens à suivre [les événements sportifs, notamment les rencontres footballistiques] en direct et de manière gratuite, sur tout le territoire national » et prévoit que , chaque année, sera établi, en audience publique et avec le concours du Défenseur du Public de Services de Communication audiovisuel (voir ci-dessous le paragraphe à ce sujet), une liste des « événements d’intérêt général pour la retransmission ou l’émission télévisuelle (…) ».
Enfin, la nouvelle loi entend dépasser l’obsolescence de la précédente, en considérant la nouvelle donne impliquée par le retour à la démocratie, et en intégrant le potentiel de démocratisation d’accès à la production de contenus audiovisuels, notamment en direction des médias du tiers secteurs (soit les acteurs privés à but non lucratifs : communautés organisées, associations, universités, etc.) du fait de l’usage des NTIC.
2. Déconcentration et démocratisation
Contre les concentrations phénoménales qui caractérisent la situation argentine, la loi prévoit des mesures de déconcentration qui procèdent au rééquilibrage des formes d’appropriation, en empêchant la constitution d’oligopoles et de monopoles médiatiques, en réglementant l’attribution et le renouvellement des licences, en imposant aux grands groupes « de se défaire de certaines de leurs licences de radio et télévision, dans la mesure où 33% du marché est réservé à des entités sans but lucratif » [7] (article 89, alinéa f).
L’article 21 de la loi distingue clairement trois types de prestataires de services de communication audiovisuelle – les prestataires « de gestion étatique, de gestion privée à but lucratif et de gestion privée sans but lucratif », - et prévoie de développer à leur endroit, une égalité d’opportunités.
Limitation de la concentration des licences. - Le chapitre 2 du Titre III fixe le régime pour l’adjudication des licences et autorisations, en ramenant notamment la durée de celles-ci de 15 à 10 ans (article 39), renouvelable une seule fois pour une période équivalente et après accord en audience publique réalisée dans la localité concernée (article 40) [8]
Ce n’est pas tout : « Afin de garantir les principes de diversité, pluralité et respect pour le local, des limitations sont établies à la concentration de licences » (article 45).
Ainsi, au plan national, un prestataire de services est soumis aux limites suivantes :
a) Une (1) licence de services de communication audiovisuelle sur un support satellitaire. La détention (titularidad) d’une licence de services de communication audiovisuelle satellitaire par souscription exclut la possibilité d’être titulaire de n’importe quel autre type de licences de services de communication audiovisuelle.
b) Jusqu’à dix (10) licences de services de communication audiovisuelle (…)
c) Jusqu’à vingt-quatre (24) licences, (…), lorsqu’il s’agit de licences pour l’exploitation de services de radiodiffusion par souscription (…) La multiplicité de licences - au niveau national et pour tous les services – ne peut en aucun cas impliquer la possibilité de prêter des services à plus de trente cinq pour cent (35%) du total national d’habitants ou d’abonnés (…) ».
L’article 48 réglemente les « pratiques de concentration indue », que ce soit au plan de l’intégration verticale ou horizontale, empêchant par exemple les compagnies téléphoniques d’offrir des services de télévision par câble (contrairement au projet initial).
Limitations de la concentration du capital et de l’actionnariat. - Les titulaires de licences ne peuvent « être directeur ou administrateur de personne juridique, ni actionnaire qui possède dix pour cent (10%) ou plus des actions qui conforment la raison sociale d’une personne juridique prestataire » (articles 24, alinéa i et 25, alinéa d), à l’exception des entités sans but lucratif (article30).
De surcroît, lorsque le prestataire de service est une société commerciale, celle-ci se doit d’avoir « un capital social d’origine nationale, permettant la participation de capital étranger jusqu’à un maximum de trente pour cent (30%) » (article 29).
Enfin, en ce qui concerne l’ouverture du capital à l’actionnariat sur le marché des valeurs, celui-ci est limité à 15% pour les chaînes hertziennes et 30% pour les chaînes payantes. (article 54).
Création d’une Autorité chargée de l’application de la loi. Si l’on s’en remet aux réactions de la presse internationale, la décision la plus « polémique » proviendrait de la création de l’Autorité d’Application de la loi (appelée « Autorité Fédérale de services de Communication Audiovisuelle », (article 10) alors qu’elle reprend en gros les attributions et prérogatives de notre CSA national, mais en renforçant, semble-t-il, les pouvoirs de régulation des médias privés.
Avec un siège basé dans la capitale de Buenos Aires, cette Autorité disposera de représentations dans chaque localité de plus de 500 mille habitants (article 11), voit ses missions - notamment l’attribution des licences- fixées au titre des articles 7 et 12, et sera accompagnée dans sa tâche par le Conseil fédéral de communication audiovisuelle (article 15). Le Titre VI prévoit la possibilité de sanctions (voir article 103), en cas de manquement aux dispositions de la loi.
Ce nouvel organisme sera composé de sept membres : deux nommés par l’exécutif, trois par le Congrès et deux par les organisations professionnelles. Autant dire qu’il n’est ni plus ni moins autonome que le CSA français. Mais désormais le congrès de la Nation participera à la constitution et à l’évaluation de l’action de l’Autorité d’Application, à l’élection des cadres des médias publics et du défenseur du public. L’autorité fédérale est par conséquent responsable devant le Parlement, ce qui est une nouveauté introduite par la nouvelle loi.
3. Pluralité, diversité, défense du public
A l’image de la figure du défenseur du peuple, est crée à l’article 19(Alinéa a), la figure du Défenseur du Public des Services de Communication Audiovisuelle, dont la mission est - entres autres - de « recevoir et canaliser les consultations, réclamations et dénonciations du public de la radio et télévision et autres services régulés » par la loi.
Ainsi, outre les dispositions concernant la protection de l’enfance (article 68) ou concernant la lutte contre les traitements discriminatoires (article 70), la publicité se voit désormais encadrée (article 81) et son temps d’émission limité à 12 minutes par heure (article 82).
Afin de garantir une certaine priorité en direction de la diffusion d’œuvres locales, nationales ou régionales (provenant des pays du Mercosur notamment), il est prévu d’instaurer des quotas de cinéma et d’arts audiovisuels nationaux (article 67), avec obligation de diffuser au moins huit long-métrages nationaux. Les fonds publics prélevés en relation aux services audiovisuels doivent par ailleurs venir alimenter et promouvoir les productions nationales (article 97).
Le Titre VII article 119 institue la création de Radio et Télévision Argentine Société de l’Etat (RTA S.E), laquelle devra diffuser 60% de production propre et 20% de productions indépendantes (article 123).
Enfin, les Titres VIII et IX (respectivement, les articles 145 et 151) autorisent les universités nationales et instituts universitaires ainsi que les « peuples originaires » à se doter de services de radiodiffusion.
On comprend dès lors pourquoi cette loi est devenue l’enjeu d’une dure bataille qui se prolonge après sa promulgation
III. L’enjeu d’une dure bataille
Avant même que ne commence le débat parlementaire, les groupements de patrons de presse locaux et régionaux se sont prononcés contre cette loi dans un communiqué, arguant que « les principes constitutionnels et internationaux reconnaissant et garantissant la liberté d’expression, interdisant la censure a priori, sont menacés par des dispositions attribuant aux gouvernants un large pouvoir discrétionnaire ». On compte parmi ceux-là, la Société interaméricaine de Presse (SIP), l’association des sociétés de presse argentines (ADEPA) et l’Association internationale de radiodiffusion (AIR), qui précisent plus loin dans leur communiqué : « Le projet de loi menace clairement la sécurité juridique et les investissements des détenteurs de licences ». Au lendemain de la promulgation, La SIP a déploré la « politisation » de la nouvelle loi et exprimé sa solidarité avec « les entités journalistiques et médias qui ont critiqué plusieurs règles de la nouvelle législation » [9].
“Una ley para vos” (« une loi pour toi ») est le slogan que l’on peut lire sur les fascicules présentant le projet de loi. Ce n’est pourtant pas l’avis du Groupe Clarín, qui du haut de ses 42% de part de marché de la publicité télévisuelle [10] et ses 264 licences [11], s’est efforcé par tous les moyens de faire barrage à l’adoption de la nouvelle loi.
Dès le 4 octobre, Clarín s’était fendu d’un billet destiné à démentir les accusations de situation monopolistique, dans lequel on pouvait lire cette précision savoureuse : « Nous n’avons rien fait de différent de ce qu’ont fait les grands médias tout autour du monde. [12] ».
La bataille médiatique qui s’est engagée entre Clarín et l’exécutif a vu le premier relayer systématiquement les arguments de ses principaux soutiens : les oppositions du centre-droit et de la droite. Cette coalition de fait dénonçait déjà dans le projet de loi, une manigance politique du couple présidentiel – provoquant en retour le rappel de la formule devenue célèbre depuis en Argentine - de l’ex-président Nestor Kirchner : « ¿ qué te pasa Clarín ? » (Que t’arrive t-il Clarín ?).
Plus « classique », le jour de la promulgation de la loi, la publication éponyme du consortium titrait : « le kirchenirisme a approuvé la loi qui donne un pouvoir plus important au gouvernement sur les médias » [13]. Et dès les jours suivants la promulgation, Uno et Clarín ont annoncé leur intention de l’attaquer pour inconstitutionnalité. La bataille juridique – et symbolique – leur permettra par ailleurs de retarder le processus les obligeant à céder certaines des licences qu’ils possèdent.
Face à cette opposition frontale et, somme toute, sans surprise, la loi est soutenue par de nombreux secteurs progressistes, par les universités, des organisations et mouvements sociaux et indigènes… Ainsi qu’on peut le lire sur le site « La révolucion vive », l’artiste et Prix Nobel de la paix (octobre 1980) Adolfo Pérez Esquivel, a clairement pris parti en faveur de la loi, en renvoyant ses détracteurs à cette simple question : Que défendons-nous ? La liberté de la presse ou la liberté de l’entreprise de presse ? [14]. Le rapporteur spécial de l’Onu sur la protection et la promotion de la liberté d’opinion et d’expression, le Guatémaltèque Frank La Rue s’est lui aussi exprimé en faveur de la réforme [15].
Même l’organisation Reporters sans Frontières, souvent peu encline à distinguer liberté de la presse et liberté des entreprises de presse, apporte son soutien à la « la petite révolution médiatique de Cristina Kirchner », dans un discret article, mais qui renvoie à une analyse publiée sur le site d’information sur l’Amérique Latine « Americagora » ! Dans cette analyse proposée par deux membres du Bureau « Amériques » de Reporters sans frontière, on peut lire notamment : « Disons-le. Cette loi était nécessaire et courageuse compte tenu des moyens de pression de groupes de presse peu partageurs. La petite révolution audiovisuelle de Cristina Kirchner pourrait bien trouver de l’écho dans d’autres pays de la région où la recherche d’un équilibre médiatique s’est traduite davantage par la promotion d’une nouvelle presse publique ou communautaire, comme en Équateur, en Bolivie et au Paraguay. A l’inverse, un statu quo désespérant règne au Chili où des projets de législation, comparables à ceux votés en Uruguay et en Argentine, dorment dans les tiroirs du Congrès depuis deux ans. »
Un processus de démocratisation des médias est en marche Amérique latine. Ses modalités sont diverses ; les mesures adoptées ne sont pas toutes indiscutables et leur portée est inégale selon les pays. Mais que ce soit dans les pays gouvernés par des tendances « modérées » (Uruguay) ou plus « radicales » (Bolivie, Equateur, Venezuela), la dynamique se confirme : aujourd’hui en Argentine et demain, il faut le souhaiter, dans d’autres pays à commencer par le Brésil [16].
Nils Solari