Arrêt sur image. 23 novembre 2010.
Nicolas Sarkozy en "off" à Lisbonne, dans le texte. @rrêt sur images s'est procuré la retranscription complète des propos tenus par le Président devant une poignée de journalistes français, vendredi 19 novembre au soir, dans la salle de presse du sommet de l'OTAN à Lisbonne. Ecoutez aussi la bande-son, agrémentée des rires des journalistes présents aux propos de Sarkozy.
L'information a été révélée lundi 22 par le site de L'Express et par Mediapart, puis relayée par le site du JDD ou France Info. Nous publions ici la totalité de la conversation, qui tourne autour du dossier de Karachi. Un journaliste de l'AFP, Philippe Alfroy, avance que le nom de Sarkozy figure dans des documents montrant qu'il a donné son aval à la création d'une société-écran luxembourgeoise, Heine, par laquelle transitaient les commissions versées dans le cadre de la vente de trois sous-marins au Pakistan en 1994. Or, cette société est aussi soupçonnée d'avoir servi à faire revenir en France une partie de ses commissions, qui auraient pu servir à financer la campagne présidentielle de 1995 d'Edouard Balladur, dont Nicolas Sarkozy était le porte-parole.
De quoi s'agit-il exactement ? En mai 2010, les journalistes de Mediapart Fabrice Arfi et Fabrice Lhomme expliquaient dans un article, et dans leur livre Le Contrat (éditions Stock), que "Nicolas Sarkozy a supervisé courant 1994 la création au Luxembourg d'une société offshore, une «shadow company» du nom de Heine, dont l'un des attributs était le versement dans la plus grande opacité des commissions aux intermédiaires du contrat" de vente des sous-marins.
Après six mois de diverses révélations, Libération affirme mardi, sous la plume de Guillaume Dasquié, que Sarkozy était resté en contact avec Heine bien après le milieu des années 90 : "Au Luxembourg, les policiers ont saisi des courriers à en-tête de Heine échangés entre Nicolas Sarkozy (alors ministre de l’Intérieur) et les administrateurs de la société, entre le 28 septembre et le 29 novembre2006. Les uns et les autres s’inquiétaient alors d’une liquidation judiciaire de Heine, fixée au 24 novembre 2006, avec pour conséquence de dévoiler devant le tribunal du Luxembourg la nature de ses activités. Issue peu souhaitable: les gérants de la société reconnaissent qu’elle est une «shadow company» (société occulte). Aujourd’hui, selon les registres luxembourgeois que nous avons consultés, elle demeure en activité."
C'est à ce propos que Sarkozy s'emporte, et choisit de démontrer par l'absurde qu'il ne veut pas que les journalistes lui posent de questions sans avoir en main des éléments de preuves : "Qui vous a dit ça? Vous avez eu accès au dossier? Charles Millon a une intime conviction. Et si moi j'ai l'intime conviction que vous êtes pédophile? Et que je le dis en m'appuyant sur des documents que je n'ai pas vus...".
Un journaliste "pédophile" ? L'étrange exemple a apparemment fait réfléchir dans les rédactions. Le Monde a décidé de ne pas publier précisément la conversation, explique sur son blog le journaliste politique du quotidien, Arnaud Leparmentier, qui assure qu'il "n'y avait pas d'information" : "Le «off» de Nicolas Sarkozy ne valait pas tripette. Il ne faisait que reprendre dans les termes fleuris qui sont les siens le communiqué qu’il avait rédigé dans la journée et fait signer par le secrétaire général de l’Elysée, Claude Guéant. Nous avons juste précisé dans Le Monde que M. Sarkozy avait défendu son cas «en termes outranciers».” Sur Rue89, le rédacteur en chef Pascal Riché n'est pas du tout d'accord, et le dit haut et fort.
A notre connaissance, aucun extrait sonore n'a été pour le moment diffusé. A la demande pressante de l'Elysée ? Peut-être. La retranscription du long échange circule en tout cas parmi les journalistes, la preuve.
Le document qui suit retrace la conversation entre le Président et plusieurs journalistes présents, dont "MD", Michaël Darmon (France 2) ; "PA", Philippe Alfroy (AFP) ; "GV", Grégory Viscusi (Bloomberg) et "EJ", Emmanuel Jarry (Reuters).
"- (MD) Qu'est-ce que vous pensez de ceux qui, dans l'attentat de Karachi, vous interpellent ?
- (NS) Parfois, certains de vos confrères, je leur fais pas de reproche mais quand même, c'est curieux. La moitié des journaux disent que j'étais le trésorier de la campagne de Balladur. M. Darmon, je vous pose une question est-ce que j'ai été trésorier de la campagne de Balladur ?
- (MD) Non.
- (NS) Non, je vais gêner personne mais c'est simple de vérifier quand même... J'ai jamais été trésorier de la campagne de Balladur. D'autres disent que j'ai été directeur de la campagne de Balladur. Est-ce que j'ai été le directeur de la campagne de Balladur M. Darmon ? J'étais le porte-parole de Balladur. Bon, hein. Pourquoi ne pas être précis ? Pourquoi ne pas être précis?
Deuxième chose, j'ai jamais été ministre de la Défense, je suis pas au courant des contrats de sous-marins négociés à l'époque avec un président qui s'appelle M. Mitterrand, un Premier ministre qui s'appelle M. Balladur, avec un ministre de la Défense qui s'appelle M. Léotard, en tant que ministre du Budget, je n'ai jamais eu à en connaître ni de près ni de loin puisque même la procédure de validation, vous savez par le ministre du Budget sur proposition du directeur général des impôts, a été supprimée en 1992 par M. Charasse, octobre 1992, j'ai même pas eu à le faire. Vous voyez ce que je veux dire.
Alors on me dit, il y a eu des commissions ? Parfait. Personne n'a la moindre preuve de quoi que ce soit, personne. Ah, il y a de l'argent liquide sur la campagne de M. Balladur, très bien, OK, dont les comptes ont été validés par le Conseil constitutionnel. Ah oui, mais Sarkozy c'était un soutien de Balladur, il est président de la République donc il est dans le coup... Est-ce qu'il n'y a pas un moment, je vous le dis sans être agressé, où il faut être sérieux ? Est-ce qu'il y en a un seul parmi vous qui a vu un document qui me mette en cause ni de près, ni de loin. Mais moi, sous prétexte que je suis président de la République et que j'ai été porte-parole de la campagne de Balladur... Mais en quoi ? Y a-t-il un document qui me mette en cause, un seul ?
- (PA) Il semblerait qu'il y ait votre nom, que vous ayez donné votre aval à la création de deux sociétés au Luxembourg.
- (NS) Ah, Luxembourg, comme Clearstream...
- (PA) Non, je ne pensais pas à ça. Sociétés par lesquelles seraient passées des rétrocommissions ?
- (NS) Jamais, mon pauvre, j'ai donné mon aval. Mais il y a une pièce qui dit que j'ai donné mon aval ? Une pièce avec le nom de Nicolas Sarkozy qui dit ça ?
- (PA) Manifestement elle est dans le dossier du juge, oui.
- (NS) Qui dit ça ? Mais enfin, écoutez, jamais. Je n'en ai aucun souvenir. Vous voyez le ministre du Budget qui va signer un document pour donner son aval à une société luxembourgeoise ? Pendant deux ans, on m'a poursuivi pour l'affaire Clearstream au Luxembourg. Tiens c'était Van Ruymbeke aussi, tiens, c'était le même, ah ça c'est curieux tiens...
- (MD) Vous pensez que c'est la même mécanique ?
- (NS) Ah j'en sais rien mais enfin je suis pas spécialiste du Luxembourg. Je n'ai pas de compte chez Clearstream. Vous vous rendez compte de ce que vous dites. "Il semblerait." Vous êtes journaliste, regardez. "Il semblerait", c'est quoi ?
- (PA) Je vous dis "il semblerait" parce que moi je n'ai pas accès au dossier du juge...
- (NS) Moi non plus, le dossier du juge, personne n'y a accès. Remarquez, il communique avec tous les journalistes. Et ce brave M. Millon, c'est off ce que je vous dis, qui dit qu'il a une intime conviction. Une intime conviction, ah bon. On lui dit : "Mais alors ça se base sur quoi?". "Des rapports oraux des services." Ah bon, quels services ? Qu'il dise un nom, un service. Mais personne, aucun service. Ah, moi j'ai l'intime conviction que vous êtes un malhonnête. Sur quoi ? Les rapports oraux des services. Mais quels services ? C'est la DGSE, c'est les renseignements généraux, c'est la DST. Et à la DGSE, c'est M. Untel. Vous comprenez, c'est incroyable, c'est incroyable.
Et après moi je dois me justifier. Et votre confrère, très sympathique : "Il semblerait que vous ayez donné votre aval à la création de deux sociétés luxembourgeoises." Mais il connaît pas le nom des sociétés, il ne sait pas s'il y a un document qui me met en cause en quoi que ce soit. Ce qui ferait, si je parlais "on" : "Nicolas Sarkozy dément avoir donné son accord." Mais écoutez, on est dans un monde de fous. Il n'y a pas un seul parmi vous qui croit que je vais organiser des commissions et des rétrocomissions sur des sous-marins au Pakistan, c'est incroyable. Et ça devient un sujet à la télévision. Et vous, j'ai rien du tout contre vous. Il semblerait que vous soyez pédophile. Qui me l'a dit ? J'en ai l'intime conviction. Les services. De source orale. Pouvez-vous vous justifier ?
Et ça devient : "Je ne suis pas pédophile.". Mais attends. Faut être sérieux quand même. Soit vous avez quelque chose et dans ce cas là j'y réponds bien volontiers. Soit vous n'avez rien et parlez-moi de choses intéressantes... Un jour c'est sur Mme Bettencourt, un jour c'est sur Karachi. Un troisième c'est sur Clearstream. Un quatrième c'est sur des comptes que j'aurais en Suisse. Dites-moi une bonne fois pour toutes ce que vous avez et parlons-en, mais vous ne pouvez pas être instrumentalisé, vous qui faites un métier sérieux, tous les jours sur n'importe quoi. Sur les déclarations d'un avocat excité.
Soit il y a quelque chose, dans ce cas-là je m'explique bien volontiers. Soit il n'y a rien... Ecoutez. Quand même c'est curieux. Ca remonte à 1994. Bientôt dix-sept ans. S'il y avait quelque chose sur moi, ça se serait trouvé vous croyez pas, non ? En dix-sept ans ? Enfin... Un type sérieux comme Bruno Dive écrivait dans Sud-Ouest : "Nicolas Sarkozy est le trésorier de la campagne de Balladur." Et il est journaliste politique, spécialiste. Mon Dieu, qu'est-ce que ça serait s'il ne l'était pas ? Qu'est-ce que vous voulez qu' j'vous dise ? Mettez-vous à ma place, c'est pas votre métier quand même. Enfin, écoutez. ça vous a pas suffi, Clearstream et tout ça ? Faut recommencer ?
Je ne suis pas du tout agressif, d'abord je ne vous en veux pas, non, mais attend, vous me trouvez fâché. D'abord le pauvre, il est pas pédophile. Non, je ne le pense pas (rires), mais… C'est pas un fait. En plus je le connais, je l'apprécie, j'ai aucun contentieux. Il me dit : "Il semble que vous ayez donné votre autoristation à la constitution de deux sociétés luxembourgeoises." Je n'en ai aucune idée... Y a-t-il un document qui montre à un moment ou à un autre que j'ai donné instruction de créer des sociétés luxembourgeoises ? Alors peut-être que le ministère l'a fait à un moment, j'ai été ministre du Budget deux ans, mais moi non, jamais !
Vous comprenez, je ne sais pas, je n'en sais rien. Mais reconnaissez que la question ainsi posée est un petit peu vague pour se justifier, vous comprenez.
- (PA) J'espère qu'on vous a pas coupé l'appétit.
- (NS) Mais non. C'est sans rancune, hein, le pédophile (rires)
- (GV) Et sur l'Irlande, où est-ce que nous en sommes maintenant ? (rires)
- (EJ) on revient aux sujets sérieux...
- (NS) Vous trompez pas, c'est un sujet sérieux. On va pas courir en permanence après la dernière boule puante comme ça. Ecoutez, vous êtes des professionnels, des gens sérieux. Soit on vous donne des pièces et vous me demandez de me justifier, soit dans ce cas-là vous considérez que c'est de la manipulation, point. Vous n'avez pas besoin de moi pour ça...
- (PA) Vous pensez que tout ça est une cabale ? Vous y voyez des arrière-pensées politiques ?
- (NS) C'est pas ce que je dis. Je dis faites votre travail, c'est à vous de voir si c'est sérieux. C'est à vous de faire votre travail, vous le voyez bien que c'est pas sérieux... C'est à vous de faire votre travail, vous me demandez de faire quoi. Je suis pas journaliste enquêteur, vous avez le droit d'enquêter...
Attendez, c'était quoi l'autre jour ? C'était un chauffeur de Mme Bettencourt qui tenait de la gouvernante aujourd'hui décédée de Mme Bettencourt que j'avais demandé de l'argent. Et toute une après-midi, on a dû faire un communiqué de l'Elysée pour savoir ce que je voulais répondre au chauffeur de Mme Bettencourt qui tenait de la gouvernante de Mme Bettencourt, aujourd'hui décédée, que j'avais demandé de l'argent... C'était la semaine dernière.
- (PA) est-ce que...
- (NS) Ca n'arrête pas. Je ne parle pas du grand complot ou quoi, c'est ridicule. Je dis simplement que tant que vous donnez de l'importance... Donnez de l'importance quand vous voyez des faits (digression sur Claire Thibout, l'ex-comptable de Liliane Bettencourt) C'est pas à moi de faire votre enquête, c'est à vous, vous êtes des grands garçons professionnels.
- (PA) Est-ce qu'on vous êtes d'accord pour qu'on lève le secret sur tout un tas de documents qui permettraient peut-être de tirer tout ça au clair ?
- (NS) Mais tout à fait, mais tout à fait. Je ne suis pas pour qu'on déclassifie tout, mais pour les documents... A ma connaissance, il n'y en a pas un seul qui ait été refusé.
- (PA) Bernard Accoyer refuse de mettre sur la place publique…
- (NS) Mais Bernard Accoyer, c'est Bernard Accoyer.
- (PA) Vous dites il n'y en a pas un.
- (NS) Oui mais pas un de l'Etat, pas un seul de l'Etat. Enfin écoutez, j'ai eu plaisir à vous voir (rires)... Amis pédophiles, à demain !"
(avec Dan Israel)
Mise à jour - 19h10 : Le site de Libération vient de publier l'enregistrement de la conversation.
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