Le dîner du siècle : lettre ouverte à Denis Kessler

Read write web. 20 décembre 2010 par Fabrice Epelboin

La lettre ouverte de l’ancien numéro deux du Medef, Denis Kessler, tentant de répondre aux récentes manifestations qui accompagnent le ‘diner du siècle mensuel’ est, comme aiment à le dire nos amis anglosaxons, “a recipe for disaster”. Nul doute que beaucoup de ses amis le suivront droit dans le mur, mais étant donné la diversité des convives, il est permit d’espérer que certains réalisent à temps ce qui va leur tomber dessus.

Petit rappel, le ‘diner du siècle’ réuni chaque mois les élites intellectuelles et dirigeantes française de tout bord afin d’échanger discrètement points de vue et opinions de façon informelle. Imaginez un barcamp, mais en confidentiel, portant sur les affaires du monde et non sur un sujet de niche, avec du foie gras et du champagne à la place des pizzas et du coca.

Sémantique : comment se prendre les pieds dans le tapis

Je vais, en tentant de n’y ajouter aucune acrimonie, tenter de décortiquer la réponse faite par Mr Denis Kessler à ses opposants, au regard des nouvelles réalités du monde d’aujourd’hui, au lendemain du coup d’Etat réalisé par le numérique, dont il ne semble pas (encore) avoir réalisé la portée.

“on évoque « complot » et « conspiration », ces mots ayant toujours fait partie du magasin des oripeaux populistes.”

Cette incompréhension de votre part, je vous en fait le crédit, est plus liée à l’ignorance de la signification du mot “complot” tel qu’il est entendu dans le camp d’en face. Cette fois, c’est différent. Je vous suggère humblement de lire ceci (déjà lourdement ‘linké’ dans cet article) afin de réaliser que vous ne parlez pas du tout de la même chose.

Votre organisation est sans l’ombre d’un doute un complot, tel que ce terme est entendu par la civilisation du numérique, au sens où elle fonctionne sur la base du partage, entre un petit groupe de ‘privilégiés’, d’une information exclusive détenue par un petit nombre, et qui leur permettent d’aborder, avec un sérieux avantage sur les autres, la marche du monde, et surtout celle de leurs affaires respectives.

Vous le confirmez d’ailleurs à plusieurs reprises vous même dans ce même texte publié dans Le Monde, ce qui, vu du camp d’en face, est entendu, comprenez-le, comme une confirmation de leurs accusations :

“il s’interdit de s’afficher à l’extérieur en n’ayant aucune publication contrairement à la plupart d’entre eux.” et plus loin, “Réunir des responsables [...] quelles que soient leurs opinions pourvu qu’ils attachent leur attention aux problèmes politiques au sens le plus large du terme, c’est-à-dire aux problèmes généraux qui concernent l’évolution de la société.

Pire encore, Olivier Duhamel, appelé à la rescousse de votre démonstration, enfonce le clou en mettant le doigt sur, très précisément, ce qui permet sans l’ombre d’un doute de qualifier vos petites sauterie mensuelles (ou diner du siècle) de complots :

« Nous vivons dans des couloirs ou derrière des cloisons, Le Siècle ouvre des fenêtres et construit des ponts. »

Certes, cela ne constitue pas un complot au sens où on l’entend dans les films de James Bond, avec un Dr Evil prêt à prendre le contrôle du monde. Par contre, au sens où l’entendent ceux qui ont imaginé Wikileaks et qui ont changé de façon irréversible le concept et l’importance de la transperance dans la gestion des affaires de la cité, navré, mais c’est précisément ce qu’ils considèrent comme un complot.

Mais le pire (pour vous, en tout cas), c’est que ce genre d’activités est promise à la catastrophe si vous ne réalisez pas cela.

« Les entreprises qui n’arriveront pas à comprendre l’importance du moment risquent d’être désavantagées par son impact. Le risque ne repose plus sur les mesures de sécurité mise en place, mais sur le plus petit maillon de la chaîne dans chaque acte de communication ».
Annoncent David Gordon et Sean West dans la très sérieuse Harvard Business Review, et ceci sera la seule citation dans cet article, reprise d’un précédent billet publié ici, qui ne reprennent pas votre article publié dans Le Monde.

La seule chose qui vous sauvera d’une émeute au pied du Crillon, où ont lieu vos réceptions, est le génie du baron Haussman, qui a prévu de larges avenues dans les alentours, fort peu pratiques pour ériger des barricades.

Le fait de “construire des ponts” comme le souligne si bien Olivier Duhamel, ce grand intellectuel du siècle dernier, correspond, dans la vision ‘internet’ qui vient d’imposer ses règles de transparence et d’ouverture, à une description exacte de votre monde tel que le dénonce les tenants de Wikileaks, c’est à dire à l’établissement de liens faibles dans le meta-réseau social de ceux qui contrôlent quelque chose (Organisme public de toute sorte, instances représentatives, entreprise, média…). C’est ce mode de fonctionnement que Wikileaks vise à détruire. Là encore, vous ne faites que confirmer ce dont vous êtes accusé, et mettez le doigt sur l’une des dimensions du quatrième pouvoir appelée à changer rapidement.

Creuser sa tombe de façon collaborative

Passons, dans un ordre quelque peu aléatoire et arbitraire, à un rapide passage en revu du reste de votre réponse, Mr Kessler, qui contient un nombre incalculable d’erreurs, dues, je vous en fait (pour l’instant) le crédit, à une profonde ignorance du monde qui s’est construit depuis deux décennies. Un monde jusqu’ici confiné au virtuel, mais dont le mur de Berlin qui séparait les deux logiques, celle d’internet et ‘du monde réel’, vient de tomber, pour laisser place, au choix, à un affrontement ou à une unification (et vous portez à ce titre une lourde responsabilité, tout comme vos convives).

“Il serait au demeurant impossible de rendre compte de quelque 40 conversations libres qui se déroulent simultanément sur les 40 tables, composées différemment chaque mois. »

Figurez vous que si, on y arrive très bien. Je ne vais pas m’étendre sur les Barcamp, mais ce modèle ‘ouvert’ de rencontre informelles et de conversations, qui produit une quantité d’échanges assez comparable à votre dîner du siècle, arrive à être parfaitement transparent. Votre assertion est fausse, même si, il y a vingt ans, elle aurait été frappée du bon sens. Là encore, je vous fais le crédit – et tous mesurent ici ma générosité – de croire que cette impossibilité de la transparence est lié à l’absence de solution. Maintenant que vous avez une réponse à cela, il ne vous reste plus qu’à l’appliquer lors de votre prochain dîner, ou d’assumer une fois pour toute la place centrale du secret et de la discrétion dans votre système.

“Ses participants sont choisis par un conseil d’administration en fonction de leurs qualités professionnelles et humaines, mais c’est en tant que citoyens qu’ils participent à nos débats où ils n’engagent qu’eux.”

Doit-on comprendre que des responsables élus (syndicalistes, politiques) et d’autres censés répondre publiquement d’une éthique (journalistes) se voient offrir une pause dans leur sacerdoce les invitant à se débarrasser de leur devoir pour ne se préoccuper que de leurs intérêts particuliers ? Avouez que cela n’a pas de quoi réjouir ceux qui s’opposent à vous, et que, là encore, vous tombez dans LEUR définition du complot (pas la votre, encore une fois, la leur).

Ce serait « un lieu où les puissants s’entendent » : Le Siècle n’est pas un lieu de prise de décision. Jamais rien ne s’y est décidé. C’est un lieu d’échange et de débat.

Bis repetita. Si vous faites l’effort de comprendre (et vous finirez par le faire, même sans l’admettre publiquement) ceux qui manifestent durant vos ripailles (en particulier les partisans de la transparence), et que vous saisissez ce qu’ils entendent par complot, vous verrez que vous ne faites là, encore une fois, que confirmer leurs accusations.

Personne ou presque, en tout cas parmi les pro-transparence venus de la mouvance internet, ne vous accuse de faire du Diner du Siècle un lieu de décision des maîtres du monde, juste un lieu d’échanges et de débats sur la base d’informations cachées du plus grand nombre (d’où la discrétion qui accompagne ces échanges). Même si certains joueront – par populisme sans doute – de la confusion que tout cela va engendrer et profiteront de ce glissement sémantique que vous leur offrez sur un plateau d’argent, il est essentiel que vous et vos convives sachiez faire la différence (quitte à continuer sur cette ligne de défense, mais cette fois, en parfaite connaissance de cause).

“D’autres accusations sur Internet laissent pantois. Des « bâfreurs », « avec l’argent de nos impôts »

Cette accusation est ridicule. Je suis parfaitement d’accord avec vous. Les pauvres sont un peu cons parfois, au point de s’imaginer que la location d’une salle à l’hôtel Crillon et l’organisation d’un repas pour 40 tables soit cher au point d’avoir à demander des subsides à l’Etat. C’est stupide, mais à force de voir les revenus des élites se détacher à ce point des budgets des familles, on en arrive à cette triste réalité : les pauvres sont tout aussi déconnectés des réalités financières des élites que la réciproque. Ce qui coûte peut être moins cher que le cadeau de Noël de l’un de vos rejeton correspond à plusieurs années de salaire de ceux qui manifestent lors de vos diners. Comprenez-les, ils sont aussi détachés des réalités financières de la planète et de ses dirigeants que vous l’êtes de leur approche de l’argent.

“Elle fonctionne uniquement avec les cotisations de ses membres (160 euros, réduite de moitié pour certaines catégories de membres). Chaque participant paie son repas, un repas qui n’a rien de gastronomique… Avec le surplus, Le Siècle subventionne chaque année des associations qui agissent en faveur de publics en difficulté.”

C’est mignon, mais c’est totalement à coté de la plaque. Laisser ses miettes à ces salauds de pauvres, ça a un coté méprisant, et ces gens là s’énervent pour un rien, méfiez-vous.

Si vous faites une douzaine de repas par an, comme j’ai cru le comprendre, cela revient à dire que le prix de la ‘table’ revient approximativement, avec 160€ de cotisation annuelle divisée par 12 repas annuels et pour 40 tables = 33 centimes par table. Même en imaginant des tables de trois ou quatre convives seulement (10 centime le repas par tête), vous êtes très en dessous de ce qu’arrive a faire, malgré une longue expérience, les Resto du Coeur. Tout ça pour un dîner chic au Crillon. Franchement. Vous avez forcément quelques notions de mathématiques, vous réalisez bien à quel point cet exercice de transparence auquel vous venez de vous livrer sonne faux. Il existe de toutes évidence d’autres sources de financement à ces petits diner. Dans le monde d’internet, il existe un mot pour qualifier ceci, que vous apprendrez tôt ou tard, alors autant vous y familiariser : Fail.

Cette démarche de transparence bisounours est l’archétype de ce qui s’appellera sous peu du “social washing”, au même titre que beaucoup d’entreprises se sont engagées un peu vite dans le “green washing”. Tout cela ne résistera pas à la révélation prochaine de détails croustillants, sous forme de fuites, de la réalité qui se cache derrière cette générosité de facade (et de pacotille).

Quant à baisser une cotisation déjà faible de moitié pour ceux de vos membres qui sont dans la nécessité ou qui agissent pour aider ceux qui le sont, franchement, c’est prendre les lecteurs du Monde pour des cons, je n’ai pas d’autre mot.

“La liberté d’association est fondamentale à toute démocratie vivante”

Sans nul doute. Comme la liberté de la presse et la liberté d’expression. Faites vous une raison une bonne fois pour toute, tout ça est derrière nous. Si vous pensez encore vivre dans une démocratie et que vous êtes confiant sur le fait que cela va durer, il est temps de se réveiller. Vous faites parti d’une classe dominante qui contrôle une partie la marche du monde, c’est déjà pas mal. Habiller tout cela de démocratie à l’heure où la censure d’Etat sans contrôle a été voté au parlement (juste en face du Crillon), où la surveillance des communications de la population, par des officines privées au service d’entreprises privées, est en place (elle aussi votée dernièrement), c’est ridicule, et cela ne crédibilise pas votre discours.

Les accusations complaisamment véhiculées seraient profondément risibles si elles n’étaient le symptôme d’une grave dérive qui caractérise notre époque : l’obsession du complot, la recherche du bouc émissaire, bref, le populisme sous toutes ses formes. Et la perversité veut qu’aujourd’hui le populisme s’habille d’une soi-disant recherche de « transparence ».

Si votre stratégie de défense face à ce qui vient de vous tomber dessus se résume à cela, je ne peux qu’imaginer la mine réjouite de vos opposants (j’ai un miroir dans mon bureau). J’ai peur, là encore, que vous ayez manqué un épisode pour comprendre la réalité de la situation.

Ces dérives que vous dénoncez ne sont que des leviers d’actions pour les extrémistes « traditionnels », et n’ont, encore une fois, rien à voir avec la nouvelle force en présence dans le jeu de la gouvernance : cette saloperie d’internet qui vient, presque du jour au lendemain, de rendre définitivement précaire toute organisation basée sur le secret et la confidentialité de ses échanges. Tâchez de ne pas, vous, faire l’amalgame entre des positions politiques démagogiques auquel vous ferez face, quoi qu’il arrive, et quelque chose de radicalement nouveau auquel nous ne comprenez rien.

Soit vous pensez vraiment ce que vous avez écrit, et dans ce cas votre situation est catastrophique, soit tout cela n’est qu’un acte de communication fait dans la panique, et c’est un signe inquiétant à l’heure où beaucoup de personnes ont annoncé depuis longtemps le bouleversement qui vient (voir l’insurrection, pour certains).

Comprendre le futur en y plaquant de façon désespérée les modèles du passé ne peut que vous mener dans le mur. Les mots n’ont pas la même signification dans la culture à laquelle vous faites face et dans votre bouche.

Si votre stratégie repose sur le malentendu sémantique, prenez le soin de vous attarder sur les résultats de cette même stratégie, initiée par le gouvernement, Orange, et les adversaires de la neutralité du net lors du débat volé, en septembre dernier, sur la Net Neutralité. Leur stratégie repose elle aussi sur la confusion sémantique autour du mot ‘Open’, qui lui aussi à une toute autre signification selon qu’il soit utilisé par quelqu’un comme moi ou par une pub pour le fournisseur d’accès à internet contrôlé par l’Etat.

Le résultat ? Plutôt que de provoquer un débat au parlement, on a préférer passer en force par ordonnances. Démocratique ? Pas vraiment.

Continuons…

“Les journalistes sont des citoyens comme les autres et on ne voit pas au nom de quoi ils devraient être exclus de ces réflexions.”

Dans la mesure où il est désormais visible aux yeux de tous que bon nombre d’entre eux (et 100% de ceux qui sont invités à vos soirées) ont caché la vérité à leurs lecteurs et qu’ils servent avant tout, comme de vulgaires blogueurs, leur égo et leurs intérêts personnels, tout comme celui de leurs employeurs, le fait de les convier ne constitue, au final, qu’une preuve de plus d’un complot (au sens ou vos adversaires l’entendent, encore une fois, pas comme vous définissez ce qu’est un complot).

Les cris de bon nombre de journalistes sur le fait que “on apprend rien dans les cables” sont des clous supplémentaires enfoncés dans ce cercueil que vous vous construisez. Pourquoi n’ont il pas dénoncé tout cela s’ils le savaient ?

“Libre à qui veut de critiquer notre association, voire en la caricaturant. Pas de vouloir, pour se faire de la publicité, l’empêcher de fonctionner par l’invective ou la violence – ce, au mépris d’un des principes fondamentaux de la démocratie, à savoir le respect de l’autre.”

Vous m’accorderez de ne pas la caricaturer, et à vrai dire, il n’y a pas vraiment de caricature dans la façon dont les adeptes de la transparence venus de l’internet vous voient aujourd’hui, juste deux visions du monde, pour ne pas dire deux civilisations qui posent un regard différent sur la même chose (pour les organisations d’extrême gauche traditionnelles, je ne dis pas, je ne me prononce ici qu’au nom du point de vue de ces nouveaux aliens partisans de la transparence, et dans mon cas, au nom de l’impossibilité de faire autre chose).

Pour ce qui est des fondamentaux démocratiques, ayez le courage de reconnaître qu’ils ne sont plus là. L’e gouvernement Français censure sans contrôle et contre pouvoir, le gouvernement américain interdit à ses fonctionnaires de consulter et de commenter les infos du Cablegates et averti les élèves que s’ils le font, ils se couperont de toute possibilité d’intégrer le service public.

Franchement, c’est ça, pour vous, une démocratie ?


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Dernière mise à jour de cette page le 21/12/2010

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