Parergon. 23 janvier 2011 par Olivier Beuvelet
Dans le prolongement de la réflexion d’André Gunthert et de Patrick Peccatte sur la représentation médiatique des événements tunisiens et algériens, et concernant plus particulièrement la conversion visuelle de la presse française qui est passée de la mise en images d’”émeutes” semblables à celles qu’a connues la France en 2005, à l’éloge lyrique de la Révolution tunisienne, j’ai cru bon de mettre en relation deux images glanées à quelques heures d’intervalles sur le site du Parisien.fr puis sur Le Figaro.fr, samedi 22 janvier.
La grande manifestation pour la démocratie à Alger, interdite par le pouvoir est ici interprétée de deux manières différentes, et cette différence de vue, constatée au sujet d’un même événement me paraît bien mettre en lumière les enjeux importants de l’illustration de presse dans la perception et donc l’interprétation des faits … et au-delà les effets que ces dispositifs peuvent avoir sur la manière dont nous voyons et nous nous représentons les événements en fonction de nécéssités idéologiques.
Pour le Parisien.fr, la manifestation d’Alger se présente dans le registre iconographique des émeutes. Le dispositif est le même que celui souvent utilisé par la presse française pour illustrer les flambées de violences urbaines en France. L’image est prise de derrière le cordon de policiers, protégeant ainsi le spectateur de la menace que représente la jeunesse en colère. Il se trouve placé par le cadrage dans la position de celui qui est visé par les projectiles et qui se rassure de la protection de la police. Les manifestants d’Alger n’ont ici aucune revendication, comme nos jeunes de banlieue en révolte, ils semblent poussés par une colère indéterminée, ou par un besoin orgiaque de se consummer dans l’effusion comme le souligne ici ce disciple de Michel Maffesoli… L’émeute est comme son nom l’indique bien émotive, semble nous dire l’image… sa seule logique est celle de la casse et de l’effusion dionysiaque, il n’ y a rien à entendre. Peu importe que cette photographie de Fayez Nureldine (AFP), non légendée par Le parisien.fr, soit tirée d’une série de clichés datant des manifestations du 7 janvier (cliquez sur l’image, merci Patrick Peccatte) et non de la journée de mobilistaion algéroise, ce n’est qu’un indice de plus de l’intention du journal dans sa démarche illustrative ; il s’agit de montrer que pas plus à Alger qu’à Nanterre pendant les grèves, les jeunes qui s’emportent n’ont de destin ni de revendications… La rhétorique est celle des émeutes ; ”interdit”, “blessés” et “arrestations”. il s’agit de placer le spectateur-lecteur du côté du maintien de l’ordre et de ne pas associer cette révolte à l’idée d’une revendication démocratique… La leçon tunisienne n’a pas été retenue, et le journal projette ici les clivages français (et la cécité qu’ils provoquent) sur les événements algérois… Les mêmes jeunes, les mêmes problèmes…
Le Figaro.fr, lui, a le mérite d’avoir innové dans sa manière de représenter les événements en inventant une nouvelle forme, entre la représentation canonique de la Révolution et celle de l’émeute.
Ici, comme si ces deux figures avaient fusionné, nous retrouvons les éléments iconographiques de l’une et de l’autre pour donner naissance à une représentation nouvelle et d’après moi inédite des conflits sociaux au Maghreb. Ne sachant pas si l’Histoire suivra son cours émancipateur en Algérie, après la belle surprise tunisienne, le journal a pris soin de ménager l’avenir et de donner dans l’hésitation, dans la retenue et l’incertitude visuelle. L’image est alors tellement neuve qu’elle paraît mise en scène.
De la figure de l’émeute, nous retrouvons le placement du spectateur derrière les forces de l’ordre qui sont tout de même moins présentes, et un face à face avec des hommes en colère, mais aucune femme dressée au dessus de la foule (aucune Marianne) ne vient porter ici le lyrisme à son comble ; la Révolution n’est pas seule représentée, c’est l’affrontement qui ressort. Le titre pose d’ailleurs les bases de ce face à face : “Une manifestation pour la démocratie” et non plus la vague “Marche” du Parisien.fr et non plus un interdit qui entraîne de la violence et des blessés, mais un empêchement qui s’en tient à la confrontation, à la rencontre de deux forces contraires. Cependant, l’absence de femme est compensée par la présence d’une citation du Ché qu’on reconnaît facilement au centre de l’image, par la couleur rouge du drapeau Tunisien (double référence à la Révolution) et par ces poings levés qui revendiquent plus qu’ils ne menacent…
L’image est ainsi en équilibre et ouvre les regards français sur une interprétation plus mesurée et moins stéréotypée des événements. Un imaginaire nouveau naît ici dans la représentation d’un manifestant algérois en Ché Guevara, association visuelle du type de l’antonomase déjà étudiée ici… prenant le chemin des peuples d’Amérique latine, les peuples du Maghreb marchent vers la justice et la liberté… ce qui apparaissait comme des émeutes sans but ni structure devient un mouvement démocratique appuyé sur une idéologie, et par voie de conséquence… les images prises de derrière les policiers ne sont pas toujours le signe d’une menace ni d’une urgence. Que faisons-nous là ? De quoi avons-nous peur ? Et en France ? (ça c’est peut-être pour plus tard)
Il est peu probable que le rédacteur du Figaro.fr ait pensé à tout cela en choisissant cette image, elle est belle et colorée et convient bien à la ferveur révolutionnaire qui flotte actuellement au sud de la Méditerranée. Ceci dit, il est probable que sans le revirement médiatique qui a suivi la chute de Ben Ali, sans les Unes de L’Express et du Nouvel Obs qui ont fait naître une iconographie révolutionnaire maghrebine sur les bases d’un réinvestissement de l’iconographie canonique de la Révolution française, cette “nouvelle” image d’un Ché algérois, qui sort des stéréotypes, n’aurait pas été sélectionnée… Un imaginaire révolutionnaire et démocratique maghrébin est en train de se mettre en place dans les consciences françaises à la suite des événements tunisiens, une iconographie susceptible de le porter se déploie dans les colonnes de certains de nos journaux… Il n’y a pas que des dictateurs face à des islamistes en Algérie, mais il y a des démocrates et des gauchistes révolutionnaires… Pas une révolution d’indépendance avec ses figures écrasantes, mais une aspiration populaire à l’égalité… Avant, il était impossible pour les médias français de voir autre chose que la copie, l’écho, de nos émeutes de banlieue dans ces révoltes du Maghreb, impossible de s’interroger sérieusement sur les raisons de la révolte… Il ne fallait pas y voir l’expression d’un désir de justice, de liberté ni surtout d’égalité…
Les tunisiens étant allés jusqu’au bout, ils ont pu prendre la parole…Alors on ne peut plus simplement représenter des ombres masquées brandissant des pavés dans la fumée des grenades lacrymogènes… Des visages apparaissent, des idées aussi… et même le Figaro.fr, friand d’images dejeunes émeutiers, se prend à innover…
En tout cas, la comparaison de ces deux images choisies pour illustrer un même événement montre bien la présence du dispositif idéologique dans lequel l’illustration de presse, en tant que dispositif visuel, prend sa place. Et l’on voit peut-être, en ce moment même, naître un nouveau Maghreb dans notre imaginaire…
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