Les douze hypothèses d’une stratégie altermondialiste

Mouvements des idées et des luttes. 6 février 2011 par Gustave Massiah

Pour mettre en évidence la cohérence et les questions controversées de la stratégie du mouvement altermondialiste, il est proposé de retenir douze hypothèses sur l’analyse de la situation actuelle et sur les projets de transformation mis en avant par le mouvement altermondialiste.

Première hypothèse
La situation est caractérisée par une crise globale. C’est en premier lieu une double crise emboîtée : celle du néolibéralisme et celle du capitalisme.

C’est une crise du néolibéralisme en tant que phase néolibérale de la mondialisation capitaliste. Cette phase, qui a commencé au début des années 1980, est aujourd’hui épuisée. C’est une crise du système capitaliste lui-même, ouverte par la profondeur de la crise que nous vivons actuellement. Cette crise, multidimensionnelle, ouvre une possibilité de rupture d’un cycle beaucoup plus long, de plus de cinq siècles ; celui qui a construit une civilisation capitaliste et occidentale.

Deuxième hypothèse
La crise actuelle, qui se présente comme une crise financière, monétaire et économique, a des fondements beaucoup plus profonds. C’est une crise sociale, démocratique, géopolitique et écologique, et au total une crise de civilisation

C’est une crise sociale, celle des inégalités, de la pauvreté et des discriminations. C’est une crise démocratique, celle de la remise en cause des libertés et de l’égalité partout où elles avaient connu des avancées. C’est une crise géopolitique, celle de la décolonisation inachevée et de la remise en cause de l’hégémonie des Etats-Unis et de leurs alliés européens et japonais. C’est une crise écologique, celle de la rencontre des limites de l’écosystème planétaire.

Chacune des dimensions de la crise fait remonter à la surface les problèmes non résolus des grandes crises précédentes que la dynamique du capitalisme avait réussi à contenir sans les régler pour autant.

Troisième hypothèse
Le mouvement altermondialiste est porteur d’une logique anti-systémique par rapport à la logique dominante.

Par rapport à la logique systémique du néolibéralisme, le mouvement altermondialiste conteste la subordination à la rationalité du marché mondial des capitaux et l’ajustement structurel de chaque société au marché mondial. Par rapport à la logique systémique du capitalisme, il conteste la nature même de la croissance et la marchandisation qui, de manière toujours croissante, subordonne à la recherche du profit tous les aspects de la vie.

Le mouvement altermondialiste à travers les résistances, les luttes sociales et citoyennes, la contestation culturelle, la bataille des idées a contribué à l’approfondissement des contradictions du système et à sa crise.

Quatrième hypothèse
Le mouvement altermondialiste est un mouvement historique d’émancipation qui prolonge et renouvelle les mouvements historiques des périodes précédentes : les mouvements historiques de la décolonisation ; pour les libertés ; des luttes sociales ; de l’écologie. Il renoue avec des tendances très longues en redéfinissant les enjeux à partir des remises en cause par le néolibéralisme des équilibres historiques.
Le mouvement historique de la décolonisation a remis en cause l’équilibre et le sens du monde. Il a été combattu par le néolibéralisme à travers la gestion de la crise de la dette, les programmes d’ajustement structurel et la perversion des régimes des pays décolonisés.
Le mouvement historique pour les libertés et l’égalité avait bouleversé le monde avec les Lumières, puis la révolution des nationalités ; il a pris de nouvelles dimensions, dans le mouvement des libertés de 1965 à 1973, avec la remise en cause des totalitarismes et des oppressions, particulièrement l’oppression des femmes. Le néolibéralisme a tenté de le récupérer à travers l’individualisme et la consommation. Le mouvement historique des luttes sociales a structuré l’histoire du capitalisme. Il a opposé, dès le début du capitalisme la bourgeoisie à la paysannerie et aux couches populaires urbaines ; il a pris tout son sens avec le mouvement ouvrier à partir du 19ème siècle et dans les luttes révolutionnaires du début du XXème siècle. Le néolibéralisme, de son côté, a développé la précarisation et une mondialisation fondée sur le dumping social généralisé.

Cinquième hypothèse
L’orientation stratégique du mouvement altermondialiste est celle de l’accès aux droits pour tous et de l’égalité des droits à l’échelle mondiale. Elle prend tout son sens avec l’impératif démocratique.

Cette orientation caractérise la nature anti-systémique du mouvement. Le mouvement oppose l’accès aux droits pour tous à logique du néolibéralisme. Le mouvement oppose l’égalité des droits, à l’échelle mondiale, à la logique du capitalisme. A l’affirmation qu’on ne peut organiser le monde qu’à partir de la régulation par le marché mondial des capitaux, le mouvement affirme qu’on peut organiser chaque société et le monde à partir de l’accès aux droits pour tous. A l’affirmation qu’on ne peut organiser le monde qu’à partir de rapports sociaux déterminés par la propriété du capital, le mouvement affirme qu’on peut organiser chaque société et le monde à partir de l’égalité des droits.
L’orientation stratégique sur l’accès aux droits est nécessairement reliée à l’impératif démocratique qui prend une acuité particulière dans la période actuelle où les libertés sont largement mises en cause et où l’égalité est contestée comme valeur.

Sixième hypothèse
Le mouvement altermondialiste revendique la mise en œuvre des quatre générations de droits qui ont été générés par chacun des mouvements historiques : les droits civils et politiques ; les droits économiques, sociaux et culturels ; les droits des peuples ; les droits écologiques. Chaque période historique a repris à son compte, complété et renouvelé les droits formalisés dans les périodes historiques précédentes.

Les droits civils et politiques ont été explicités et formalisés par les grandes déclarations du 18ème siècle. Ils ont été complétés par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Ils ont été renouvelés par les droits des femmes. Ils ont éte complétés par le refus des totalitarismes et par l’articulation entre les droits individuels et les droits des peuples.
Les droits économiques sociaux, culturels et environnementaux ont été mis en avant par la DUDH et complétés par les politiques publiques de l’après-guerre et par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC).
Les droits des peuples, notamment les droits à l’autodétermination, au contrôle des ressources naturelles et au développement ont été formalisés par l’ONU et explicités dans la Charte pour les droits des peuples.
Une quatrième génération de droits est en gestation. Elle comprend les droits « écologiques » et correspond à la redéfinition des rapports entre l’espèce humaine et la Nature. Elle comprend les droits de maîtrise de la mondialisation et de renouvellement des droits civils et politiques, et notamment les droits des migrants et de libre circulation. Elle comprend aussi le renouvellement des droits dans l’invention d’un universalisme universel.

Septième hypothèse
Le mouvement altermondialiste, formé par la convergence des mouvements sociaux et citoyens, met en avant une culture politique fondée sur la diversité et l’horizontalité.

La diversité résulte de la légitimité de tous les mouvements qui luttent contre l’oppression et qui inscrivent cette lutte dans un projet d’émancipation. Le mouvement a mis en place un processus, celui des forums sociaux mondiaux ; ils sont organisés à partir des principes d’activités autogérées, de refus des autorités autoproclamées, de recherche des consensus et de démocratie participative.
La référence à « un autre monde possible » exprime le refus de la fatalité, des théories de « la fin de l’histoire », de « la guerre des civilisations » et de la prétention néolibérale « there is no alternative ».

Huitième hypothèse
Les bases sociales de l’altermondialisme et ses alliances dépendent des enjeux de la période, des issues qui se présentent à la crise : le néo- conservatisme de guerre ; la refondation du capitalisme à travers le « green new deal » ; le dépassement du capitalisme.

Les bases sociales dans le cas du néo-conservatisme de guerre concernent tous ceux qui veulent lutter contre la barbarie, la répression, les régimes autoritaires et les guerres. Le néo-conservatisme de guerre se présente comme une des issues pour tous ceux qui voudront maintenir, coûte que coûte, les privilèges du néolibéralisme. Les bases sociales et les alliances par rapport à la refondation du capitalisme et au « green new deal » sont formées par tous les mouvements qui luttent pour l’accès aux droits pour tous à l’échelle mondiale.
Les bases sociales pour le dépassement du capitalisme sont formées par les parties des mouvements qui sont engagés dans les luttes pour l’égalité des droits. Dans l’urgence, les alliances regroupent ceux qui sont opposés au néo- conservatisme de guerre.
Les principes généraux se définissent à l’échelle de la crise, de la mondialisation. Les alliances concrètes dépendront des situations des nations et des grandes régions.
Dans la durée, et si le danger du néo-conservatisme de guerre peut être évité, la confrontation opposera les tenants du green new deal et ceux du dépassement du capitalisme.

Neuvième hypothèse
Le débat continue dans le forum sur plusieurs questions stratégiques, particulièrement sur les questions du pouvoir et du politique. Le pari est d’inventer de nouvelles formes de rapport entre la question sociale et les mouvements, et entre le politique et les institutions. L’impératif démocratique est au centre de cette réinvention.

L’interrogation porte en premier lieu sur la nature contradictoire de l’Etat, entre le service des classes dominantes et l’intérêt général, sur la crise de l’Etat-Nation et sur le rôle de l’Etat dans la transformation sociale. Elle porte aussi sur la nature du pouvoir et sur le rapport au pouvoir.
Dans les processus engagés, notamment par rapport à la violence, les modalités de la lutte pour le pouvoir peuvent l’emporter sur la définition du projet et marquer profondément la nature de la transformation sociale. La culture démocratique est sur ce plan déterminante. La remise en cause de la domination passe par la confrontation pour l’hégémonie culturelle. Toute transformation sociale est confrontée à la remise en cause du pouvoir dominant. Il n’y a pas de changement social sans rupture, sans discontinuité dans les formes du politique et du pouvoir. Cette rupture et sa maîtrise possible constituent le pari fondateur de tout changement social. Le débat sur les orientations générales et les applications dans des situations spécifiques est au centre des débats du mouvement altermondialiste.

Dixième hypothèse
La crise globale ouvre des opportunités pour le mouvement altermondialiste. Ces opportunités articulent, dans l’urgence, un programme d’améliorations immédiates, et dans la durée, un espace de transformation radicale.

Les opportunités permettent de dégager, dans plusieurs grandes directions, les améliorations immédiates possibles, d’une part, et les transformations radicales en termes de nouveaux rapports sociaux, de fondements des nouvelles logiques et de lignes de rupture.
La régulation publique et citoyenne permet de redéfinir les politiques publiques ; elle ouvre la discussion sur les formes de propriété et sur l’évolution fondamentale du travail.
La redistribution des richesses et le retour du marché intérieur redonnent une possibilité de stabilisation du salariat, de garantie des revenus et de la protection sociale, de redéploiement des services publics ; elle ouvre à l’égalité d’accès aux droits et sur la relation entre le statut social du salariat et son évolution en tant que rapport social.
L’urgence écologique nécessite des mesures immédiates pour la préservation des ressources naturelles, particulièrement l’eau, la terre, et l’énergie, de la biodiversité et du climat ; elle ouvre la discussion sur une mutation du mode de développement social.
Le modèle de représentation politique nécessite la redéfinition de la démocratie, le refus de la discrimination et de la ségrégation sociale ; il ouvre la réflexion sur les nouvelles formes du pouvoir et du politique.
Le rééquilibrage entre le Nord et le Sud définit une nouvelle géopolitique du monde ; elle ouvre une nouvelle phase de la décolonisation.
Une nouvelle régulation mondiale redéfinit le système international ; elle ouvre la régulation de la transformation sociale à l’échelle de la planète et la perspective d’une citoyenneté mondiale.

Onzième hypothèse
Les analyses et les propositions discutées dans les Forums sociaux mondiaux ont été validées, depuis l’ouverture de la crise, dans la bataille des idées. Mais elles ne se sont pas imposées dans les politiques mises en œuvre. Le mouvement altermondialiste, à côté des recommandations immédiates, avance de nouvelles propositions qui articulent la sortie du néolibéralisme et le dépassement du capitalisme.

La crise globale est aujourd’hui reconnue comme crise du néolibéralisme ; la discussion sur la crise du système capitaliste est ouverte dans l’espace public. Les recommandations immédiates (contrôle du système bancaire, régulation publique et citoyenne, suppression des paradis fiscaux, taxes internationales, etc.) s’imposent dans le débat mais sont édulcorées, voire ignorées, pour ne pas heurter les intérêts des classes dominantes.
Dans les forums sociaux mondiaux, plusieurs questions font le lien entre de nouvelles orientations susceptibles de réformes immédiates et d’alliances larges, et de nouvelles ouvertures vers des alternatives radicales. Parmi ces questions, citons celles des biens communs, de la gratuité, du bien-vivre, de la démarchandisation, des relocalisations, de l’hégémonie culturelle et du pouvoir politique, de la démocratisation radicale de la démocratie, de la construction d’un « universalisme universel », du statut politique de l’Humanité, etc.

Douzième hypothèse
Le mouvement altermondialiste est engagé dans une réflexion globale, celle du renouvellement de la pensée de la transition, et dans la recherche de solutions politiques correspondant aux différentes situations. Il propose d’articuler les réponses en fonction du temps, l’urgence et la durée ; de l’espace, du local au global ; des formes d’intervention. Il mène de front les luttes et les résistances, l’élaboration intellectuelle, la revendication de politiques publiques visant à l’égalité des droits, les pratiques concrètes d’émancipation.

Au niveau des échelles d’espace, les interdépendances existent entre le local, le national, les grandes régions, le global et le planétaire. Chacune des propositions se décline à ces différents niveaux, ainsi de l’hégémonie culturelle, des rapports internationaux, économiques, géopolitiques et écologiques, de la démocratisation, des équilibres économiques et géoculturels, du pouvoir politique, des Etats et des politiques publiques, des pratiques concrètes d’émancipation et de la relation entre population, territoire et institutions.
Au niveau des formes d’intervention, le mouvement altermondialiste mène ses actions à travers quatre modalités articulées qui seront illustrées dans la dernière partie du livre. Les luttes et les résistances permettent de se défendre et de créer. L’élaboration permet de comprendre le monde pour le transformer. Les politiques publiques sont un espace des conflits et des négociations. Les pratiques concrètes d’émancipation, à tous les niveaux, du local au national, aux grandes régions et au mondial, construisent des alternatives et préfigurent de nouveaux rapports sociaux.

Comme tout système, le capitalisme n’est pas éternel. Il a eu un début et il aura une fin. Son dépassement est d’actualité. Il est nécessaire dès aujourd’hui d’esquisser et de préparer un autre monde possible.


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Dernière mise à jour de cette page le 03/04/2011

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