Article XI. Le 9 Novembre 2010 par Nicolas C.
C’était il y a quinze jours, à Rouen. Europe 1 y décentralisait son antenne, et quelques centaines de manifestants avaient décidé de jouer les trouble-fêtes, histoire de faire entendre une autre voix sur une radio si proche du pouvoir. Las, syndicalistes, policiers et Morandini se sont assurés qu’il n’en soit rien, raconte (joliment) Nicolas : compte-rendu d’une prise d’antenne avortée.
C’était presque trop beau. Trop tentant. Comme une visite d’Hortefeux en banlieue. En pleine agitation sociale sur les retraites, Europe 1 venait jouer la séduction en province pour une journée entière de direct, jeudi 14 octobre, place de la Pucelle à Rouen.
Vous savez, Europe 1, cette radio où la vulgarité fraie avec le populisme, aux micros de laquelle un ministre du gouvernement, un Jacques Attali ou encore une Laurence Parisot sont certains de pouvoir faire passer leur message sans rencontrer d’autre opposition qu’un sourire obséquieux et entendu. Cette radio qui, pour concurrencer les Grosses Têtes de RTL, a appelé sous ses drapeaux la fine fleur de l’intelligentsia télévisuelle : Ruquier, Naguy, Fogiel…
Les affiches publicitaires annonçant « l’événement » dans les rues de Rouen en faisaient saliver plus d’un la veille. Déjà, le mot passait partout : « Il faut prendre l’antenne ». Gueuler le refus de cette réforme des retraites et, au-delà, de l’effroyable rationalité économique qui la sous-tend. Mais c’était oublier les flics et - doit-on encore s’en attrister ?- les directions syndicales.
Cela a commencé vers 11 h. Au pied de la préfecture, des centaines de salariés en grève, de syndicalistes, d’étudiants, de chômeurs, de lycéens et de retraités se réunissent. Avant le départ de la manif, plusieurs leaders syndicaux claironnent que le premier objectif est d’occuper la radio et d’y prendre la parole.
Au même moment, place de la Pucelle, dans une sorte de grande véranda qui sert de studio éphémère, Jean-Marc Morandini ouvre son émission d’une voix dynamique et enjouée, tout en grimaçant d’agacement pour signifier à un technicien la mauvaise qualité du « retour » dans son casque, sous le regard admiratif d’une trentaine de personnes qui, cinq minutes plus tôt, se sont bousculées pour s’asseoir au plus près de la star.
Dehors, un groupe de jeunes professeurs en grève affiche des slogans sur les parois dans l’espoir d’un commentaire. Peine perdue. Le sujet de l’émission plane à une altitude bien trop supérieure pour que celle-ci condescende à traiter de quelques ridicules réclamations politiques : « L’un est né hermaphrodite, l’autre est le petit-fils du créateur des Schtroumpfs, ce matin dans le grand direct des médias, nos invités seront Thomas et John de Secret Story. Ils nous diront qui ils soutiennent pour la finale de la semaine prochaine », annonce Morandini tout exalté. On se dit alors que saboter une telle émission relève autant du salut moral que de la lutte politique.
L’anxiété de l’attente liée à l’affligeante stupidité des commentaires que les enceintes crachent dans toute la place rend les minutes terriblement longues. « Le record d’audimat a été battu lorsque les ménagères ont pu assister en direct au mariage entre le couple star Amélie et Senna. On n’avait plus vu de scène aussi romantique sur nos écrans depuis le mariage de Lady Di » Coupure pub. Presque un répit.
Puis les premières sirènes de police résonnent. Des bruits de bottes sur le pavé. « TF1 nous offre avec cette émission une occasion d’expertiser la jeunesse française. » La place se remplit d’agents. Lorsque les cris et les pétards des manifestants témoignent de la proximité du cortège, une quarantaine de gardes mobiles surarmés (bombes et lance‑grenades lacrymogènes, flashballs…) bloquent les deux accès principaux de la place de la Pucelle. Mi-inquiet, mi-intrigué, Morandini jette des regards furtifs sur la troupe qui s’apprête à museler une parole pour protéger la sienne, saisit un verre d’eau sans un regard pour le docile stagiaire qui le lui tend, et reprend ses élucubrations : « Participer à Secret Story ne suffit pas à bâtir une carrière, John. Comme disait Jeanne d’Arc à Rouen : "maintenant il va falloir aller au charbon". »
Cinquante mètres plus bas, à distance de jet d’œufs de la ligne policière, c’est un peu ce que se disent les manifestants. Et soudain, c’est la consternation. Le service d’ordre de la CGT se déploie en travers de la rue et empêche tout le monde de passer. Les directives ont visiblement changé : la voiture de tête file vers les quais de Seine et emmène à sa suite la moitié du cortège. Le ton monte entre les manifestants déterminés à atteindre le studio et les syndicalistes.
Derrière le cordon bleu, des touristes s’agglutinent. Un jeune branché, pour qui tout doit être sujet à distraction, retient sa copine : « Attends, reste voir deux minutes, je crois qu’ils vont charger. » Un policier, un syndicaliste et un RG discutent (ça pourrait être le début d’une histoire drôle, mais non). Le RG résume dans son talkie : « Bon, c’est calmé, le SO de la CGT les tient en respect. » A l’ombre des uniformes, une onglerie dans laquelle un vieille dame se fait manucurer, impassible ; elle braque un regard morne sur l’extérieur, comme si la vitrine de la boutique reproduisait l’effet d’un écran de télévision où les choses semblent bien lointaines et, à en croire la raideur de son visage, pas très intéressantes ; ses yeux retombent sur ses ongles.
Dans le studio, l’excitation est à son comble. Un chroniqueur : « Vous avez passé la moitié du séjour de Secret Story à poil. Apparemment, votre grand-père ne vous a pas donné le même bitogno que celui d’un Schtroumpf ! Y’avait déjà Schtroumpf à lunettes, maintenant y’a Schtroumpf à quéquette ! ». Vers midi, c’est la fin du supplice : les informations. Enfin... quelque chose qui y ressemble. Il est question de manifestations qui « dégénèrent », de messages rassurants du gouvernement à propos d’un improbable risque de pénurie d’essence… « Ici même, à Rouen, une manifestation a lieu… » Ah, tiens. On s’attend à quelques mots sur le spectacle que tout le monde a sous les yeux. Mais non, rien. Juste un « son » avec Régis, un leader CGT, réalisé quelques minutes plus tôt. Du genre : on est nombreux, le mécontentement s’enracine, la mobilisation continue. Vraiment rien, donc.
Bon, on sait bien que Morandini n’est pas journaliste, mais là, c’était facile, même pour lui. Il n’y avait pas à chercher un sujet, à fouiller, il avait tout sous les yeux : les gardes mobiles qui galopent tout autour de la cage de verre, les bruits des manifestants, jusqu’aux techniciens qui l’informent de la situation pendant la pub. Mais non, pas un mot. Ironie de l’histoire, c’est sur le reportage en direct qu’Europe 1 a construit sa réputation. Son audace en Mai 68 avait consacré ce surnom si glorieux de « Radio barricade » ; 42 ans plus tard, à Rouen, c’était plutôt « Radio barricadée ». Et il ne fallait pas que ça se sache.
Au lieu de cela, l’animateur lance cet appel aux auditeurs : « Que pensez-vous du mouvement des employés des raffineries ? Vous sentez-vous inquiets ? Avez-vous le sentiment d’être pris en otage dans ce bras de fer ? Face à vous, tout à l’heure, le porte-parole de la CGT de la raffinerie de Petit-Couronne. Vous allez pouvoir lui parler, lui dire ce que vous pensez de son mouvement. Faites le 3921 pour dialoguer avec lui. » Là, les choses se dessinent. On comprend soudain pourquoi la CGT empêche le cortège d’aller plus loin. Ils ont négocié un temps d’antenne. Pour eux seuls. Sans risque de se faire déborder par la gauche, sans risque qu’une autre parole couvre leur charabia.
Plus loin, la supercherie se met en place. Un RG familier des manifs étudiantes traverse le no man’s land entre flics et manifestants en grand seigneur, calme l’ambiance, puis sélectionne quatre lycéens parmi les moins véhéments et les plus inexpérimentés, et les accompagne, ainsi que le délégué CGT de la raffinerie, jusqu’aux portes du studio avec la promesse de pouvoir s’exprimer.
Les autres, une centaine, rongent leur frein. Traverser un barrage de muscle syndical plus une digue d’armes fatales, c’est vraiment au-dessus de leur force. Plein d’amertume, chacun se disperse. Pour le pouvoir et pour la petite radio qui l’apprécie tant, c’est un franc succès : aucun affrontement n’a été à déplorer ; l’espace démocratique a été soigneusement balisé. On s’est même offert de ridiculiser la contestation.
Car comme on pouvait s’y attendre, le délégué des raffineries, peu habitué à l’exercice de l’interview, s’est fait « Morandiniser ». Pour lui, pas de sourire obséquieux et entendu. « Vous assumez la responsabilité d’empêcher les petites entreprises de faire leur travail ? – Euh, nous nous inscrivons dans une dynamique générale… » Suivent deux coups de fil d’auditeurs hallucinants de bêtise et de préjugés dont le cégétiste n’arrive même pas à sortir grandi. Toujours question des effets de la grève, jamais de ses enjeux. Bien fait pour lui, après tout. Il savait bien que « prendre la parole » implique plus de risques, mais offre par conséquent plus de liberté qu’être simplement « sommé de répondre ». Quant aux quatre lycéens, qui se voyaient déjà raconter aux copains leur quart d’heure de gloire, ils ont juste été oublié dans un coin. Comme ça. Comme tant d’autres. Comme tous les jours.
Ndr : On complètera utilement la lecture de cet article par celle du très bon article qu’Acrimed a consacré à Morandini et à son traitement du récent mouvement de grève.
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