Voltaire. Le 14 Janvier 2011 par Thierry Meyssan*
Le Liban est à nouveau sans gouvernement. Selon la presse occidentale, le Hezbollah exerce un chantage pour ne pas avoir à répondre de sa culpabilité dans l’assassinat de Rafik el-Hariri. En réalité, observe Thierry Meyssan, l’opposition libanaise (qui représente la majorité populaire mais est minoritaire à l’Assemblée) vient de faire échec à la machine infernale mise en place par Washington en vue de provoquer une confrontation générale au Proche-Orient.
La Commission d’enquête onusienne et le Tribunal spécial pour le Liban (TSL) ont déjà falsifié une expertise, recruté et protégé de faux témoins, puis incarcéré arbitrairement des innocents durant quatre ans. Ignorant les preuves matérielles collectées sur la scène du crime et les enregistrements des drones israéliens, le TSL refuse de mettre en cause Israël, l’Allemagne et les USA et s’apprête à mettre en accusation des responsables militaires du Hezbollah afin d’ouvrir la voie à une nouvelle guerre US.
Alors que le Premier ministre libanais Saad al-Hariri était reçu à la Maison-Blanche par le président des Etats-Unis Barack Obama, mercredi 12 janvier 2011, 11 ministres libanais ont donné leur démission et fait chuter leur gouvernement. Plus qu’à M. Hariri, ce camouflet était ostensiblement destiné à M. Obama.
Pour comprendre ce qui se passe, il convient d’abord de resituer ce coup de théâtre dans le contexte général de la résistance proche-orientale au projet états-unien de remodelage de la région.
Lorsque, le 11-Septembre 2001, les Etats-Unis ont attribué les attentats dont ils faisaient l’objet à un groupuscule islamiste terré dans une grotte afghane, ils ont déclaré la « guerre des civilisations ». Contrairement à ce que préconisaient des stratèges comme Zbignew Brzezinski (favorable à une instrumentation des musulmans contre la Russie et la Chine) et certaines firmes pétrolières (favorables à un investissement militaire massif en Afrique et dans les Caraïbes pour contrôler les champs pétroliers du XXIe siècle), les Straussiens ont imposé le monde musulman comme cible. En effet, de leur point de vue, la seule « menace révolutionnaire » capable de se propager dans le monde et de porter atteinte à l’impérialisme global est une résurgence de la révolution khomeiniste.
Washington a donc décidé de prendre l’Iran en tenaille en positionnant ses troupes en Afghanistan et en Irak. Puis, de détruire les alliés militaires de Téhéran : la Syrie et le Hezbollah libanais. Enfin, de raser l’Iran et ses 70 millions d’habitants. Toute résistance ayant été anéantie, les Etats de la région auraient été démantelés et redessinés sur une base ethnique, tandis que la Pax Americana aurait triomphé.
Cependant ce plan grandiose, à peine initié, a échoué. La plus grande armée du monde a été incapable de contrôler l’Afghanistan et l’Irak occupés. Puis, l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafik al-Hariri et la révolution colorée du Cèdre ne sont pas parvenus à provoquer la guerre avec la Syrie, Damas ayant immédiatement retiré ses forces de maintien de la paix stationnées au Liban depuis la fin de la guerre civile.
Washington a alors sous-traité le problème à Tel-Aviv. A l’été 2006, Israël a attaqué le Liban, rasé tout le Sud du pays sous un tapis de bombes tel qu’on n’en avait pas vu depuis la guerre du Vietnam, mais a échoué à détruire le Hezbollah et à engager le combat avec la Syrie. Contre toute attente, c’est l’inverse qui s’est produit : le Hezbollah a tenu en échec l’armée la plus sophistiquée du monde et la Syrie n’a pas eu à entrer en lice.
Mettant en oeuvre leur Plan B, les Etats-Unis ont eu recours à la prétendue Justice internationale.
La Commission internationale d’enquête sur l’assassinat de Rafik al-Hariri a reçu pour mission de mettre en accusation le président syrien Bachar el-Assad, ouvrant ainsi la voie à la guerre que le Pentagone aurait entreprise pour l’amener par la force devant la Justice internationale.
La Commission d’enquête était dirigée par deux agents sûrs, les Allemands Detlev Mehlis et Gerhard Lehman. Ils sont parvenus à occulter le rôle de leur pays dans l’assassinat, mais ont échoué à inculper le président el-Assad, les services secrets syriens ayant démasqué les faux témoins fabriqués par l’ONU.
Passant au Plan C, Washington a abandonné l’idée de détruire la Syrie préalablement à l’Iran et a recentré son dispositif sur le cœur du système. Il a mis en place un Tribunal spécial pour le Liban, cette fois chargé de mettre en accusation le commandant de la Force Al-Quod (unité des Gardiens iraniens de la Révolution qui forme les combattants anti-impérialistes au Liban, en Palestine et ailleurs), le général Kassem Soleimani, et le guide suprême de la Révolution islamique, l’ayatollah Ali Khamenei. Cette accusation judiciaire devait être coordonnée avec l’accusation politique de l’AIEA de fabrication secrète d’une bombe atomique.
La présidence de ce Tribunal très spécial a été confiée à l’Italien Antonio Cassese, jusque là conseiller juridique des Moujahidines du Peuple, un groupe armé qui revendique plusieurs milliers d’assassinats politiques en Iran pour le compte des Etats-Unis.
La tactique du Tribunal très spécial et de son procureur général était de mettre en accusation l’ancien chef militaire du Hezbollah, Iman Mugniyeh (assassiné par le Mossad) et sa famille, puis de mettre en cause leurs supérieurs hiérarchiques, non pas au sein du Hezbollah, mais au sein de leur dispositif de formation militaire : le général Soleimani et le guide suprême Khamenei. Le Pentagone et Tsahal auraient alors attaqué un Iran affaibli par des sanctions internationales, prétendument pour amener les suspects devant la soi-disant Justice onusienne.
Pour une raison purement technique, l’acte d’accusation devait être publié avant la fin de l’exercice budgétaire 2010 du Tribunal (en réalité avant la fin janvier 2011). Une conférence de presse était prévue au siège du Tribunal à La Haye samedi 15 janvier. C’est ce calendrier qui a précipité la crise.
Pour éviter la guerre programmée, la Syrie, l’Arabie saoudite, le Qatar et l’Iran ont décidé de mettre leurs différents en sourdine et de joindre leurs efforts pour faire entendre raison à Washington. Il s’agissait de convaincre l’administration Obama d’abandonner un plan conçu par sa faction la plus extrémiste et de lui offrir une issue honorable.
Dans ce but, le président Bachar el-Assad, le roi Abdalllah ben Abdelaziz Al Saoud, l’émir Hamad ibn-Khalifa al-Thani et le président Mahmoud Ahmadinejad se sont succédés à Beyrouth. Chacun d’entre eux a enjoint les partis et communautés sur lesquels il exerce une influence d’asphyxier le Tribunal spécial en ne renouvelant pas son budget et en retirant ses juges libanais. Le TSL n’aurait pas été dissous. Il aurait survécu sur le papier, mais serait tombé dans une profonde léthargie.
Las ! L’administration Obama a refusé la porte de sortie qui lui était offerte. N’ayant à vrai dire aucun plan de rechange à substituer à celui des Straussiens, le président états-unien a envoyé sa secrétaire d’Etat, Hillary Clinton, informer les capitales concernées que le TSL irait jusqu’au bout de sa mission. Toutefois, a-t-elle laissé entendre, l’administration Obama se contentera dans un premier temps d’isoler Téhéran et ses alliés et n’envisage pas d’attaquer l’Iran à brève échéance. Chacun est donc prié d’appliquer les sanctions onusiennes et de se préparer à les renforcer.
A ce stade, on se frottait les mains à Washington, car le camp de la paix était bloqué dans une impasse. Après que le Spiegel et la télévision canadienne aient annoncé l’imminente inculpation de la famille d’Imad Mugniyeh, toute action politique du Hezbollah et de ses alliés contre le TSL serait présentée comme un aveu de culpabilité. Pour retrouver sa marge de manœuvre, sayyed Hassan Nasrallah décidait de publier des images filmées par des drones israéliens, interceptées par son organisation. Elles attestent qu’Israël a préparé l’attentat contre Rafik al-Hariri. Cependant ces révélations furent insuffisantes pour blanchir le Hezbollah car elles ne permettent pas d’établir si c’est bien l’Etat hébreu qui a réalisé ou non l’opération.
La publication par Odnako, l’hebdomadaire des élites politiques russes, de notre enquête a modifié la donne. L’arme nouvelle utilisée pour ce meurtre ayant été fabriquée par l’Allemagne, ni le Hezbollah, ni l’Iran ne peuvent encore être soupçonnés. Du coup, aux yeux de l’opinion publique proche-orientale les choses s’inversent : le Hezbollah ne peut plus être accusé de lutter contre le TSL pour fuir ses responsabilités.
Convaincu par nos arguments et soutenu par le roi Abdallah Ier, le Premier ministre Saad Hariri était prêt à négocier une solution en faveur de la paix. Toutefois, l’hospitalisation du roi aux Etats-Unis affaiblissait son autorité. Son demi-frère et successeur désigné, le prince Sultan, et son neveu, le prince Bandar, apparaissaient en capacité d’exercer rapidement le pouvoir et d’imposer leur ligne pro-états-unienne. Saad Hariri choisissait alors de prendre ses distances avec le monarque saoudien et de s’aligner sur la position états-unienne.
Mardi 11 janvier à New York, le roi Abdallah renonçait à la médiation qu’il avait entreprise avec son homologue syrien. Immédiatement, la coalition du 8-Mars sommait Saad Hariri de clarifier d’urgence la situation : elle l’enjoignait de retirer les juges libanais, de refuser de continuer à financer le TSL et à collaborer avec lui, enfin de poursuivre les faux témoins devant la Justice libanaise. Dans la plus grande discrétion, les services de sécurité de l’Etat (dépendant du Président de la République, le général Michel Sleimane) étaient réorganisés. Face à l’absence de réponse de Saad Hariri, les actions de ses sociétés perdaient en quelques heures 9 % en Bourse.
Mercredi 12 janvier à Beyrouth, les 10 ministres de la coalition du 8-Mars (dont seulement 2 sont membres du Hezbollah) démissionnaient pendant la rencontre Hariri-Obama à Washington, suivis d’un onzième ministre (proche du président Sleimane). Le quorum n’étant plus réuni, le gouvernement était dissous.
En toute logique, le Tribunal spécial devrait publier sous peu, peut-être samedi, son acte d’accusation. Mais, il ne devrait plus avoir de budget à la fin du mois et devrait donc, soit devenir bénévole, soit cesser ses travaux.
En Occident, où la censure est totale sur les arguments de l’opposition, l’opinion publique devrait croire à la culpabilité du Hezbollah et à la volonté états-unienne de servir la Justice. Mais au Proche-Orient, plus personne n’est dupe : les Etats-Unis et Israël manipulent le TSL, ils masquent la vérité et instrumentent le Tribunal pour justifier une guerre générale dans la région. Ayant perdu sa légitimité, Washington ne peut espérer aucun soutien au Proche-Orient, hormis de ses vassaux stipendiés. Il faut donc passer au Plan D, Mais y en a t-il un ?
Les élections législatives de 2005 ont donné une large victoire à la coalition du 14-Mars, réunie autour de la famille Hariri (soutenue par les Etats-Unis, l’Arabie saoudite et la France). Celle-ci a été depuis lors qualifiée de « majorité ». Cependant, rapidement, elle a perdu l’une de ses deux principales composantes, le Courant patriotique libre (CPL) fondé par le général chrétien Michel Aoun.
A contrario, la coalition du 8-Mars a été qualifiée en 2005 de « minorité », mais n’a cessé de s’étoffer depuis. Réunie autour du Hezbollah, elle est soutenue par la Syrie, l’Iran et le Qatar.
Les élections législatives de 2009 ont donné lieu à une vaste fraude : en violation du Code électoral des dizaines de milliers de Libanais de la diaspora se sont vu accorder des cartes d’électeurs. Un pont aérien a été mis en place par la coalition du 14-Mars pour les transporter gratuitement au Liban, obligeant à une réorganisation complète de l’aéroport de Beyrouth. Cette manipulation a profondément modifié un scrutin réunissant au total 1,4 million d’électeurs seulement. Malgré tout, la coalition du 14-Mars (la « majorité ») n’a obtenu que 44,5 % des suffrages exprimés, tandis que celle du 8-Mars (la « minorité ») obtenait 55,5 % des voix. Cependant, grâce à un découpage électoral violemment inéquitable, la coalition du 14-Mars a conservé la majorité à l’Assemblée avec 72 sièges, tandis que la majorité populaire restait minoritaire à l’Assemblée avec 56 sièges.
La majorité parlementaire a élu le leader de la coalition du 14-Mars, Saad Hariri, comme Premier ministre. Il est parvenu à composer un gouvernement d’union nationale comprenant 15 ministres du 14-Mars, 10 ministres du 8-Mars et 5 ministres neutres (des techniciens proposés par le président de la République). C’est ce gouvernement qui vient de chuter.
Le Parti Socialiste Progressiste (PSP) du leader druze Walid Jumblatt a pris ses distances avec la coalition du 14-Mars. Dans le cas où ses députés joindraient leurs votes à ceux de la coalition du 8-Mars, la majorité populaire deviendrait alors aussi la majorité parlementaire.
Selon l’accord national, la fonction de président de la République revient à un chrétien maronite, celle de Premier ministre à un musulman sunnite et celle de président de l’Assemblée à un musulman chiite.
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