Marianne 2. Le 17 Octobre 2010 par Juan Sarkofrance
Pendant cette 180ème semaine depuis son élection, Nicolas Sarkozy refusait d'écouter, de répondre, d'assumer.
Irresponsabilité politique
Près de 3,5 millions de personnes auraient manifesté mardi. Elles n'étaient « que » 1,2 million selon la police, en hausse de 20% par rapport au 23 septembre. Et ce, malgré l'adoption précipitée par le gouvernement du recul de l'âge de la retraite au Sénat le vendredi précédent. Les appels à la grève reconductible s'étaient multipliés. Si mercredi ces derniers étaient peu suivis, des milliers de lycéens sont à nouveau sortis dans les rues jeudi, et un millier d'établissements étaient bloqués ou mobilisés. Même le ministère comptabilisait 340 blocages d'établissements, soit trois fois plus que mardi 12 octobre. Des heurts, des débordements, un peu de saccage, beaucoup de révolte, des matraquages intempestifs - y compris de journalistes-, un jeune tiré au flash-ball en plein visage alors qu'il ne faisait que déplacer une poubelle à l'entrée de son lycée... ces dernières heures ont surpris et inquiété le gouvernement.
Jeudi, encouragé par cette jeunesse, l'intersyndicale a appelé à une nouvelle journée de grèves et manifestations, mardi 19 octobre. La CFDT Transports annonça une intensification des blocages sur les routes de France. Vendredi matin, l'ensemble des 12 raffineries de métropole étaient en grève. Les forces de l'ordre furent dépêchées pour débloquer deux dépôts de carburant. Vendredi, « l'agitation lycéenne » s'est poursuivie. Le ministère de l'Intérieur annonça que 170 casseurs avaient été interpellés.
La réaction de Nicolas Sarkozy fut sans surprise, entre déni de réalité et refus du dialogue. « Ils » pouvaient bien manifester, Sarkozy ira « jusqu'au bout », et aucune nouvelle concession ne sera accordée. «Nous sommes décidés à mener cette réforme à son terme » a répété François Fillon à l'Assemblée dès mardi après midi. Pour le chef de Sarkofrance, l'histoire devait s'arrêter il y a dix jours, quand il lâcha, mercredi 6 octobre, une dispense pour les mères de famille de 3 enfants nées entre 1951 et 1956 et les parents d'enfants handicapés. Il n'avait pas prévu d'épilogue, encore moins de nouveaux épisodes.
La réaction d'Hortefeux à ces derniers jours fut tout aussi lunaire. Jeudi, il faisait un point public au ministère sur le comptage des manifestants, pour justifier les écarts d'estimations de la mobilisation deux jours auparavant (sic !). Et, pris de court par l'emballement, le ministre a attendu vendredi pour demander aux préfets de «limiter l’usage de la force au strict nécessaire», «compte tenu de la spécificité de ce type de manifestations».
A droite, on dénonçait l'irresponsabilité de l'opposition de gauche qui enverrait des « enfants » de 15 à 16 ans dans les rues. Jeudi, Jean-Marie Bockel tenait un colloque sur la prévention de la délinquance juvénile. Il fallait écouter ces suppôts de Sarkofrance expliquer combien les mineurs, dès 13 ans, étaient au contraire bien responsables. En Sarkofrance, un jeune est très tôt pénalement responsable mais très tard politiquement légitime...
Pourtant, la nécessaire réforme des retraites méritait un débat. Sarkozy lui-même reconnaissait au printemps 2008 qu'il n'avait pas été élu pour cela. Un beau jour de décembre 2009, tout occupé à penser comment relancer son désastreux quinquennat, il fit semblant de découvrir le « défi démographique », le vieillissement de la population, le déséquilibre durable et croissant des régimes de retraites. Il aurait pu s'abriter derrière le prétexte tout trouvé de la crise depuis 2008, qui a contribué à dégrader les recettes des régimes sociaux. Mais non, il préféra jouer l'irresponsable : annoncer une réforme, refuser le débat, et passer en force pour sauver son image. La pression des marchés financiers était et reste forte. La note de crédit de la France par les agences de notation était menacée. Il fallait trouver une parade, une façon de rassurer ce beau monde, celui-même qu'il fustigeait comme un gauchiste de pacotille à l'automne 2008.
Irresponsabilité présidentielle
L'une des caractéristiques de la gouvernance Sarkozy depuis mai 2007 est cette irresponsabilité quasi-systématique sur les sujets majeurs du moment.
Dire tout et son contraire est un sport de combat qu'affectionne particulièrement le président de Sarkofrance. La pirouette en cours sur le bouclier fiscal fait rire la plupart des commentateurs. Hier indispensable, le bouclier est aujourd'hui « injuste ». L'urgence à trouver une nouvelle parade pour « nos amis les riches » a conduit leur président à imaginer une nouvelle séquence de réformes : l'an prochain, on parlera donc fiscalité. La France souffrirait d'un désavantage compétitif en matière de fiscalité vis-à-vis de l'Allemagne. Sarkozy a demandé un rapport comparatif à la Cour des Comptes, prévu pour janvier 2011. Mais, bizarrement, il en a déjà orienté les conclusions : si la France n'est pas compétitive, c'est à cause de sa fiscalité du ... patrimoine. La belle affaire !
François Baroin, mercredi matin, a présenté la démarche. Il a fait l'indispensable lien entre bouclier fiscal et ISF. Il a surtout lâché cet aveu : le bouclier fiscal est « devenu un symbole d'injustice.» Plus tard, Christine Lagarde a expliqué qu'il « faut regarder en profondeur la fiscalité du patrimoine » en juin prochain, pour « savoir comment on maintient la compétitivité de la France dans un paysage déséquilibré ». Il suffit de relire une étude du Conseil des Prélèvements Obligatoires de mars 2009 sur la fiscalité du patrimoine des ménages pour mesurer la tartuferie : le patrimoine des ménages a progressé plus fortement que les revenus, il est plus inégalement réparti qu'il y a 10 ans et que les revenus, et le patrimoine des plus riches a progressé plus vite que celui de la majorité des ménages.
Mercredi, devant un parterre de députés du Nouveau Centre, le chef de Sarkofrance promit donc des réformes jusqu'au dernier jour du quinquennat. Jeudi, en visite à Bordeaux, il réitère le propos : « Je ne suis pas un obsédé de la réforme, mais j'ai la responsabilité de conduire la cinquième économie du monde, dans un monde qui bouge. Notre pays ne peut pas rester immobile. » Pauvre Nicolas ! Chahuté par 5000 lycéens et manifestants qui l'attendaient le pied ferme, il avait besoin de se rassurer, de crier à tous ces trublions que son job à lui était sérieux. Debout sur son estrade, il pesait ses mots, brandissait son poing droit pour marteler ses propos. Enfin, il est le président « la cinquième économie du monde » ! Dans les salles de marchés, on devait rire et sourire. Dans la rue, on s'énerve et on s'impatiente.
Vendredi, il recevait des mères de familles nombreuses, pour une cérémonie de remise « des médailles de la famille française », un machin honorifique inventée il y a 90 ans, au lendemain de la première guerre mondiale, qui récompense les mères-courage de familles très nombreuses. Incroyablement narcissique comme toujours, Nicolas Sarkozy put déclamer qu'il avait « entendu les inquiétudes qu'a pu susciter le projet de réforme des retraites auprès des mères de famille. » Qu'avait-il à concéder ? Pas grand chose. La vulgate était habituelle : la réforme des retraites protègerait la solidarité: le congé maternité comptera dans le calcul des pensions et, « les femmes auront en moyenne dans 5 ans une durée d'assurance équivalente à celle des hommes ». Sarkozy est devin, Sarkozy est tout-puissant. Dans 5 ans (2015), nous serons à 3 ans (2018) d'une nouvelle réforme des retraites car la loi Sarkozy/Woerth s'arrête à cet horizon.
Irresponsabilité pénale
Comme hier Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy s'essaie aussi à semer toutes les embuches nécessaires pour que les enquêtes indépendantes sur certaines de ses affaires ne progressent pas. Il joue la montre. L'affaire Woerth/Bettencourt fut ainsi découpée en une multitude d'enquêtes préliminaires, sans instruction indépendante prévue à l'horizon. Sous couvert de la révision constitutionnelle de juillet 2008, Sarkozy a aussi prévu de faire absorber la Halde, la Commission de déontologie, le Médiateur de la République, et le Défenseur des enfants dans un fourre-tout administratif rapidement baptisé « Défenseur des droits », une belle façon de noyer le poisson.
Chaque gouvernement est confronté à des couacs, des bévues, des abus. En Sarkofrance, on déteste les autorités indépendantes. Quand le fichage des Roms par la gendarmerie est révélé par le Monde, on nie, puis on assure que le système a été supprimé, puis on annonce une enquête interne. La CNIL a beau rappelé qu'elle est seule habilitée à procéder à de tels contrôles, Brice Hortefeux fait semblant de ne pas entendre. Il confie l'enquête à un groupe de contrôle interne qui lui est rattaché.
Quand un juge demande des informations à une mission parlementaire sur une affaire sensible, le président UMP de la dite mission va prendre ses consignes à l'Elysée, et joue l'obstruction. Mediapart a publié jeudi dernier quelques courriers échangés entre le juge Marc Trévidic, en charge de l'instruction sur l'attentat de Karachi en mai 2002, et le député Guy Teissier, président de la commission de la défense à l'Assemblée. En juin dernier, le juge avait questionné Yves Fromion, un autre député UMP qui présidait la mission parlementaire d'information sur Karachi qui a remis son rapport en mai dernier. Il voulait obtenir les verbatim des auditions. Pas possible, répondit Fromion, car la mission est terminée (sic!). Son collègue Teissier, de la commission de Défense, complète d'une réponse tout aussi ubuesque fin juillet : le rapport est disponible, les notes d'auditions relèvent du secret parlementaire et le juge doit respecter le principe de la séparation des pouvoirs...
Le juge Van Ruymbeke s'intéresse lui aussi au volet financier de l'affaire : y-a-t-il eu des rétro-commissions, illégales, pour financer la campagne électorale d'Edouard Balladur en 1995, dont Nicolas Sarkozy était le directeur de campagne et ministre du Budget ? Sans surprise, le parquet de Paris n'a pas apprécié, et a fait savoir qu'il ferait appel de la décision d'enquêter sur ces «faits de corruption active et passive», au motif que cela n'aurait rien à voir avec l'attentat de Karachi du 8 mai 2002. Or, en avril 1995, quelques semaines après que deux intermédiaires imposés par le gouvernement Balladur aient touché quelques 54 millions de francs, le compte de campagne d'Edouard Balladur était crédité de 10,25 millions de francs, versés en coupures de 500. Un dépôt providentiel dont les rapporteurs du Conseil constitutionnel qui examinèrent quelques mois plus tard le dit compte refusèrent de valider, avant le président du conseil de l'époque, Roland Dumas, ne décide de passer outre leur avis. Vendredi, son successeur Bernard Debré a prévenu qu'il acceptait de rendre publiques les archives de la période... si le gouvernement lui en faisait la demande. Quel joli cadeau empoisonné !
Mediapart (encore lui !) a lâché une belle révélation, vendredi : le juge Trévidic a mis la main sur une note du ministère des finances datant de 1993 - Michel Sapin (PS) était alors encore en poste - déconseillant une vente de sous-marins Agosta au Pakistan, la jugeant « risquée » et « déraisonnable.» Cette vente sera malgré tout conclue, bizarrement rapidement (un an plus tard), et à des prix bradés. Cette révélation, note Mediapart, alimente « les soupçons sur les arrière-pensées politiques qui ont présidé à la conclusion de ce marché d'armement d'un montant de 826 millions d'euros par le gouvernement Balladur ».
Irresponsabilité républicaine
Cette semaine, Eric Besson a fait voter sa loi sur l'immigration. En la présentant le 27 septembre dernier aux députés, il pensait faire un beaucoup. Son projet avait été musclé de quelques amendements tous droits issus du discours de Grenoble du 30 juillet, et des recommandations présidentielles sur la déchéance de nationalité. Il devait incarner, avec la loi Loppsi II, adoptée quelques jours plus tôt, le volontarisme sarkozyen contre l'immigration et l'insécurité. Le lien immigration/insécurité était l'une des innovations sémantiques d'un Nicolas Sarkozy pris en défaut sur la lutte contre les crimes et délits.
La loi a au contraire aggravé les dissensions au sein de la minorité présidentielle. Elle a jeté le trouble et la honte.
Brice Hortefeux, son collègue de l'intérieur, n'en a cure. Est-il à ce point irresponsable qu'il ne voit pas les dégâts ? Le 5 octobre dernier, Hortefeux avait organisé, aux frais des contribuables, une belle réception dinatoire avec 120 invités Place Beauvau. Parlementaires, élus locaux, et dix ministres et secrétaires d'Etat s'étaient pressés pour écouter la bonne parole du ministre de l'insécurité, qui a rappelé l'amitié « sincère, désintéressée et inoxydable » qui le lie à Nicolas Sarkozy. Hortefeux ne regrette rien, bien au contraire. Grâce à la séquence sécuritaire, « le FN a reculé de sept points ». Quel objectif ! Quelle satisfaction ! Sur les Roms, il s'est félicité des « mesures immédiates » prises pendant l'été.
En catimini, le gouvernement Sarkozy a écrit à la Commission européenne qu'il acceptait de répondre à ses exigences, à savoir transmettre tous les documents nécessaires pour juger de l'absence de discrimination des Roms lors des expulsions estivales et transposer dans la loi d'ici la fin de l'année la législation européenne sur la libre circulation des personnes en Europe. Bref, en public, on aboie, mais en coulisses, on se couche.
Quelle semaine furieuse... On ne sait pas si elle annonce un nouveau Mai 1968. Elle illustre surtout l'irresponsabilité inquiétante d'un président, et de ses proches. Celle d'un homme pétrifié qui n'assume plus, multiplie les pirouettes, et répète des discours que lui seul écoute.
Ami sarkozyste, où es-tu ?
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