L’éducation émancipatrice face aux crises : résister et construire l’avenir

Aritcle XI. Le 4 novembre 2010 par ZéroS

 

C’est un sujet qui a tendance à ennuyer, voire parfois à endormir : l’éducation n’a rien d’accrocheur, n’intéresse souvent pas grand monde. Il est pourtant possible d’en parler de façon passionnante, pour peu d’élargir le cadre d’étude et de trouver des intervenants à la hauteur. La preuve avec ce compte-rendu d’une table ronde par ZeroS, envoyé (presque) spécial à Nancy.

Geneviève Azam [1] et Miguel Benasayag par contumace (absent, son intervention a été enregistrée et diffusée le dernier jour des rencontres) : l’affiche de la table ronde des rencontres du RÉCit [2] à Nancy (le 30 octobre) était attrayante. Surtout s’agissant d’un sujet dont les milieux militants ont parfois du mal à se saisir : l’éducation.
Avant l’économiste et le psychanalyste philosophe, des hôtes de délégations étrangères (Bénin, Canada, Pakistan, Roumanie, Argentine) ont pris la parole. Dont l’argentine Naty Rivas qui a fait forte impression, la pertinence de son propos devant sans doute beaucoup à une expérience de près de quinze ans dans des centres sociaux autogérés de la province de Mendoza. Certains représentants « anonymes » d’une Amérique Latine qui s’épanouit pleinement – entre cosmogonie maya et socialisme au ras-du-sol –, transforment ainsi en quelques phrases les intellectuels occidentaux [3] en espèce obsolète. Avant de laisser ces derniers s’exprimer et forger quelques clefs de lecture, publions d’abord, sous forme de tribune, ce beau manifeste argentin, sonnant à nos oreilles comme une murga [4] endiablée.

Éduquer, c’est partager / par Natalia Rivas (Mendoza, Argentine)

Éduquer, c’est partager
C’est comprendre que le « un » n’existe pas dans la nature, le « deux » est le croisement, le commencement, la vie.

Éduquer, c’est distribuer
Pas seulement le matériel, mais aussi l’expérience, qui ne s’écrit pas uniquement, mais se raconte, se savoure, se ressent, se comprend dans le partage, dans l’être toujours, toujours lié à l’autre, au frère qui est à mes côtés.

Résister, c’est créer
C’est semer, c’est inventer, c’est comprendre le quotidien comme la possibilité magique d’être vivants, avec l’autre, avec tous.

Résister
L’Amérique Latine résiste depuis 500 ans. 500 ans de domination, de silence, et maintenant quand elle parle, à travers moi, ce n’est pas comme une croyance, mais comme une certitude : la certitude que nous sommes une partie, et que les parties font le tout.

La loi c’est donner, parce que le cercle est éternel, le temps et l’espace sont réunis dans un même cercle : tout ce que tu donnes te revient. Toujours. Chaque jour.

Éduquer, c’est partager
Résister et lutter ensemble, en partageant le travail, les repas, l’air, le plaisir, la joie. Créer, inventer, savourer, c’est simple, et nous pouvons tous le faire.
Il ne faut pas avoir peur de notre force, mais comprendre que tout ce que l’on sème donne des fruits, même les plus petits qui soient. Ce qui compte, c’est la graine : la semence qui donne la vie.

Nous devons arracher de nous-mêmes l’obscurité, l’ambition, la domination, dans toutes les cultures, dans chaque partie du monde, et aussi en nous-mêmes, dans tout être humain.

Les certitudes sont devant vos yeux, la vie se manifeste devant vos yeux. Il suffit de savoir regarder.

Partager, donner la main, parce que oui, parce que c’est comme ça.

Résister c’est semer ensemble. Éduquer c’est créer. Créer c’est la révolution d’une nouvelle ère. Si nous sommes tous aujourd’hui Homo sapiens, nous pouvons être demain beaucoup plus que ça. Ça dépend de nous.

Para todos, todo [5]...

Éducation & totalitarisme « soft » / par Geneviève Azam

L’éducation est à distinguer de la formation. Alors que pour la première, nous semons des graines sans réellement savoir ce que cela va donner, la seconde est un héritage d’une certaine forme de rationalité dont l’objectif est l’adaptation aux impératifs économiques. Aujourd’hui, l’éducation doit être un acte de résistance. Son temps n’est pas celui de l’économie et elle doit être beaucoup plus qu’une simple transmission.

A la question fondamentale « qui sommes nous ? » [6], la réponse n’est certainement pas l’Homo œconomicus. La crise de civilisation qui semble se profiler avec une dévalorisation du politique, du social et du culturel est la crise de NOTRE civilisation... Nous subissons une forme de totalitarisme « soft » imposée par l’économie et les marchés.

Il faut revenir à une utopie, qui était peut-être celle des Lumières, d’autonomie individuelle, citoyenne et collective. L’émancipation est à penser contre nous-mêmes. Il faut développer l’« expertise citoyenne » et ne pas déléguer la marche du monde à des experts. Le besoin de formation doit servir à formuler ce que nous voulons. Le monde occidental a assimilé création et fabrication. Il faut sortir de cet essentialisme.

La Déclaration universelle des droits de l’Homme et du citoyen, qui reconnaît le droit à l’éducation, n’est vivante que si elle s’incorpore dans des résistances, comme récemment pour la reconnaissance du droit à l’eau, sinon elle n’est que pure abstraction. Une certaine Amérique latine défend les droits de la Terre – finalement les biens communs –, faisons de même. Et à la question de savoir s’il faut en venir à la lutte armée [7], peut-être faut-il penser que la violence se construit contre l’éducation et que «  le monde de demain est en germe dans celui d’aujourd’hui ». Mais n’oublions pas la sentence d’Aminata Traoré : « Laissez les pauvres tranquilles, occupez-vous des riches ! ».

-
« Et si nous retirions le "r" : exister, c’est créer. » [8]

« Éprouver matériellement » / par Miguel Benasayag [9]

Résistance(s)
Deux niveaux de résistances sont à distinguer. Le premier arrive lorsqu’il se passe un « gros truc », qui nécessite une mobilisation en situation. Il faut résister aux assauts répétés du néolibéralisme triomphant depuis trente ans sans vraiment se poser de questions. C’est ce que font le DAL [10], RESF [11], etc. sur des questions très précises.

Le second niveau doit assumer le modèle complexe. Il faut développer en priorité les pratiques et le vécu, prendre le temps, car nous ne pouvons pas faire de raccourcis pour créer. Il y a des myriades d’expériences quotidiennes à accompagner. Dans l’éducation populaire, dans les associations de quartier, etc. : « Les gens ne sont pas idiots. » Ils désespèrent quelques militants – empreints d’une certaine hystérie narcissique –, qui voient du négatif dans la non-mobilisation derrière bannières, drapeaux, partis, syndicats, etc., là où se distingue une forme de sagesse populaire. Les gens échappent au conformisme.

Pratiques de l’émancipation
Cette sagesse populaire s’oppose à la formule simple selon laquelle « il n’y a qu’à devenir Calife à la place du Calife ». Les échecs des grands projets révolutionnaires et des Lumières ont permis de capitaliser et de découvrir la complexité. L’idée, très occidentale et moderne, selon laquelle un être humain conscient, qui pense, serait du côté de la liberté est fausse. La psychologie l’a montré : le fumeur sait qu’il peut mourir d’un cancer, et pourtant il fume. A une autre échelle, les Nazis étaient des personnes cultivées, ils ont d’autant plus fait preuve d’une barbarie extraordinaire. Il en va de même pour le colonialisme. Être conscient de nos défauts ne permet pas de les changer.

Aucune compréhension intellectuelle ne fait le poids face à une expérience vécue. Il faut développer des pratiques d’enseignement : éduquer à partir de pratiques transmissibles et non de concepts compréhensibles. Par exemple, les enfants doivent expérimenter que la solidarité est plus joyeuse que l’égoïsme. Ce doit être éprouvé matériellement, marqué dans le corps. Enfin, une école qui résiste doit surtout refuser de produire des ressources humaines et éviter le piège néolibéral des compétences [12] dans lequel de nombreux progressistes de gauche sont tombés, parce qu’il n’y a de toute façon pas de place pour tout le monde dans ce système-là.

Notes

[1] Co-présidente du Conseil scientifique d’ATTAC, qui a récemment publié Le temps d’un monde fini, vers l’après capitalisme, éditions Les liens qui libèrent, 2010.

[2] Soit le Réseau des écoles de citoyens. Le programme complet des rencontres est disponible ici.

[3] À noter que Miguel Benasayag, franco-argentin, peut avoir une position de « passeur ». Il a préfacé le livre sur les soulèvements d’El Alto en Bolivie (2003) du journaliste intellectuel uruguayen Raùl Zibechi, Disperser le pouvoir, les mouvements comme pouvoirs anti-Étatiques, Le jouet enragé/L’esprit frappeur, 2009. Article11 parlait du livre ici.

[4] Musique populaire argentine au croisement de plusieurs cultures ; presque littéralement « le musicien désaccordé ».

[5] Littéralement « Pour tous, tout... »

[6] Question centrale posée par l’intervenant béninois.

[7] Sujet abordé de manière provocatrice par un membre de l’assistance.

[8] Proposition d’une personne du public de la table ronde.

[9] La vidéo de Miguel Benasayag a été réalisée avec le concours du webzine Basta ! Peut-être sera-t-elle en ligne d’ici peu.

[10] Association Droit Au Logement.

[11] Réseau Éducation Sans Frontières.

[12] Lire d’Angélique Del Rey, A l’école des compétences. De l’éducation à la fabrique de l’élève performant, La Découverte, 2009.


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Dernière mise à jour de cette page le 05/11/2010

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