Une centaine de volontaires sont regroupés devant l’entrée des locaux de l’ONG à Tokyo. Ils partent pour Ishinomaki, ville japonaise sinistrée par le tsunami du 11 mars dernier. La plupart d’entre eux sont japonais, il n’y a qu’une dizaine d’internationaux et tous vivent au Japon depuis plusieurs années. Après avoir chargé les camions de vivres et de produits divers pour les réfugiés d’Ishinomaki, à plus de 400 km au nord de Tokyo, nous montons dans les deux bus affrétés pour le transport des volontaires. Nous quittons la capitale peu avant minuit, en direction du nord.
À 50 km de Fukushima
Pris dans nos échanges, nous notons à peine notre passage à 50 km de Fukushima. J’apprendrai plus tard que le taux de radioactivité relevé lors de notre passage était compris entre 2 et 4 microSievert par heure, le taux admissible par an étant de 1.000 microSievert. Vivre à Fukushima revient donc à atteindre le taux admissible annuel entre 10 et 21 jours ! Le calcul est certes simplifié, puisque la radioactivité varie d’heure en heure, mais cela renforce l’inquiétude des volontaires, Ishonomaki n’étant qu’à 140 km de la centrale nucléaire. Alors que le directeur de Peace Boat confie manquer d’informations sur les dangers réels de notre présence à Ishinomaki, chaque volontaire est conscient que s’y rendre relève de son propre choix et de sa responsabilité.
Il est 6h du matin quand nous arrivons au campus de l’université Senshu d’Ishinomaki, quartier général des différentes ONG venues en soutien à la population de la ville. L’armée n’est pas loin, elle a élu domicile au cœur du stade municipal, à deux pas du campus. Ishinomaki a été partiellement détruite par le tsunami trois semaines plus tôt, et cette partie de la ville, épargnée, continue de vivre comme si rien ne s’était passé.
L’autre partie de la ville est sous la boue. Les personnes réfugiées, dont les maisons ont été rasées ou sont inhabitables, ont gagné les gymnases et les écoles reconverties en centres d’accueil. D’autres habitants touchés par le tsunami entament la reconstruction. Ils sont revenus vivre dans leurs maisons, malgré les sérieux dommages subis et la boue accumulée au rez-de-chaussée. C’est là que nous intervenons (voir la vidéo).
Des scènes d’apocalypse
Bien que les routes commencent à être dégagées, il demeure difficile de circuler en véhicule. Et ce d’autant que la région connaît une pénurie d’essence. La marche reste donc le moyen de locomotion privilégié.
Les équipes comptent entre six et sept membres. La mienne est assignée au nettoyage le premier jour. Elle est internationale : Rob, Arthur et Whitehouse, tous trois anglais, Lalo, argentin, Tim, vietnamien, Yudai, japonais, et moi-même, français. En entrant dans la zone sinistrée, bien qu’emplis d’images du désastre relayées par les médias, nous sommes abasourdis par l’ampleur des dégâts. Partout, des débris jonchent la ville, des voitures sont renversées ou encastrées dans la boue, des maisons sont effondrées, des bateaux sont échoués en plein milieu de la rue... Les scènes d’apocalypse se succèdent. La vision des habitants battant tranquillement le pavé, ou circulant en vélo dans la ville, atténue cette sensation de fin du monde.
C’est dans le quartier de Chobu que l’on nous confie le nettoyage d’une maison où résident une vieille dame et sa fille. L’accès se fait à travers une allée surchargée de débris. La vision de l’intérieur de la maison est encore plus étourdissante que celle des rues dévastées. Tout est recouvert de boue et sens dessus-dessous. L’effet est atterrant. Il s’agit d’un espace si personnel et si intime... Ces femmes ne pourront jamais plus y chercher refuge ou y vivre des moments de bonheur dans la plus grande simplicité. Un sentiment de vacuité étrange nous envahit. Pourtant, elles nous accueillent avec le sourire auquel nous répondons avant de nous mettre au travail.
Pataugeant dans la boue
Il ne s’agit pas simplement de tout évacuer à l’aide de pelles et de brouettes, mais aussi – et surtout – de récupérer avec le plus grand soin ce qui peut encore être sauvé. Ne pas jeter parmi les débris certains objets personnels que nous aurions tendance à considérer comme de simples déchets vu leur état. Le travail de quelques heures d’une équipe de six hommes peut parfois équivaloir à deux semaines de travail d’une de ces femmes. Une façon de considérer son travail de volontaire comme « utile », ce qui semble difficile devant l’ampleur de la tâche à accomplir. Alors que nous pataugeons dans la boue, l’Omotenashi seishin japonais (esprit hospitalier) se manifeste : les occupantes de la maison viennent nous offrir du thé avec quelques biscuits. Je mange sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Un énorme bateau de pêche me fait face. La côte est pourtant à plusieurs centaines de mètres…
Vers 16h, nous arrêtons de travailler. Une ONG japonaise, qui s’occupe de pomper l’eau de la rivière traversant Ishinomaki, continue de s’activer. Elle recueille l’eau dans de grands réservoirs pour le lavage des outils – et des volontaires ! – en fin de journée. Cette eau n’est pas potable et les habitants sont eux ravitaillés en eau par l’armée, pour les besoins alimentaires et d’hygiène. Quant à l’électricité, elle est toujours coupée… La nuit tombe, et le froid se fait pénétrant à travers nos multiples couches de vêtements.
Renouer avec la quotidien
Le lendemain, le départ est fixé à 8h30. Cette fois nous travaillons avec quatre ou cinq autres équipes au nettoyage d’un parking, futur QG in situ de Peace Boat. À la fin de la journée, nous ne comptons plus les sacs de boue. Une autre journée s’écoule, il fait toujours aussi froid mais la neige ne s’invite pas encore.
Le troisième jour, nous nettoyons un café et un entrepôt de bouteilles. La boue est humide et difficile à déplacer. Des rumeurs parlent de groupes ayant découvert des corps humains. Évidemment, c’est une possibilité qui nous guette avec plus de 10.000 disparus dans la région… En fin de journée, j’interroge la propriétaire du café sur la vie quotidienne. Les gens ne sont revenus que depuis peu, après avoir été évacués il y a trois semaines. La plupart habitent aux premiers étages des maisons, car la vie au rez-de-chaussée est encore impossible. Toutes ces personnes aujourd’hui revenues sur le lieu du désastre sont des survivants. Au moment du tsunami, ils se trouvaient tous à l’étage de leur maison ou plus loin dans les terres. Ceux qui étaient au rez-de-chaussée ont été emportés par les flots.
Hospitalité et détresse
Paradoxalement, alors que nous nous attendions tous à être submergés par la détresse des habitants d’Ishinomaki, nous sommes surpris par leur calme, leurs sourires, leur chaleur et leur hospitalité. Il ne se passe pas un jour sans que l’un d’entre eux nous offre un café, un thé, un sandwich ou une bouteille de sake trouvée dans la boue.
Nouvelle démonstration d’hospitalité le quatrième jour alors que nous sommes invités à partager le repas des femmes du quartier de Chobu. Au menu, rumis (nouilles chinoises) et boulettes de riz. Le climat se fait plus clément et la température augmente. Nous en profitons pour prendre une pause à l’ombre d’un paquebot échoué à côté du restaurant. Le propriétaire reprend espoir la journée suivante lorsque nous achevons de nettoyer la dernière pièce du restaurant. Cela met un peu de baume au cœur ! À la question « Qu’allez vous faire dans les prochaines semaines ? », la réponse de l’homme est simple : « Nettoyer… » Tout dépendra ensuite des moyens mis en œuvre par le gouvernement japonais pour relancer l’économie de la ville.
7,4 sur l’échelle de Richter
Le jeudi est notre dernier jour en ville, puisque l’on doit ensuite se charger de la distribution de nourriture dans un centre de réfugiés. Au programme, nettoyage d’un magasin de porcelaine avec la délicate tâche de sauver un maximum des précieuses céramiques prisonnières de la boue.
Le soir, nous faisons un arrêt dans un restaurant chinois. Alors que nous payons l’addition, l’impensable se produit : un tremblement de terre ! Toute la semaine nous avons senti de petites secousses, mais nous n’étions pas préparés à une secousse d’une telle ampleur. D’abord lent, le mouvement vertical de la terre se fait plus rapide. Les objets commencent à tomber des étagères, et de la cuisine du restaurant nous parvient un vrai tintamarre. Trois de mes compagnons s’enfuient par la porte d’entrée, un autre plonge sous la table et le dernier se colle au mur. Je ne sais quoi faire. Mécaniquement, je finis la bière que j’ai dans la main. C’eut été comique si le tremblement n’avait pas été aussi fort… Enfin, Yudai m’agrippe par le bras et me fait signe de me coller au mur près de lui. L’électricité est coupée et le tremblement diminue d’intensité. Nous reprenons nos esprits et nous dirigeons vers notre véhicule. La radio nous apprend que nous venons d’essuyer un tremblement de terre de magnitude 7.4 et que la zone est maintenant menacée par un tsunami qui pourrait atteindre 5 mètres de haut. Nous décidons de regagner le campus qui a été épargné par le premier tsunami du 11 mars. Sur place, tout le monde est réveillé. Les gens sont dirigés vers le dernier étage de l’université où ils attendent patiemment. Après une heure d’attente, l’alerte au tsunami passe. Il est 1h du matin, nous pouvons finalement aller dormir.
Retour à Tokyo
Les événements de cette nuit-là nous empêchent de travailler le lendemain. Il faut vérifier si le tremblement de terre n’a pas occasionné d’autres dégâts et faire l’état des lieux des zones sinistrées. Le samedi matin, la pluie s’invite pour la première fois au moment de remballer les tentes. Une dernière réunion afin d’accueillir et d’orienter les nouveaux volontaires de Peace Boat et nous prenons le bus du retour vers midi. Après 7h de voyage, nous sommes de nouveau à Tokyo. Rues propres, restaurants garnis de nourriture, trafic surchargé, Japonais et Japonaises fourbus par le travail : nous replongeons en un instant dans le quotidien de la capitale.
Une pensée pour tous ces gens d’Ishinomaki dont la vie au cœur du désastre ne se limite pas à une semaine de bonnes œuvres. La reconstruction de la ville prendra du temps et il faudra davantage que l’aide de quelques volontaires pour la mener à bien.