Article XI. Le 11 juin 2010 par Julia B.
Kumkapı, Istanbul. Une halte dans un call-shop pour un appel téléphonique vers la France, une conversation s’amorce. Le gérant de la boutique, manifestement content de parler français se présente : « Je parle français parce je suis Sénégalais. Je suis arrivé ici il y a trois ans… » Il s’interrompt quand arrivent deux hommes, dont l’un a permis à l’autre d’arriver jusqu’à Kumkapı depuis le Mali. Dans ce call-shop de l’avenue de Tiyatro s’achève la tâche de cet homme, qui remet son jeune client entre les mains du gérant avant de s’en aller. Le voyageur n’a cependant pas fini sa route : il explique être en Turquie pour entrer en Europe par la Grèce.
On sera étonné de trouver, une centaine de mètres en contrebas, la Misafirhane (littéralement maison des invités) d’Istanbul, centre de rétention administrative pour étrangers en situation irrégulière se dressant aux cotés des restaurants pour touristes. Des pantalons sèchent aux fenêtres, par lesquelles ses occupants observent la mer pour oublier les humiliations et tuer l’ennui. Il y a du monde à la fenêtre.
De Kumkapı, entre ces lignes, presque tout a été dit : « quartier d’étrangers, interface active entre migration ou mobilité internationales, et migrations ou mobilité nationale » [1], mais aussi quartier-paradoxe où l’absurde fait le quotidien de ceux qu’il abrite. Les anciens détenus relâchés saluent de la rue leurs camarades enfermés dans la Misafirhane ; le sans-papiers y est l’ami du policier ; le touriste vient déjeuner - après sa visite de Sultanahmet - dans les restaurants de poisson qui nourrissent de leurs restes des dizaines de migrants algériens, une fois la nuit tombée ; le migrant d’origine kurde, exploité par le Stambouliote, exploite à son tour le migrant noir ; l’homme d’affaire partage la table de la prostituée.
La violence des contrastes repousse ce quartier pourtant central hors du champ urbain fréquentable, et Kumkapı, à dessein, échappe. On dit qu’il est le refuge du pauvre et du clandestin, abri du célibataire, un quartier dangereux où se logent menus et gros trafics. La stigmatisation fausse l’intelligibilité : Kumkapı serait ainsi un espace occupé malgré lui, à la périphérie du centre, abandonné à sa population, un interstice sans politique. Le triptyque « étranger, voleur, prostituée » classe confortablement Kumkapı dans la catégorie du Red light district [2], zone liminaire dans laquelle règnerait un certain désordre. Un policier du commissariat de Kumkapı découpe ainsi le quartier en plusieurs zones, en fonction de leur supposé degré de sécurité : « À la limite Aksaray-Kumkapı, c’est là que l’on retrouve le plus de discothèques et de bars avec les prostituées. Dans cette zone-là, à laquelle s’ajoute le quartier central de Kumkapi, où il y a beaucoup d’étrangers, c’est dangereux. Après il y a le Sud de Kumkapı, dans les immeubles qui longent la voie ferrée : c’est là que se trouvent les chambres de célibataires, et les familles Kurdes, il y a des bagarres. Quand on commence à arriver vers la place de Kadırga [à la sortie de Kumkapi], il y a moins de problèmes, la zone est plus familiale. »
Cependant quand on ouvre une question, « le mirage de la zone franche se dissipe rapidement » [3], et l’on s’aperçoit que Kumkapı n’échappe à aucune vigilance, il est bien trop intégré pour cela, bien trop partie de la chaîne qui le comprend et l’anime, bien trop pratique aussi. La tension, presque essentielle, qui le traverse y est exploitée : dans Kumkapı, on regroupe l’étranger, le nouveau venu, l’inadapté, l’inurbain, on lui permet de travailler, on le filtre. La partition est confortable mais non totale : en maintenant sa population dans la périphérie du centre, on la fait participer aux circuits énergétiques selon des modalités dument choisies, on la soumet en quelque sorte. Kumkapı, à la porte de la ville mais aussi à la porte de l’Europe, assurerait une fonction sociale de taille : maillon aux contours biscornus [4] dans lequel les articulations et le sens de la causalité semblent ambigus, Kumkapı participe à la gestion de la ville. Et Kumkapı, dispositif d’un pouvoir qui dépasse ses frontières participe aussi à la rationalisation régionale, pour sa gestion des flux migratoires et parce qu’il est, avec Istanbul, un faubourg de l’Europe.
Kumkapı est un espace polymorphe où peu de catégories tiennent. Abritant une population diverse qui partage les stigmates de la liminarité et du déracinement dans des conditions compétitives de survie économique, les relations y sont souvent frontales mais aussi changeantes. Fonction de la position de l’observateur, le dominant se mue en dominé (et l’inverse est possible), et Kumkapı, successivement refuge, prison, quartier, passage, lieu de travail, lieu de vie, est plusieurs à la fois. Walter Benjamin écrivait du passage qu’il était une cité, un monde miniature. Kumkapı, petit monde aux murs de carton n’en est pas moins prison de verre et théâtre d’un absurde qui fait mal à voir.
La frontière avec le reste que comprend l’idée d’un quartier marginal aux bornes symboliques ne signifie en aucun cas une imperméabilité du quartier, de ses habitants, et des réseaux qui l’habitent au monde qui l’environne. Kumkapı n’est pas un quartier hermétique, il n’est pas un système fermé. La tension permanente à laquelle il est soumis le montre bien : passage entre ce qui est intégré et qui ne l’est pas, Kumkapı est la « topographie où ancien et moderne se confondent et stratifient le même espace » [5]. Une petite étude de l’économie (comprise dans son sens étymologique) de Kumkapı illustrerait ainsi une mutation de l’administration des corps, des sujets et de leurs relations : un passage d’une administration souveraine à un principe de gouvernementalité moderne, la transition entre ce que Foucault dénomme la recherche du « bien commun », et celle du « bien convenable » [6]. Si Kumkapı reste le territoire d’une organisation relativement autonome de ses habitants, il est aussi un espace d’introduction d’instruments de rationalité moderne, sous impulsion européenne - notamment - ou de la part d’IBB [7], la municipalité du grand Istanbul.
Plutôt qu’une conquête de l’espace par le bas à l’exemple de l’habitat spontané, Kumkapı offre ses konak [8] vides et détruits, soit à une population fuyante à la recherche d’invisibilité dans ses choix résidentiels, soit à ceux qui recherchent des logements pas chers, une population majoritairement kurde, immigrée de l’intérieur. La coexistence des migrants internes marginalisés et des migrants étrangers au statut informel occupe un morceau de la péninsule historique : Kumkapı, quartier intra-muros, n’est en rien une varos, une banlieue, un « non lieu » périphérique [9], dans lesquels nombre d’anciens habitants de gecekondu (habitats spontanés) sont réinstallés de force lors des opérations de rénovation urbaine menées par la municipalité d’Istanbul.
Kumkapı est un quartier pressé contre les anciennes murailles et la voie ferrée longeant la mer de Marmara, au Sud de la péninsule historique. Ancien quartier arménien classé aujourd’hui au patrimoine mondial de l’UNESCO, il abrite encore aujourd’hui le patriarcat arménien. Cependant, les familles arméniennes et grecques du quartier ont déménagé à partir des années 1970 sous la pression de l’activité économique, principalement celle des grossistes textiles se répandant progressivement depuis le Nord du quartier et encastrent Kumkapı. Ces familles ont alors choisi de suivre le mouvement des élites quittant la péninsule historique pour s’installer dans la « cité moderne » [10]. Les bâtiments laissés vacants ont ainsi conféré au quartier un potentiel spéculatif : vendus à des propriétaires turcs n’habitant pas Kumkapı, les logements, non restaurés, furent loués à une population migrante pauvre qui, grâce à l’installation de réseaux de hemsehri [11] et à un progressif ancrage économique, est devenue numériquement dominante. Selon une étude urbaine réalisée en 2004, la population du quartier serait à 60% originaire de l’Est de l’Anatolie, les 40% restant se répartissant entre immigrés venus d’autres régions de Turquie (Izmir, Mer noire), populations originaires du quartier et communautés étrangères.
Ce sont les migrants qui expliquent comment comprendre ce que l’on voit dans Kumkapı. Ceux qui portent une grosse barbe et marchent courbés viennent de sortir du centre de rétention. Ceux qui occupent le dédale de rue du ventre de Kumkapı sont des Algériens [12] : des refoulés de l’Europe, dit-on, qui ont habité Paris, Hambourg ou l’Italie, s’en sont fait expulser et tentent d’y revenir par la Turquie. Ceux là « ont tout misé dans leur passage pour l’Europe, ils n’ont donc plus rien pour vivre », explique un Algérien plus chanceux. « Ils mendient, essaient de gagner de l’argent pour le dernier passage », pratiquent un système de roulement pour dormir dans un lit : dans une petite « chambre de célibataire » [13] louée à plusieurs, certains se reposant la nuit, d’autres le jour. Faute de disposer d’autres lieux, call-shops et cybercafés, souvent gérés par des migrants sénégalais, sont les seuls espaces (si on peut oser) appropriés par les migrants. Car « dans l’attente, communiquer avec l’extérieur est la seule chose que l’on peut faire » et parce que la police, en échange de pots de vin ou de service rendus, n’y pénètre pas. Tous se disent de passage dans Istanbul, mais beaucoup comptent des mois voire des années de vie sédentarisée aux seuls contours de Kumkapı. Certains s’y sont mariés, d’autres y reçoivent leurs femmes, par exemple venues du Sénégal pour visiter leurs époux le temps de vacances. Kumkapı retient dans ses filets les migrants venus d’Afrique, d’Afghanistan ou d’Irak, « piégés aux frontières de l’Europe, qui commencent en Grèce » [14], et exploite leur force de travail dans toutes sortes de commerces et de services. Les migrants rencontrés, eux, sont formels : « Dans Istanbul, nous ne pouvons vivre qu’à Kumkapı, pas ailleurs. Ailleurs, on nous regarde, on nous touche. Ils ne connaissent rien. » Les Africains noirs font barrière à la violence et au racisme [15] par la loi du nombre et par leur relative intégration économique dans Kumkapı, tout en cherchant à l’échelle d’Istanbul à éviter ce qui pourrait attirer l’attention sur leur présence.
Compagnon de galère du migrant venu de loin, les migrants arrivés de l’Est de la Turquie, souvent du Kurdistan. Ces hommes se sont installés directement dans Kumkapı. « On n’a pas cherchés à aller ailleurs. On avait un contact ici, on est venu ». Toujours, un membre de la famille, un ami, une connaissance pionnière habitant Kumkapı avant eux, sur la base des solidarités primaires, de réseaux fondés sur une même origine géographique, ou des liens de parenté les ont aidés à assurer des débuts difficiles. Waldinger et Cross [16] utilisent le terme de « leapfrog migration » (migration à saute-mouton) pour définir l’installation des nouveaux migrants qui contournent « l’ancien ghetto saturé » pour se rendre dans des zones centrales, anciennement propriétés des Blancs à New-York. Les migrants Kurdes, collant à cette image, contournent la gecekondu (bidon ville) classique, s’installent dans un quartier borné mais relativement central ; comme les communautés étrangères qui, tout en cherchant l’invisibilité, ne rejoignent pas les banlieues périphériques. Dans une installation par bond, l’homme de l’Est, considéré comme inadapté par les Stambouliotes, fait étape dans Kumkapı pour y faire son apprentissage urbain : ce quartier, que son maire qualifie d’intermédiaire, garantirait une (faible) intrusion dans la ville à ceux que les non-kurdes désignent par « rustres » « sans morale », « sans savoir », « sans culture ».
Dario Gentili écrit dans un ouvrage dédié au Livre des passages de Walter Benjamin qu’il y a des lieux où on ne superpose pas l’urbs (l’espace physique et matériel de la ville) et le civitas (science de l’urbs). Kumkapı, parmi d’autres quartiers, est resté jusqu’à très récemment en marge du « processus de civilisation » d’Istanbul : on ne laisse pas ses habitants franchir la porte démarcative d’une pleine citoyenneté, et la régénération urbaine et l’attention des pouvoirs publics y sont au premier abord faible. Quand on est habitant de Kumkapı, on ne serait ainsi qu’un demi-cives stambouliote, un « être liminal à cheval sur deux groupes auxquels il n’appartient pas tout à fait », pour reprendre les mots de Simmel, un « homme marginal » n’ayant d’autres choix que de subir en silence cette perpétuelle tension entre intégré et non intégré. « Je n’en peux plus d’être entre deux états depuis sept ans. On travaille pour eux, on parle leur langue, ils nous utilisent, et on n’a pas le droit d’avoir de papiers », s’insurge Cheik, Sénégalais et gérant d’un call-shop depuis quatre ans. L’espace liminaire, bien que sécurisé, est ainsi un espace de non-droit, où l’abus de l’étranger ne rencontrera pas de plainte, et dans lequel une hiérarchie entre citoyen, semi-citoyen et non citoyen se met en place. Kémal, Turc rénovant un konak de Kumkapı, explique ainsi : « Si je fais travailler un Turc, je le paierai 70 Turkish Lira la journée, un Kurde 50 et un Noir 30-35. Ils ne diront jamais rien pour ça ».
Les uns « déchargent les cargos vers Yenikapı », une grande majorité de migrants Africains vend des montres et des parfums dans la rue, d’autres attendent pour être yukleme (décharger les camions et porter des charges). Kemal explique encore : « Il y a toujours des Africains qui restent dans la rue pour se faire embaucher à la journée, souvent sur les chantiers de construction ou de rénovation ». À cet égard, migrants africains et migrants kurdes de l’Est partagent le même parcours professionnel du pauvre.
Antichambre au petit commerce, il n’est pas rare de voir les familles préparer les midye dolma (moules farcies) sur le pas de leur porte et les marchands de simit (pains au sésame) remplir leurs charriots. Ces hommes de passage entraînent l’apparition d’une économie de service s’adaptant à leurs besoins. Les témoignages de deux patrons turcs n’habitant pas à Kumkapı indiquent que le « potentiel » constitué par cet étranger permanent à très bien été identifié par les petits entrepreneurs. « Kumkapı est un centre de travail sur les étrangers, pas pour les familles. » Les besoins primaires sont ainsi couverts par la multiplication de coiffeurs-barbiers, de laveries automatiques (pourtant rares à Istanbul), de centres téléphoniques et de café-internet. On spécule sur l’étranger pauvre comme en témoigne la véritable industrie immobilière sur la location des chambres de célibataires et d’étrangers. Daniel, réfugié congolais, loue ainsi une petite chambre délabrée donnant sur la voie ferrée pour 300 TL [17]. Il doit partager sa chambre avec deux ou trois autres personnes car sa famille ne peut plus lui envoyer une telle somme mensuellement. Modou vit, lui, en « colocation » dans une cave bondée, hors de prix. Et si les propriétaires traditionnels sont souvent Turcs et n’habitent pas Kumkapı, l’ironie veut que les nouveaux propriétaires exploitant les capacités financières des étrangers sont, dans le cas de nos entretiens, d’anciens migrants venus de l’Est de la Turquie et ayant connu des conditions similaires à leur arrivée à Kumkapı.
La création d’un système économique reposant sur l’étranger, sur sa capacité à travailler, mais aussi sur sa capacité à consommer, crée une hiérarchie dans la "catégorie migrant" en fonction de leur désirabilité. Se dessinent ainsi des « sous-groupes » de migrants relativement privilégiés, et d’autres lésés, selon une division de travail que l’on pourrait presque qualifier d’ethnique : les Turcs, plus prospères, n’habitent pas dans le quartier, mais ont identifié son « potentiel » et y joue le rôle de petits nababs, détenant des commerces ; Africains et Kurdes pauvres partagent les difficultés du début, mais l’irréductible différence entre ces deux groupes réside dans la légalité de leur statut (qui permet au Kurde une ascension sociale impossible pour le Noir) et dans l’asservissement de l’un par l’autre. Malgré les idées reçues réifiant le Noir dans son habit de misère, la compétitivité économique segmente la réalité et crée des divisions insoupçonnées. Ainsi, une poignée d’Africains sénégalais et somaliens, parviennent à s’insérer dans l’enclave par soumission à un marché dont les règles joueront forcément en leur défaveur, et occupent quelques emplois stables de cette économie de service (notamment la téléphonie). Les autres migrants, non soutenus par une structure communautaire ou traumatisés par une errance de plusieurs années, restent à la porte.
Kumkapı est un territoire utile. Les institutions laissent des sujets non-citoyens libres de s’organiser selon une gouvernance qui ne va pas sans rappeler le système des Millet [18]. Ottomans : concentration, soumission et autogestion des minorités permettent un contrôle diffus mais pragmatique. L’indifférence délibérée, autorisant l’émergence « des camps semi-privés où les habitants sont sous surveillance » [19], perpétue la tradition des lois d’installation autoritaires turques qui permettent un contrôle accru sur l’étranger, sa répartition et son intégration [20]. Il faut ajouter ici que la Turquie, bien qu’elle ait signé la Convention de Genève de 1951 et son protocole de 1967, émet une réserve de nature géographique qui la dispense d’accueillir des réfugiés non-européens. En conséquence, les demandeurs d’asile doivent entamer une procédure auprès du Haut Commissariat au Réfugiés des Nations Unies, contraints de s’enregistrer auprès de la police pour bénéficier d’un droit d’asile temporaire. Les demandeurs d’asile sont assignés à résidence dans une des « villes satellites » désignée par la police et doivent obtenir (auprès de la police des étrangers de Kumkapı, par exemple) une autorisation écrite pour tout déplacement hors de la ville. Une fois les corps soumis, les étrangers se débrouillent pour survivre comme il le peuvent.
L’instrument policier n’en est pas moins présent, et administre le quartier selon un principe de surveillance permanente mais peu coercitive. Disposant d’agents en civil sillonnant le quartier et de patrouilles du Karakol (commissariat), la police détermine par son action qui est l’ennemi. Et elle définit des règles qui, bien que largement à la limite des attributions conventionnelles de l’institution (le racket des étrangers sans papiers par exemple), sont acceptées comme telles. La police à Kumkapı exerce une domination discrète mais totale, plus ou moins lâche selon les priorités établies pour constituer un modèle disciplinaire pas toujours compris par ses destinataires.
Jusqu’à récemment, les contrôles étaient fréquents, mais ne se soldaient pas forcément pas des arrestations : les descentes de police se faisaient à domicile et, si les migrants payaient, il leur était possible d’échapper à l’enfermement. La police a longtemps travaillé à l’amiable, tolérant la présence des migrants sans-papiers pour peu que ces derniers se fassent discrets, travaillent et servent l’économie en silence. Et certains migrants, particulièrement intégrés au quartier, travaillent malgré eux pour la police. C’est le cas de plusieurs gérants de call-shops sénégalais qui achètent leur tranquillité en répondant aux besoins des policiers tous puissants : ils assurent des traductions pour la police des étrangers ou trouvent des « bras » pour aider un policier à déménager.
Ces pratiques existent encore. Néanmoins, on raconte que depuis deux ans le contrôle des étrangers est moins fréquent, mais qu’une arrestation se solde toujours par quelques mois d’enfermement au centre de rétention, la durée de rétention légale en Turquie étant illimitée. Un entretien mené avec un policier du Karakol confirme ce changement dans les pratiques : tiraillé entre les priorités de la municipalité d’Istanbul (« nettoyer les quartiers de leurs mafias kurdes ») et celles induites par les accords conclus entre la Turquie et l’Union européenne en matière de migration, les policiers adoptent tantôt l’une tantôt l’autre.
Pour le moment, la priorité va à la très médiatisée lutte contre l’insécurité, amalgamée à dessein à la présence des « grande famille de l’Est ». Les journaux télévisés consacrent de longs reportages au démantèlement des réseaux de ces ennemis intérieurs, bande-son tout droit sortie d’Indiana Jones et vidéos où les maires-shérifs desdits quartiers froncent modestement les sourcils face à la caméra.
Mais, comme l’indiquent les migrants, on rigole aussi moins avec l’illégalité des sans-papiers. L’entrée en vigueur en 2002 d’un accord de réadmission entre la Grèce et la Turquie autorise la Grèce à renvoyer vers la Turquie les migrants y ayant transité. La Turquie, quant à elle, dispose d’accords pour expulser les migrants vers la Syrie, l’Ukraine, la Roumanie, et a entamé les négociations d’une longue liste d’accords de réadmission avec (notamment) l’Éthiopie, l’Iran et l’Irak, la Libye [21]… Très récemment, la signature d’une accord global de réadmission (impliquant tous les États de l’UE), qui entraîne les renvois en masse vers la Turquie des migrants ayant transité sur son sol, insère sur le terrain des techniques« de combat continu avec les étrangers illégaux à Kumkapı », comme l’indique un policier. Au 27 mai 2010, 346 étrangers étaient retenus dans le centre de rétention de Kumkapı [22]. L’étau se resserre sur les migrants à Kumkapı. Et si l’Europe a déjà sa part de responsabilité dans la création de ce quartier liminaire, en y entassant ceux qu’elle attire et rejette, il ne serait pas étonnant de voir s’y installer une gouvernementalité européenne de contrôle de l’étranger, active et globale. Et par la même, le remplacement d’une situation ubuesque où les étrangers captifs saluent leur compagnons de derrière les barreaux par la situation non moins dramatique d’une politique du chiffre.
Il fait bon flâner dans Kumkapı. Mais on y flâne comme on y vient, c’est à dire pas pour les même raisons. Dans les quartiers de Nisança et de Musine Hatun, les passants recouvrent la désuète notion de flânerie largement définie et utilisée par Walter Benjamin, apanage de la bohème et du promeneur désœuvré : « Le flâneur reste toujours au seuil de la métropole, comme de la classe moyenne. Cela n’est pas en son pouvoir [23]. » L’errance le porte vers les passages en marge, lieux d’échange et du commerce. Les migrants flâneurs se livrent dans la rue à de menus échanges, dans l’attente du départ vers l’Europe, et déambulent dans Kumkapı en raison de l’interdiction de l’accès à la ville. Quelques rues plus loin, les touristes flânent eux-aussi, et déjeunent sur la jolie place de Kumkapı qui donne sur les fenêtres du centre de rétention. Extension vers le Sud-Ouest des quartiers touristiques de la péninsule historique, la place de Kumkapı et ses restaurants « constituent un élément déterminant du tourisme au sein du quartier. Ils sont localisés principalement au sein de bâtiments classés et participent à la valorisation de l’image du quartier », comme l’indique une étude urbaine du quartier. Cette partie de Kumkapı attire ainsi la promenade des touristes, en partieà cause du projet de zone piétonne dans la zone. Cet instrument consacrant « une vie urbaine plus humaine » ne concerne pour le moment que la partie inhabitée de Kumkapı, mais d’autres projets développés par la municipalité d’Istanbul cherchent à développer le potentiel touristique de ce quartier au demeurant très beau. On entend parler de projets de rénovation urbaine à venir, d’aménagement d’un centre culturel dans une église arménienne proche du patriarcat dans le cadre d’Istanbul, capital européenne de la culture 2010. La normalisation de Kumkapi débute, tendance non isolée dans Istanbul, et repoussera ceux qui s’y cachent un peu plus loin.
Kumkapı, littéralement « porte de sable », était à la fois porte de l’ancienne ville et port de commerce, où les bateaux venaient décharger leur cargaison de sable. Par Kumkapı, on franchissait les murailles et on entrait dans la ville ; on en sortait aussi. C’était le limes de la cité ottomane, le lieu qui « symbolise la séparation et l’incertitude », un lieu « frontière et une entrée ». Kumkapı-La-Porte, dans une brochure touristique ( !) éditée par la mairie d’Istanbul y est comparé aux indicibles de Derrida : l’hymen, par la fonction démarcative que le quartier assurait entre l’intérieur et l’extérieur ; le farmakon, à la fois poison et instrument de guérison puisque, si la porte protège et assure la frontière avec la cité, elle permet aussi l’intrusion ; le supplément, achevant l’incomplet, ajoutant un élément à l’ensemble. Marge, espace liminaire, entre-deux, nombreux sont les termes qui pourraient définir ce quartier, lieu d’échange et de commerce, de convergence de flux, filtrant entrées et sorties, lieu du passage.
Kumkapı assumerait ainsi encore sa fonction de porte de la cité en regroupant les corps étrangers et en filtrant les entrées. « On est bien ici parce que les étrangers sont acceptés. Peut-être parce qu’il y a toujours eu des étrangers, des minorités », expliquent plusieurs Sénégalais, installés dans le quartier depuis quelques années. Peut-être aussi du fait de l’utilité de préserver un quartier liminaire à la porte de la ville, qui accueille et concentre dans ces garnis décrépits « n’importe qui », comme le dit le policier : un territoire de lâche souveraineté.
À bien des points de vue, on dira que cette zone extra-citoyenne est un vestige des millet ottomans où s’exerçait une souveraineté elle-même originale, par son pragmatisme et sa tolérance (grandement bénéfique pour l’économie du commerce et donc la stabilité de ces millet). On comprendra alors beaucoup de Kumkapı, mais on passera à côté de certains autres contour et pouvoirs qui se disputent le quartier ; à savoir, les règles ethniques, les dispositifs interraciaux, mais surtout le modèle de développement européen, qui transforme le pouvoir souverain (notamment politico-administratif) en bio-pouvoir et administration de la vie. Ainsi, à bien d’autres points de vue, on peut souligner ces contours nouveaux qui comprennent l’avènement d’une nouvelle police morale s’installant dans les rues et qui imprègnent les habitus : ces nouvelles rues pavées dans une perspective touristique, ce Yabanci Sube (centre de détention pour étrangers) propre sur lui et bien dressé, qui traite « administrativement » ses « hôtes ». La sécurité, le tourisme, et l’immigration posée comme « problème à régler » : voilà un procès de gouvernementalité tout à fait européen, engagé par un pouvoir politico-administratif qui agit sur et par une population qui vit ainsi dans ce dispositif ambigu de pouvoir [24].
Difficile de conclure lorsqu’on parle de Kumkapı : les mutations si abruptement en cours et la mobilité de ses résidents, qu’ils soient en partance pour la banlieue, l’Europe, ou traversent le pont de Galata pour rejoindre des quartiers moins lestés, rendent l’observation éphémère. Quartier-dispositif, il assure néanmoins avec efficacité la fonction sociale qu’on lui impute. Faubourg d’Istanbul, banlieue de l’Europe, le passage Kumkapı confine et exploite dans ses contours une population, qui, malgré quelques ironies, contemple l’inaccessible. Décidément, il y a du monde à la fenêtre.
[1] Pérouse Jean-François, Istanbul : le comptoir, le hub, le sas et l’impasse : fonctions dans le système migratoire international, REMI, CNRS/Migrinter, volume 19 (2003) numéro 3, « MOYEN-ORIENT : MUTATIONS RECENTES D’UN CARREFOUR MIGRATOIRE » (Coordination : William Berthomière, Mohamed Kamel Doraï et Stéphane de Tapia), p. 173-204 (avec Mustafa ASLAN).
[2] Quartier dit "chaud" d’Amsterdam.
[3] Guérin Michel, Passage, Walter Benjamin, in Création(s) : La traversée des frontières, La pensée de midi, Actes Sud, n.2, 2000.
[4] Veyne Paul, « Foucault révolutionne l’Histoire », in Comment on écrit l’Histoire, PUF, 1999.
[5] Dario Gentili in Benjamin Walter, Topographie du souvenir, Le livre des passages, édité par Bernd Witte, Presse, Sorbonne Nouvelle, 2007.
[6] Foucault Michel, Sécurité, Territoire, Population, Cours au Collège de France, édition EHESS, 2004.
[7] Istanbul Büyüksehir Belediyesi.
[8] Grande maison d’architecture ottomane.
[9] Esen Orhan, Lanz Stefan, Self Service City, Istanbul, metroZones 4, 2009.
[10] Esen, Op. Cit.
[11] Réseau de solidarité fondé sur une origine géographique commune.
[12] Cette observation est particulièrement éphémère en milieu migrant. Les migrants occupant les rues de Kumkapi ne sont déjà sans doute plus algériens…
[13] Les chambres de célibataires ou "bekar odalari" sont nombreuses dans Kumkapi comme dans d’autres quartiers de la péninsule.
[14] Un activisme informel, Jochen Becker in Multitudes 31, hiver 2008.
[15] Le racisme qui sévit en Turquie contre la population noire est très bien documenté dans l’étude menée par Brewer, Kelly T. and Deniz Yükseker : A Survey on African Migrants and Asylum Seekers in Istanbul, Ekim 2006, İstanbul : MIREKOC.
[16] Waldinger Roger, Divided Cities, New York and London in the Contemporary World.
[17] Environ 150 €.
[18] Les "millets ottomans" se traduiraient comme des « nations ». Il s’agissait des minorités arménienne, juive et grecque jouissant d’un statut particulier, entre autonomie et soumission au pouvoir du Sultan.
[19] « Belirsiz Alan, Istanbul’da mülteci olmak », Yirmibir, Sayı 19, Ocak 2004, s38-45 in Yukseker, p. 45 Op. Cit.
[20] Les minorités musulmanes rapatriées en Turquie à la fin de l’empire Ottoman ont été réparties en Turquie en fonction de politiques de réinstallation indexées sur les besoins des provinces, de manière à de pas concentrer trop de migrants "non turcs" dans un même endroit. La loi de réinstallation de 1934 dispose que le ministre de l’Intérieur turc peut corriger la distribution et la localisation de la population en en accord avec l’appartenance avec la culture turque. Cagaptay Soner, Islam, Secularism and Nationalism in ModernTurkey. Who is a Turk ?, Routledge, annotated edition, 2006.
[21] Les frontières assassines de l’Europe, rapport 2009, Migreurop.
[22] Plus d’information sur la visite du centre par des parlementaires européens et turcs le 27 mai 2010, ici.
[23] Benjamin Walter, Paris the Capital of the Nineteenth Century, in Selected Writings, Volume 3, 1935-1938, series edited by H. Eiland and M. W. Jennings, Harvard University Press, 2002.
[24] Clin d’oeil à Gauthier et Caglar pour aiguillage et traduction !
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