Agoravox. 3 juin 2010 par Janus
Présentée par le magazine « Asia Week » comme l’une des cinq personnalités les plus influentes d’Asie mais méconnue du grand public en Occident, Vandana Shiva parcourt le monde sans relâche depuis plus de 20 ans pour défendre les souverainetés alimentaires et mettre en garde contre les effets pervers de l’agrobusiness. Particulièrement la mise en péril et l’appropriation de la biodiversité par des multinationales comme la très controversée Monsanto. Physicienne, docteur en philosophie des sciences, féministe et fervente admiratrice de Ghandi, la « José Bové en sari » mène son combat non-violent au travers d’organisations de recherche et d’action directe. Son association Navdanya, par exemple, sauvegarde et distribue librement aux paysans des variétés de semences menacées - clés d’un avenir agricole indépendant. Au grand dam des empêcheurs de semer en rond.
Rencontre à Delhi, un soir du printemps 2009.
- Lorsqu’on vous lit, les références au combat de Gandhi pour l’indépendance indienne sont nombreuses. Comment a-t-il influencé votre travail ?
Gandhi a été un modèle pour moi dès mon enfance, au travers de mes parents, qui m’habillaient avec le Khadi, un textile tissé à la main, mais surtout un symbole fort de son apport idéologique à l’Inde, son arme de lutte contre l’impérialisme britannique à une époque où tous les textiles provenaient d’Angleterre. Il clamait que nous ne serions jamais libres tant que nous ne produirions pas nos propres textiles. C’est la raison pour laquelle le tissage des vêtements a été une part importante de notre indépendance.
Ma mère m’a demandé le jour de mes 6 ans ce qui me ferait plaisir. Je lui ai répondu une robe en nylon, parce que cet horrible matériau venait d’arriver en Inde et que toutes mes copines portaient une robe en nylon. Je me souviens que ma mère m’a dit « je peux t’en offrir une mais rappelle-toi que lorsque tu la portes, un millionnaire est en train de s’offrir sa prochaine Mercedes, alors que si tu portes une robe en Khadi, une femme du village nourrira ses enfants ce soir ». Cette phrase m’est toujours restée en tête, comme une leçon d’économie politique. Mon respect pour le fait main, pour l’artisanat est en grande partie dû à cette influence ghandienne. Chacun de mes saris est tissé à la main. Il renferme un savoir-faire, il constitue un gagne-pain.
J’ai connu un vigoureux retour de la pensée de Gandhi en 1987 à la Conférence de Genève, lorsque j’ai entendu les grandes multinationales planifier la façon dont elles voulaient breveter le vivant et modifier génétiquement la nourriture. Elles ont réellement mis en place cette situation surréaliste dans laquelle cinq entreprises possèdent tout le vivant, toute la nourriture, toute l’industrie pharmaceutique, tout. Il s’agit de la dictature ultime. Comment la combattre ? J’avais encore à l’esprit la façon dont Gandhi a symboliquement ressorti le rouet pour tisser et fabriquer des vêtements et je me suis demandé ce qui pourrait être le rouet de notre époque. J’ai pensé à la graine et j’ai commencé à en conserver depuis ce jour de 1987 en fondant Navdanya, mouvement de sauvegarde de la graine. La seconde facette de cette inspiration est le puissant concept de Satyagraha, que nous avons continuellement mis en pratique pour défendre notre droit aux semences libres..
- Que signifie exactement Satyagraha ?
Satyagraha signifie littéralement le « combat pour la vérité ». Et Bija Satyagraha signifierait le « combat pour la vérité de la graine ». Concrètement, la graine se reproduit, elle se multiplie, elle est partagée. Les paysans doivent avoir accès à ces semences. Nous avons commencé à pratiquer la « Bija Satyagraha » lorsque les grandes multinationales se sont mises à établir des monopoles sur les semences et ont utilisé notre gouvernement pour créer et mettre en place des lois qui existaient déjà en Europe et aux Etats-Unis, interdisant aux paysans d’utiliser leurs propres graines, rendant illégales des semences indigènes.
- Comment ces entreprises parviennent-elles à cela ?
Eh bien elles l’ont fait ! Mais en Inde, lorsqu’elles sont arrivées avec le 2004 Seed Act qui établissait véritablement une dictature semencière, nous nous sommes mobilisés à l’échelle du pays. J’ai brandi je ne sais combien de centaines de milliers de signatures devant notre Premier ministre en lui disant : « Vous pouvez créer cette loi, nous n’y obéirons pas ! » Parallèlement, nous nous sommes mobilisés au parlement et ils n’ont pas été en mesure d’introduire cette loi. Cela ne veut pas dire qu’ils n’en seront pas capables à l’avenir, mais nous recommencerons s’il le faut !
- En Europe, quels moyens pourraient être mis en œuvre pour résister à ce genre de lois ?
J’ai eu des entretiens avec José Bové dans le but de mettre en place des rassemblements de paysans et de conservateurs de semences et de créer une Bija Satyagraha à l’échelle globale. Les paysans doivent absolument sauver leurs semences, ils doivent défendre leur droit de choisir celles-ci librement.
Si nous ne commençons pas à défendre notre droit aux semences libres, nous courons droit à une famine massive ! Ces compagnies sont incapables de produire assez rapidement en proportion à la destruction qu’elles sont en train de causer. Leurs monocultures engendrent de nouvelles maladies, leur agriculture chimique engendre des changements climatiques. Elles ne pourront jamais créer suffisamment de diversité pour faire face à toute cette imprédictibilité. Elles sont en train de mener l’humanité entière vers une impasse. Elles ont déjà causé des problèmes énormes à l’échelle planétaire, par exemple en Inde avec les tragiques suicides des paysans endettés à cause du coton transgénique Bt de Monsanto. On pourrait aussi évoquer l’effrayante disparition des abeilles, liée à l’usage des pesticides et aux cultures transgéniques de type Bt[1].
Ces entreprises détruisent non seulement la diversité génétique agricole, mais également la totalité de la biodiversité. Nous devons absolument réinstaurer une diversité des semences respectant la nature..
- Concernant par exemple ce cas des suicides de paysans liés au coton Bt, pourquoi un agriculteur choisit-il un système qui le mène à l’endettement et à de mauvaises récoltes ?
Il ne le choisit pas, c’est là tout le problème. Il y est conduit ! Il y a deux façons par lesquelles les paysans indiens sont poussés dans la culture du coton transgénique Bt.
D’abord, la publicité mensongère : des entreprises comme Monsanto utilisent les écritures religieuses, elles emploient des camions-vidéo, projettent des films dans les villages, elles utilisent nos dieux. Je crois qu’en Inde, nous disposons de 300 millions de divinités. 300 millions, c’est un grand nombre de vendeurs potentiels ! Ils utilisent Guru Nanak, le Saint de la religion Sikh, pour vendre leurs produits dans le Pendjab ; ils utilisent Hanuman en Inde du Sud ; ils utilisent Ram là où il est populaire ; ils utilisent n’importe quel dieu disponible. Des personnes innocentes qui ne connaissent pas ce type de pratiques pensent réellement « le seigneur Hanuman est saint, cette graine est miraculeuse » et ils prennent cette propagande au sérieux. C’est littéralement ce que m’a dit un des paysans quand je suis partie enquêter en Andra Pradesh lorsque toute cette vague de suicides a commencé.
Deuxièmement, ces entreprises tuent la diversité locale en remplaçant les semences indigènes par leurs semences brevetées. Parfois, ce remplacement est mis en œuvre en partenariat avec le gouvernement, qui organise des campagnes du style « laissez tomber vos vieilles graines », sur le ton de « changez vos chaussettes sales ». Dans certains des cas, les entreprises vont jusqu’à racheter ces « vieilles » semences aux paysans, pour s’assurer le monopole en retirant ces espèces de la circulation.
- Vous voulez dire qu’elles prennent le contrôle des banques de semences gouvernementales ?
Les entreprises et le gouvernement travaillent très étroitement ensemble, à présent… Notre gouvernement a cessé de distribuer ses propres graines, il ne distribue plus que des graines provenant d’entreprises commerciales, même à travers les programmes gouvernementaux.
- A la façon du système des « portes tournantes » que Marie-Monique Robin a mis en évidence dans son documentaire « Le monde selon Monsanto »[2] ?
Ce système des portes tournantes existe aussi en Inde. Mais plus que cela, il y a le fait que les entreprises s’octroient tous les pouvoirs moyennant des pots-de-vin dérisoires. J’ai vu cela avec le maïs, pour lequel elles versent un petit montant à l’Association des producteurs de maïs, et par là, s’assurent l’accès à la distribution des semences de maïs.
- De quels moyens de pression sur le gouvernement une association comme Navdanya dispose-t-elle ?
Nous avons trois moyens de pression.
Le premier, comme je l’ai mentionné, est la Satyagraha, le combat non-violent des lois néfastes.
Ensuite, nous avons les tribunaux et la possibilité d’intenter des procès, de nous défendre lorsqu’une loi existante est violée pour ouvrir la voie aux entreprises. J’ai par exemple déposé une plainte lors de la première incursion de Monsanto dans notre pays. Le procès a repoussé l’introduction du coton Bt en Inde à 2002, sans quoi il aurait été présent dès 1998, à l’échelle commerciale. De 1998 à 2002, ils n’ont pas été en mesure de dépasser le stade du procès.
Le troisième moyen est l’élaboration d’alternatives. Parce que je crois personnellement que rien n’est plus parlant qu’une alternative fonctionnant mieux que la propagande des entreprises.
- Vous souhaiteriez un système alternatif permettant de fournir à tous une nourriture de qualité à des prix équitables, protégeant les consommateurs mais également les producteurs. Concrètement, comment agir, particulièrement en Europe ?
Je crois que les choses bougent en Europe. Ces modèles dont je parle se mettent en place. Ils consistent à produire plus de nourriture par la biodiversité, à la produire à moindre coût par l’agriculture biologique, à la produire avec un meilleur pouvoir nutritif et de meilleure qualité (parce que biologique et diversifiée), et à la vendre plus équitablement, de façon à causer moins de dommages environnementaux, mais aussi moins de gaspillage de ressources.
Nous devons en revenir à une consommation plus proche du lieu de production. Ça ne veut pas dire que tout va subitement pousser n’importe où. Vous ne serez pas capables de produire du poivre en Europe. Et ce n’est pas un problème, nous pouvons vous le fournir. Certains produits ne se cultivent qu’à certains endroits, mais les volumes dont nous avons besoin de ces denrées sont très faibles.
Actuellement, le grand problème est le paradigme commercial dominant, qu’on pourrait appeler « global food swap » : nous produisons ici des patates pour les exporter quelque part ; un autre pays produit également des patates que nous importons. Washington produit des pommes et les exporte en Nouvelle-Zélande, qui à son tour produit des pommes exportées vers Washington. Cette aberration se déroule quotidiennement sous nos yeux, permettant aux entreprises de faire du bénéfice à tous les niveaux : elles récoltent les subsides des Etats-Unis pour exporter dans une direction, et elles récoltent en même temps des aides de la P.A.C. (Politique Agricole Commune) européenne. Partout, elles touchent des aides à l’exportation ; elles gagnent sur tous les plans ! Cette récolte de subsides est la seule raison qui explique ce système grotesque dans lequel tout le monde échange de la nourriture plutôt que de la produire localement.
La raison pour laquelle les paysans du monde entier s’appauvrissent est qu’ils ne reçoivent pas une part équitable du prix de la production. Cette part qui devrait leur revenir va aux entreprises, va par exemple à Danone et non pas aux paysans qui produisent le lait.
Des contre-exemples existent heureusement. Ainsi, j’ai eu l’occasion de conseiller le gouvernement de la Toscane lorsque je présidais la Commission internationale pour le futur de la nourriture. La Toscane, grâce à notre travail pour créer et mettre en place nos modèles, dispose à présent de plans de circuits commerciaux courts, ses écoles et hôpitaux préparent des repas entièrement biologiques et les paysans locaux disposent maintenant de revenus tellement plus hauts, parce qu’ils ont droit à la part qui leur revient.
- Mais comment organiseriez-vous ce lien entre le producteur et le consommateur ?
Pour vous en faire une idée, allez donc jeter un œil au coin de la rue, sur notre petit magasin de détail. C’est comme cela que nous organisons le lien, à plusieurs niveaux : un peu de vente, un peu de relations institutionnelles. Nous fournissons le Gouvernement tibétain exilé, ainsi que ses écoles, en nourriture biologique. En fait, la moitié de notre production est écoulée ainsi, et l’autre moitié dans nos points de vente. Mon rêve, mon but pour 2009 serait que le réseau public de distribution alimentaire, qui était destiné à tous mais ne sert plus aujourd’hui que les pauvres, que ce réseau système alimentaire dans lequel le gouvernement indien investit des centaines de millions de roupies chaque année - 3.500.000.000 rs. - serve à fournir de la nourriture de qualité. L’argent est dépensé pour acheter de la nourriture, la rendre abordable pour tous, pourquoi ne pas investir dans la qualité ? Il y a de l’argent mais il est mal utilisé. Le gouvernement pourrait subsidier de la bonne nourriture pour les plus démunis. Mon but, pour 2009, est de prouver que c’est possible !
- Etes-vous optimiste quant aux nouvelles générations, en Europe par exemple ?
Très optimiste ! Beaucoup d’entre vous se rendent compte que nous n’en sommes pas à la fin du monde et que ce système existant est dénué de sens. Beaucoup mettent en place de nouvelles options. Il ne faut jamais douter de la capacité d’un petit groupe de personnes à changer les choses, il s’agit d’un principe très important. Et il y a suffisamment de petits groupes dans la jeunesse…
- Pensez-vous que l’agriculture européenne pourrait en revenir à de petites entités, de petites exploitations familiales autosuffisantes ?
Elle pourrait en revenir à cela soit au terme d’un grand chaos, soit à l’aide d’un grand travail de planification. Mais quoi qu’il arrive, en aucun cas leurs fermes industrielles géantes ne sont durables. En aucun cas.
- Qu’enseignez-vous dans la ferme de Navdanya ? Quel type de techniques apprenez-vous aux paysans ?
Notre premier enseignement est celui de la biodiversité et de toute la sagesse qui l’entoure. Son ampleur, sa valeur et ses fonctions. Cette part n’est enseignée nulle part ailleurs en Inde. Les fermiers n’apprennent pas que la biodiversité est utile, qu’elle est productive.
Je reçois parfois des paysans du Pendjab, des personnes de 50 ans qui ne cultivent que du riz et du blé à l’aide de produits chimiques. Lorsqu’ils arrivent dans notre ferme, ils regardent nos plants de lentilles et s’exclament « est-ce que c’est à cela que le haricot mung ressemble ? » Ou encore : « la plante de sésame ressemble donc à ça ! » Ils sont comme des petits enfants qui découvrent le monde. Pour nous, Navdanya est la redécouverte de la planète à l’échelle miniature.
La deuxième chose que l’on enseigne aux paysans est l’ensemble des « outils » de l’agriculture écologique, une agriculture écologique abordable financièrement. Une partie de la ferme consiste en une parcelle d’autosubsistance d’un acre, sur laquelle pousse tout ce dont une famille aurait besoin pour se nourrir ainsi qu’un petit surplus duquel elle pourrait tirer un revenu. Nous enseignons aussi des méthodes de fabrication de produits phytosanitaires naturels, à base de plantes. Notre « école de la graine », Bija Vidyapeeth, est une école communautaire d’enseignement de la « vie durable », et l’une des choses que l’on y enseigne est la cuisine, un savoir en train de tomber dans l’oubli. Le nettoyage est également un savoir oublié et tout le monde compte sur des personnes démunies venues d’ailleurs pour faire le ménage à leur place. Si vous prêtez attention aux concierges d’Europe, ils sont tous émigrés de quelque part. Donc à Bija Vidyapeeth, chacun fait sa vaisselle. Nettoyez votre propre crasse, c’est un des principes fondamentaux de la philosophie de Navdanya. v
Entretien mené par Jean Amoris
Pour en savoir plus : www.navdanya.org
[1] La technologie Bt, brevetée par Monsanto, modifie le patrimoine génétique de la plante qui se met à sécréter une toxine (Bacillus Thurigiensis) censée éliminer ses parasites. Les effets en sont fort contestés.
[2] Le système des « portes tournantes » (« revolving doors ») est un jeu de chaise musicale dans lequel les entreprises comme Monsanto recrutent d’un côté des anciens fonctionnaires des instances publiques de contrôle (à l’instar de la Food and Drug Administration aux USA), tandis que de l’autre, les cadres de ces entreprises se font nommer aux postes-clés des mêmes instances publiques, rendant parfois douteuses les procédures de contrôle du marché alimentaire.
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