Article XI. Le 21 Juillet 2010 par JB.B
Trop jeune, tu as raté Verdun ? Pas grave, il te reste une chance d’assister à une guerre, une vraie. Le front sécuritaire gouvernemental - Grenoble et Saint-Aignan pour ligne Maginot - te permet ainsi de plonger au cœur de la machine belliciste. Comme en 14, ses experts et officiers rêvent d’un désordre pourtant condamné à grands cris, pour mieux satisfaire leurs intérêts et ambitions.
Il y a chez ceux qui s’affichent comme les plus pieux défenseurs de l’ordre une très trouble inclination à savourer les manifestations du désordre.
Et il ne me surprendrait pas d’apprendre qu’ils les appellent de leurs vœux, tant leur empressement à les monter en neige et à en tirer les plus alarmistes discours illustre leur schizophrène position.
D’un côté, ils s’alarment, dressant le plus apocalyptique des tableaux de deux violents emballements (sans guère de perspectives politiques, si tu veux mon avis), à Grenoble et à Saint-Aignan.
De l’autre, ils s’enthousiasment, heureux de trouver dans deux explosions marginales la confirmation de leur cauchemars tout autant que la validation de leurs programmes politiques.
Ainsi de la dame-patronnesse de la réacosphère Élisabeth Levy qui, sur RTL et aux heures de grande écoute, s’est criardement lancée dans un prêche haineux et belliciste : « Enfin, on est en guerre ! On a des zones de guerre ! On a des gens qui tirent sur les flics à l’arme lourde ; ils rentrent dans la cité, ils passent une frontière et on est là à faire des chichis (…). Est-ce que vous vous rendez compte de la situation dans laquelle nous sommes ? Là, on n’a pas affaire à de pauvres gamins discréminés, si vous voulez, qui volent des mobylettes ; on a affaire à des caïds, à des malfrats, à des clients de Cour d’assise - d’accord ? - qui tirent sur les flics sans aucune hésitation - il y en a un qui meure, excusez-moi, je n’aurai pas une larme, j’en suis navrée mais c’est comme ça (…). Le deuxième disparaît dans la cité, on dirait qu’il est dans un pays étranger. (…) Non, mais là maintenant, si vous voulez, il faut y aller avec l’armée ! On est dans une situation de guerre, je suis navrée. » [1]
De tout cela, il n’est rien à retenir, hors cette certitude : Élisabeth Levy n’est pas navrée.
Mais alors : pas du tout.
Il ne saurait être question de donner de l’importance à la pétroleuse de Causeur et de conférer à ses propos un poids qu’ils ne méritent pas.
Elle n’est rien - si ce n’est un glacial coup de vent.
Mais elle incarne parfaitement - ce dont Élisabeth Levy est le nom, en somme - cette sorte de gens se sentant confortés à chaque fois que les principes qu’ils portent en martial (étendard) sont battus en brèche ; d’où cet amusant paradoxe : les thuriféraires de l’ordre ne prospèrent que sur son envers supposé [2].
Et la dame - avec son invite à faire donner « l’armée » - représente tout aussi justement les désolants adeptes du discours guerrier, militaires ratés seulement capables d’en rajouter dans les rodomontades bellicistes dès que l’occasion s’en présente ; « Le gouvernement mène une lutte implacable contre la criminalité. C’est une véritable guerre que nous allons livrer aux trafiquants et aux délinquants », entonne Sarkozy, « La guerre contre la délinquance se gagnera dans la rue », lui fait écho le député UMP Éric Ciotti, « Nos rues sont le théâtre de véritables scènes de guerre », braille encore Marine Le Pen.
Eux trois - parmi nombreux autres - n’ont d’autre intérêt que de gonfler les choses, de faire prospérer ce "désordre" qu’ils condamnent avec tant de vigueur : leur survie politique et électorale est à ce prix.
Taïaut ; la prochaine guerre mondiale ne sera pas, la mobilisation est désormais purement et uniquement intérieure.
Il en va de la sphère sécuritaire comme de tout éco-système : il faut des petits poissons et des gros, des sardines et des requins.
Elisabeth Levy est une sardine, donc - comme par exemple le magistrat Philippe Bilger, qui commence ainsi un billet publié sur Marianne.fr : « La guerre à Grenoble. Je n’exagère pas » [4] - , mais ses discours excités dans les médias sont nécessaires à l’existence et à la bonne santé des requins aux manettes.
Meneurs du jeu qui s’appuient tout aussi nécessairement sur une palette de moyens poissons - disons : des loups de mer - faisant l’incessante navette entre le rivage et les haut-fonds, le front médiatique et le front politique.
Eux sont présentement à la fête.
À l’image du dangereux criminologue Alain Bauer, discrètement - et il y a moins d’un mois - fait officier de la Légion d’honneur par Sarkozy himself ; bien le moins pour un multi-instrumentiste sécuritaire : conseiller spécial de l’Élysée en matière de sécurité, Bauer est aussi président de la Commission nationale de la vidéosurveillance [5], ainsi qu’en charge d’un rapport très récemment commandé par Luc Châtel sur la question des « sanctions à l’école », directeur d’une société privée de conseil en sécurité (AB Associates) et invité plus ou moins permanent des plateaux de télévision.
À l’image, aussi, de son compère de toujours, le désolant criminologue Xavier Raufer qui, il y a un an dans l’émission C dans l’air, tenait ce discours actuellement entonné avec vigueur dans les plus hautes strates - « Quand, dans un Etat de droit en paix, des individus se servent d’armes de guerre, dans le cadre d’une opération préméditée, pour tirer sur des représentants de forces de l’ordre, cela s’appelle un acte de guerre civile » - , discours qu’il avait précédemment posé sur papier, avec Alain Bauer, dans un ouvrage publié en 2002, La Guerre ne fait que commencer : « À partir de ces zones de non-droit inaccessibles aux forces de l’ordre et grouillant d’armes de guerre, assurer la logistique d’un réseau terroriste est stricto sensu un jeu d’enfant », s’enflammaient gaillardement les deux auteurs.
À l’image, encore, de l’inénarrable Frédéric Lagache, secrétaire national du syndicat de police Alliance [6], lequel multiplie les interventions médiatiques pour demander plus de fermeté contre « les criminels sans foi ni loi » et les « voyous », ainsi que pour s’effaroucher de toute critique des justes interventions de ses collègues ; face aux propos de la mère du braqueur descendu, femme digne appelant au calme tout en disant ses fermes soupçons que la police ait « assassiné » son fils, lui a exigé que le ministère de l’Intérieur la poursuive en justice : « C’est tout simplement inacceptable, dans la mesure où ce n’est pas la vérité. Le ministre de l’Intérieur doit soutenir ses policiers. Il est là pour faire respecter la loi. C’est pourquoi nous lui demandons de porter plainte, de poursuivre en justice la mère de ce jeune homme pour ses propos inacceptables » ; même pour un syndicaliste policier et pour un sarkozyste revendiqué - par ailleurs très joliment promu il y a dix jours [7] - , l’idée de poursuivre pour ses propos une mère tout juste endeuillée devrait sembler un brin obscène…
À l’image, enfin, de ces très récentes nominations, hommes promus pour leurs qualités répressives et leur fidélité au régime, qu’ils s’appellent Joël Bouchité [8], Éric Le Douaron [9] ou Christian Lambert [10] ; « Engagé dans une "véritable guerre" à la délinquance, Nicolas Sarkozy muscle sa force de frappe en nommant une nouvelle génération de préfets de choc à la tête des départements les plus symboliques », euphémise Le Figaro à propos des ces martiales affectations.
Oui : ça va chier…
"Sarkozy entre en ’guerre’ contre la violence", titre France Soir [12].
Et la formule invite à voir dans le dangereux baratineur présidentiel un courageux fantassin, prêt à prendre des risques et à donner sa vie pour l’honneur de la patrie.
Sarkozy n’est rien de tout cela, évidemment, mais ce titre a au moins un indirect mérite, celui de souligner que le locataire de l’Élysée s’appuie sur un état-major informel - officiers de l’arrière (politiques, gens des médias, experts) n’ayant d’autre spécialité que de souffler sur les braises pour y gagner immérités galons et décorations scandaleuses.
Là est la machine de guerre - le terme, pour le coup, est justifié : il s’agit de faire accroire à la réalité du combat tout autant que d’en créer les conditions.
Et cette machine, comme toutes les mécaniques guerrières, ne repose sur rien d’autre que la confluence de petits intérêts, minables calculs et médiocres ambitions.
Eux ont tout à y gagner - hors leur prétendue guerre.
[1] Une émission qui continue ensuite dans la même eau. Sous un percutant billet de CSP, "La (vraie) guerre civile", le commentateur Ramiro revient sur la suite de la prise d’antenne :
"Dans la même émission et quelques minutes plus tard, Renaud Girard, journaliste au Figaro, ajoute « Cela ne me gênerait pas du tout que l’on rétablisse la peine de mort pour les attaques contre les forces de l’ordre » (31:45).
Elisabeth Levy surenchérit : « Je ne suis pas du tout favorable au rétablissement de la peine de mort. Par contre, je suis assez favorable à ce qu’il soit annoncé solennellement que, si vous brandissez une arme, de quelque nature qu’elle soit, contre un flic, celui-ci ait le droit de vous tirer dessus » (33:40), une phrase que ponctue Renaud Girard en lâchant « C’est la moindre des choses. »"
[2] Ne me fais pas dire que les récents événements montés en épingle sont vivante incarnation du désordre ; c’est juste ainsi qu’ils sont communément présentés dans les médias et chez les politiques.
[3] Ce billet ne serait pas ce qu’il est (quoi qu’il soit par ailleurs…) sans les excellents conseils de Lémi en matière d’illustration. Rendons à machin ce qui revient à machin, et toutes ces sortes de choses….
[4] Ben si, justement, bonhomme : tu exagères un max.
[5] Cette même vidéosurveillance censément l’un des axes de l’action gouvernementale en matière de sécurité. Invité par Le Figaro à revenir « sur les récents épisodes de violences urbaines », le ministre Hortefeux contre-attaque : « Justement, que chacun fasse son bilan. Pourquoi certaines villes socialistes refusent-elles encore la vidéoprotection ? »
[6] Syndicat marqué à droite, très à droite ; plus à droite, il n’y a pas…
[7] Frédéric Lagache vient en effet de bénéficier d’une très belle promotion, décrochant le statut envié (chez les policiers, s’entend…) de "responsable d’unité locale de police", grade le plus élevé chez les sous-officiers. À 46 ans, c’est pratiquement un record…
[8] Joël Bouchité, ancien directeur des RG, fidèle de Sarkozy et de Squarcini (qui dirige la DCRI), vient d’être nommé conseiller pour la sécurité intérieure de l’Élysée.
[9] Chargé de 2007 à 2009 de la Direction centrale de la sécurité publique, Éric Le Douaron est - depuis ce matin - le nouveau préfet de l’Isère.
[10] Prétendument "grand flic" légendaire et ancien patron du Raid, l’homme a été promu en avril dernier préfet de Seine-Saint-Denis.
[11] Le visage de la guerre, par Dali.
[12] Titre ayant à cœur de repousser toutes les limites de la dégueulasserie en matière de presse. Ce n’est pas là le sujet, mais il y aurait beaucoup à dire sur les crapuleries quotidiennes de France Soir…
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