Article XI. Le 6 Juillet 2011 par JBB (publié par Marie)
Longtemps symbole du combat ouvrier, drapeau rouge trempé dans le sang de grévistes assassinés par l’armée et le patronat, Fourmies est désormais ville oubliée. L’industrie l’a quittée, le commerce s’y meurt, le chômage y atteint des sommets (plus de 32 %) et la lutte n’est plus. Définitivement morte, la petite ville du Nord ? Reportage en 19 étapes, en quête de Fourmies Rouge.
1 – N29, direction Fourmies, plein Nord. Les villages s’égrènent, la route s’étend, longue et droite, sans rien pour casser le regard. Ciel bas, gris. Dix kilomètres plus tôt, au moment de faire le plein d’essence, le pompiste chauve de Saint-Quentin a méchamment rigolé : « Fourmies ? C’est la bonne route, oui. Mais c’est le trou du cul du monde, hein... » Pas faux : Fourmies est enclavée, mal desservie, largement ignorée. Située à égale distance de Valenciennes et de Charlevilles-Mézières, à dix kilomètres de la frontière belge, la ville se meurt doucement, loin des regards. On n’y passe guère, on s’y arrête encore moins.
2 - Centre-ville, l’un des trois seuls restaurants ouverts en soirée. Le jeune homme assurant le service court dans la grande salle vide, même si ses rares clients n’en demandent pas tant. « Oui, il n’y a personne, c’est catastrophique. Mais il faut voir le monde qu’on faisait avant, il y a quelques années... » Il agite le bras vers les tables vides. « Tout ça, c’était rempli, ça marchait à fond ! » Il part, revient. « Le centre-ville est mort, désormais. Regardez : il est neuf heures et il n’y a déjà plus un chat dans les rues. Même nous, on va partir : le patron a décidé de vendre, pour ouvrir un nouveau restaurant sur la zone industrielle. Juste en face du Flunch, parce que c’est là que tout le monde va. » Un dernier aller-retour, et puis : « Plus personne n’a d’argent ni de boulot, il n’y a plus que des chômeurs et des filles-mères – elles font toutes des gosses à 17 ans. Fourmies, c’est ça : des poussettes et des assistés... » Addition.
3 - Rue Jean Jaurès. Office de tourisme, un compteur dans la vitrine. Au-dessus, en lettres rouges : « L’écharpe des records ». Et juste en-dessous, le chiffre. Précisément : « 24 075 mètres » [1]. À l’intérieur, dans un coin, trois mamies rivalisent d’ardeur - maille à l’endroit, maille à l’envers. Pour explication, ce texte : « L’écomusée de l’Avesnois et l’Office du tourisme intercommunal de Fourmies et ses environs lancent un grand défi à toute la francophonie : réaliser l’écharpe des records ! »
Autres temps, autres records : à la fin du XIXe siècle, Fourmies, ville industrielle en pleine croissance, était le premier producteur mondial de laine peignée, et ses 37 filatures assuraient près de la moitié de la production française. De cette florissante industrie textile, il ne reste aujourd’hui plus rien. Sinon : l’écharpe de records.
4 - Rue Cousin Corbier. Le bandeau en vitrine promet une « Ouverture spectaculaire » pour le 23 février ; à l’intérieur, de grands bacs accueillent déjà des habits en vrac - surmontés d’étiquettes jaunes et bleus annonçant les prix discount. Le « jeans homme » à 3,99 €, le « slip femme » à 1,99 €, le « tee-shirt homme » pour 0,99 € ou l’ « essuie-verres » à 0,65 €. Le magasin discount Zeeman, enseigne néerlandaise qui essaime au nord de l’Europe, casse les prix. Un prospectus distribué en ville pour le rappeler : « Cher(e) client(e), cette semaine, un magasin Zeeman, spécialiste du textile à petit prix, ouvre près de chez vous. »
Grand écart. L’enseigne ne se trouve qu’à deux cent mètres, peu ou prou, du Musée du textile local. « Si vous passez dans notre belle région qu’est l’Avesnois, ne la quittez pas sans avoir visité le Musée du Textile et de la Vie Sociale de Fourmies, invite la page internet du lieu. Ce musée a une âme, et en se laissant aller, on peut parfaitement s’imaginer quelques décennies en arrière au milieu de ces hommes et de ces femmes qui ont tant donné dans ces ateliers. Il est notre histoire et c’est leur rendre hommage que de le visiter. » En matière textile, il y a l’histoire – morte et idéalisée - et le présent : discount.
5 - Place Georges Coppeau. Une plaque commémorative sur un bâtiment, en mémoire de ce premier mai qui vit la troupe vider ses fusils sur des ouvriers grévistes : « Cet immeuble fut la mairie jusqu’au 4 février 1977. Il reste l’un des derniers témoins de la tragique fusillade du 1er mai 1891. C’est ici que fut décidée l’intervention des deux compagnies du 84e et 145e de ligne. C’est ici que furent emprisonnés les ouvriers grévistes arrêtés aux premières heures du premier mai. C’est en réclamant leur libération que neuf de leurs camarades, se heurtant à la troupe, furent tués sans sommation. »
La mairie devient Conseil des prud’hommes en 1977 - les travailleurs y ont gagné, sans doute. Puis le Conseil disparaît en 2008, réforme de la carte judiciaire oblige [2] ; en lieu et place, un Point information jeunesse, lancé par la municipalité communiste. À son ouverture, en juillet 2009, La Voix du Nord sait trouver les mots : « La ville de Fourmies possède désormais un Point information jeunesse (PIJ) capable de renseigner gracieusement la population ad hoc dans différents domaine. » Ad hoc ? Comprendre : les jeunes, premières victimes de la crise frappant Fourmies et dont le taux de chômage atteint 50 % dans certains quartiers. L’histoire du bâtiment – on y gérait autrefois les conflits du travail, on y administrative désormais le chômage – vaut parfait raccourci de celle de la ville : du plein emploi industriel à son inverse contraire. Quant aux jeunes, ils ne se bousculent pas au PIJ : « Ils sont bien gentils, rigole une jeune fille croisée à quelques mètres de l’entrée, mais les employés du Point info ne peuvent rien faire : du travail, ils n’en proposent pas. »
6 - Place Georges Coppeau, encore, trois bâtiments plus loin, en face de l’église. Une plaque rouge et blanche au-dessus de la porte - « Union locale CGT de Fourmies ». Au premier étage, un grand bureau vieillot et José, grande gueule sympathique qui tient des permanences syndicales presque chaque jour de la semaine. Seize ans qu’il s’y colle : le moustachu est devenu, à force de recevoir les salariés de la région et de les représenter en procédures prud’homale, expert en droit du travail.
Il a le temps, José. Pendant vingt ans, il a bossé en usine, dans le textile puis la métallurgie - « Longtemps, nous avons eu les plus favorables des conventions collectives françaises. La région était florissante jusqu’à la fin des années 1970, puis la crise a tout balayé. » Elle a balayé José, aussi : en 1995, chômage. Depuis, il vit grâce à l’Allocation spécifique de solidarité et à l’allocation handicap que perçoit sa femme. À eux deux, 950 euros mensuels, et « plus une seule thune une fois que les factures de base sont réglées ».
Le couple touche 11 400 euros par an, ce qui le place bien en-dessous de la moyenne du revenu attribué aux foyers de la ville [3] : 15 083 euros. Un chiffre lui-même largement inférieur au revenu moyen de l’ensemble du département Nord (20 671 euros), pourtant l’un des plus faible de France (pour l’Hexagone, cette moyenne s’établit à 23 242 euros). En résumé : les gens du Nord ne sont pas très riches, et les habitants de Fourmies le sont encore moins. José : « Dans tout le sud de la Thiérache [4], d’Avesnes à Hirson, c’est la même chose : la zone est totalement sinistrée, avec une misère sociale phénoménale. Les gens ne vivent pas, ils survivent – pour une bonne part, privés d’emploi. Les commerces ferment les uns après les autres, les villes se meurent et les jeunes s’emmerdent. C’est valable pour toute la zone, mais c’est encore plus vrai à Fourmies. »
7 - Rue Cousin Corbier, bar-PMU La Cravache d’Or – en vitrine, une publicité de La Française des Jeux proclamant : « Ici, vous pouvez gagner plus d’un million d’euros par jour ! » Je relis l’entrefilet de La Voix du Nord [5], quelques mots qui m’ont amené ici : « Si le taux de chômage atteint 17,1 % dans l’arrondissement d’Avesnes-sur-Helpe, les chiffres dans certaines ’poches’ donnent le tournis. C’est le cas de Fourmies : 32,7 % de taux de chômage, 19,45 % de demandeurs d’emploi en fin de droit, 34 % de la population vivant sous le seuil de pauvreté, 11 % d’allocataires du RSA... » En poche, aussi, une autre coupure de presse, plus ancienne [6], issue de La Voix Éco et dont le titre fait dans l’humour noir : « Fourmies : une manifestation pour l’emploi... enfin, ce qu’il en reste ». On ne rit pas.
8 – En voiture, à travers la ville. José me fait un bout de conduite, macaron CGT sur le pare-brise - même si le militant se montre très critique vis-à-vis de « la ligne nationale de [son] syndicat et du réformiste Bernard Thibault ». Rapide balade, « la grève générale » en ligne de mire. « Je ne comprends pas pourquoi ça ne pète pas. Il y a près de 2 000 chômeurs à Fourmies : qu’est-ce qu’ils attendent ? » Feu rouge. José raconte ce mouvement des « chômeurs rebelles » qui, dans les années 1980, a joliment animé la ville : occupations, affrontements, « ça pétait sec ». Virage à droite, la vieille voiture - « c’est un copain syndicaliste qui me l’a refilée » - grince, bruit couvrant le vieux tube glam-rock qui passe en sourdine. « Ici, les gens sont habitués à se contenter de toujours moins. Ils s’adaptent en permanence, vivent au ras des pâquerettes, avec l’impression de ne plus avoir de prise sur leur vie. Résultat : ils ne luttent plus. » Coup de frein. Portière ouverte, José me dépose. « Mais on n’oublie pas, on a quand même eu neuf fusillés... »
9 – Rue des Eliets, des maisons de brique rouge qui se suivent et se ressemblent. Il y avait là, quelque part, au numéro 32 de la rue, un Estaminet du Cygne, aujourd’hui disparu. C’est dans ce café, au début de l’année 1891, que les délégués ouvriers des fabriques (textile et verrerie) de Fourmies se réunissent ; c’est là qu’ils votent les huit revendications qu’ils entendent porter pour la journée de grève prévue le premier mai suivant. Une première : le Congrès international socialiste – la IIe Internationale – avait décidé de créer en juillet 1889 la manifestation du 1er mai, avec la journée de huit heures pour principale revendication. Début 1891 et dans toute la France industrielle, les ouvriers se préparent donc à la grève, les patrons à la guerre (sociale).
La petite ville du Nord est alors parfait terreau pour la montée en puissance des idéaux socialistes. « En 1891, la population professionnelle totale de Fourmies regroupe 6 910 individus, dont 3 790 personnes pour le seul textile, réparties alors dans les 26 établissements de la ville. Peu de grosses usines : 100 à 200 ouvriers en moyenne [...]. Dans ces bâtiments austères et insalubres, le travail dure 12 heures par jour, parfois 15. Les règlements sont draconiens. Pour un retard, une absence, une réplique à un contremaître ou une malfaçon, les amendes pleuvent. » [7]
Fatigués de l’exploitation et de l’injustice, les ouvriers de Fourmies s’organisent : deux cercles ouvriers voient le jour à la fin de l’année 1890. Paul Lafargue [8] parcourt la région début avril, missionné par le Parti Ouvrier français qu’il anime avec Jules Guesdes ; le gendre de Karl Marx donne même un discours à Fourmies le 12. Un succès, écrit-il [9] : « Mon voyage me conduisit dans des villes comme Fourmies, Wignelie, Anay et d’autres [...]. Ce qui me plut, ce fut le grand nombre de travailleurs qui participa à mes meetings, écoutant avec attention, applaudissant avec enthousiasme les théories socialistes. »
En face aussi, ils se préparent. Le patronat fourbit ses armes : « Les industriels de la région […] affichèrent qu’au 1er mai, les ouvriers absents des ateliers seraient licenciés, rapporte Paul Lafargue [10]. […] Les plus indifférents furent pris de rage à cette menace qui les poussait à une cessation générale du travail. La quantité d’ouvriers qui ont été le 1er mai au travail fut si infime que les fabricants durent les renvoyer chez eux. »
10 – Place du 1er mai 1891, anciennement Grand’Place. Un petit monument, orné d’un drapeau tricolore, rappelle le souvenir de la fusillade.
Matin du 1er mai 1891, Fourmies s’agite : grévistes par centaines et habitants dans les rues. Grand’Place, de premières échauffourées éclatent quand les grévistes huent quelques « jaunes » prenant leur poste : « Six gendarmes à cheval […] se précipitent violemment sur la foule. Cette intervention brutale cause effroi et fureur. Une vingtaine de personnes, dont une moitié de femmes, sont bousculées, jetées à terre, frappées du plat du sabre. Les grévistes bombardent de cailloux les cavaliers, tout en les conspuant à distance […], un gendarme isolé tire en l’air. Deux de ses collègues accourent, et trois manifestants sont arrêtés. » [11]
La violence et les arrestations énervent les manifestants qui réclament la libération des emprisonnés. Ils clamaient « C’est les huit heures qu’il nous faut », ils scandent désormais : « C’est nos frères qu’il nous faut. » Et se retrouvent, en fin de journée, face aux soldats du 84e et du 145e régiment, dépêchés spécialement sur place. Poussées, bousculades. Les soldats tirent en l’air, puis mettent baïonnettes au canon. Reculent d’un pas. Et tirent à bout portant sur la foule. Fusillade. Neuf morts, trente-cinq blessés. Six des manifestants exécutés ont moins de 20 ans, le jeune Émile Cornaille n’en a que onze.
Retentissement national, émotion. Fourmies devient « ville assassinée » (Jean Jaurès), et même Georges Clemenceau, pas encore « le briseur de grèves » qu’il deviendra à compter de 1906, s’en émeut à la tribune de la chambre : « Il y a quelque part, sur le pavé de Fourmies, une tache innocente qu’il faut laver à tout prix... Prenez garde ! Les morts sont de grands convertisseurs, il faut s’occuper des morts. »
D’autres se montrent moins sensibles. Dans son édition du 9 mai 1891, Le Nouvel Éclaireur de l’Oise, ardent défenseur des intérêts du patronat, écrit : « ’On a tué des femmes et des enfants !’, crie-t-on. C’est vrai, c’est très fâcheux, soit ; mais qu’est-ce que ces femmes et ces enfants allaient faire là, s’il vous plaît ? Ils allaient porter aux hommes des pierres et des bâtons pour les jeter sur les soldats ; les femmes étaient là pour exciter les hommes et pour leur servir de bouclier. Tant pis pour eux. »
11 - Place Georges Coppeau, union locale CGT. José, toujours : « Il y a ce passé historique très fort. Mais il tombe dans l’oubli et les nouvelles générations ne s’en soucient guère. Pour les jeunes, le Premier mai est juste un jour de congé supplémentaire. J’essaye pourtant de leur dire : ’Tu sais, ton 1er mai, c’est le sang des fusillés qui te l’a offert...’ Ils s’en fichent : pour eux, c’est un truc de vieux, comme le syndicalisme. Et c’est difficile de leur donner tort... »
12 – Rue Jean Jaurès, bar-PMU Le Jockey Club. Les courses s’enchaînent sur l’écran de télé, les parieurs grattent leurs cartons de tiercé – tout le monde au trot. Christophe, 35 ans, ne joue pas, il parle – au trot lui-aussi. « C’est clair, les jeunes s’emmerdent. Ils n’ont pas de boulot, pas d’avenir, pas d’argent et à peu près nulle part où sortir le soir. La plupart ne zonent même pas, mais se contentent de se retrouver chez les uns ou les autres pour descendre quelques bières. L’ennui. Et pourtant : ils restent. Quelques-uns vont bien tenter leur chance ailleurs, mais la plupart ne veulent pas quitter Fourmies. »
Une gorgée de café, et l’éducateur spécialisé en protection de l’enfance repart, se penchant en avant. « C’est difficile à comprendre pour quelqu’un qui n’est pas né ici et ne fait que passer. Mais c’est finalement la chose la mieux partagée par les habitants de Fourmies, toutes générations confondues : tous éprouvent un attachement très fort pour leur ville. Sans doute pour contrebalancer ce sentiment d’être les oubliés de la France, l’endroit dont tout le monde se fout. Les gens se savent sacrifiés. »
Christophe se redresse, finit son café. « Tu as dû le remarquer, il y a beaucoup de filles-mères : ici, il est courant d’avoir son premier enfant à 16 ou 17 ans. Et parmi les jeunes dont je m’occupe, les trois-quarts ont des parents qui n’ont qu’une quinzaine d’années de plus qu’eux. Ce n’est pas qu’une question de prévention des conduites à risque. Simplement : devenir parent est valorisant. C’est déjà une identité, c’est mieux que rien. »
13 – Rue Jean Dupont, magasin Croq’Affaires, un peu de tout à prix cassés, rien de bien folichon. Sur la devanture, un petit panonceau : « Les poussettes ne sont plus autorisées dans le magasin. Veuillez les laisser dehors ou en caisse. »
14 – Rue Cousin Corbier, le Mille Pâtes. « Plus de 9 048 bols servis en un an et trois mois ! » Didier, 49 ans, sort le livre de comptes, enchaîne les chiffres, fouille les colonnes – comme pour se prouver que sa petite enseigne de plats de pâtes à emporter va survivre. Avec Nathalie, sa femme, il s’est lancé à la fin de l’année 2009, investissant toutes ses indemnités de départ dans l’affaire – 28 ans qu’il travaillait à la chaîne, chez un sous-traitant automobile : « Il fallait que je parte, je ne supportais plus les trois-huit... »
Las, le couple boit la tasse - le bol, même. N’a plus un euro en poche, se fait lâcher par sa banque : « On survit avec les allocations qu’on touche pour les enfants, 125 euros mensuels, résume Nathalie. Vous en connaissez beaucoup, des familles qui vivent avec 125 euros par mois ? » Ils y croient encore, pourtant. Un peu. « Après notre ouverture, le Flunch a lancé les pâtes à volonté, à midi. Il veut nous étrangler : c’est bien la preuve que notre concept se défend, non ? » Sourire embarrassé. Fourmies n’est peut-être pas la ville idéale pour ouvrir une petite entreprise de restauration ? « Vous avez vu, Zeeman ouvre un magasin. Si la situation était si mauvaise, l’enseigne ne s’installerait pas ici ! »
En zone sinistrée, le capitalisme s’adapte : il se fait discount. À Fourmies, il est partout, froids rayonnages et étiquettes promettant des prix bas, toujours plus bas : alimentaire discount (Lidl, Aldi, Ed, Noz, Simply Market), restauration discount (Flunch), babioles discount (Croq’affaires), sport discount (Koodza), équipement de maison discount (Gifi), habillement discount (Zeeman)... Toutes enseignes se portant au mieux : pendant la crise, les affaires continuent.
15 – La Marlière, quartier de grands ensembles et de petites résidences surplombant la ville. Les immeubles se nomment « Résidence des fleurs », « Coquelicot » ou « Plein Ciel », un panneau annonce leur destruction imminente dans le cadre d’un programme de rénovation urbaine de plus d’un million d’euros ; à la place, une future « résidence des Glycines ». Le vent souffle, les allées sont désertes. Personne, sinon Anthony, crâne rasé, pantalon de treillis camouflage et sweat noir orné d’un molosse.
Au chômage, Anthony, depuis plus de deux ans. Une femme, trois enfants - « Onze ans, huit ans et quatre mois. Mais le dernier, c’était un accident... » -, des fins de mois difficiles et des vertèbres cassées lors d’une chute dans l’escalier. Il boite, un peu. « Partir ? Il y a un bout de temps, j’ai essayé. Ça faisait un an et demi que j’étais au chômage, j’ai quitté La Marlière pour la Savoie, en emportant ma petite famille. En deux jours - pas un de plus ! - j’ai trouvé du travail, dans les travaux publics. Mais je n’ai pas supporté : il y avait un manque, il fallait que je revienne à Fourmies. Au bout de trois ans, tout le monde est remonté dans la voiture, retour dans le Nord. » Il montre les immeubles vides, les petites maisons plutôt décrépites. « On est bien, ici, on se connaît tous. Je n’ai même pas besoin de bouger : si je veux boire un coup, je vais chez mon voisin, ou lui me rend visite. »
Un peu avant, il y avait déjà Alexandre, grand beur de 27 ans, père de quatre enfants, rencontré devant Pôle Emploi. Lui avait décidé de tenter sa chance en Suisse. Pas pour longtemps : « La Suisse, j’ai détesté. Et puis, j’ai grandi ici, ce n’était pas simple d’en partir. » Un temps, un sourire. « C’est bizarre, le Nord. On est pauvres, d’accord. Mais il n’empêche : tu ne pars pas d’ici comme ça. »
Cette nuance, toutefois : Fourmies perd des habitants. Entre 1999 et 2007, la ville, au solde naturel [12] pourtant positif, a vu sa population se réduire de 0,6 %. De 15 242 en 1982, celle-ci est passée à 13 233 aujourd’hui. Lente hémorragie. Exil.
16 – Rue Saint-Louis, un bar : le Régent. Au comptoir, à droite un gendarme, à gauche un professeur en retraire. Le premier : « Fourmies, c’est un cocon. On vit sous bulle. Tout le monde se dit bonjour, se connaît : c’est rassurant. C’est pour ça que les gens restent. » Se tournant vers la salle enfumée, englobant la quinzaine de présents d’un mouvement de bras : « Reviens dans cinq ans, tu retrouveras exactement les mêmes têtes. Et ils te reconnaîtront. » Pour ponctuer sa phrase, il hoche la tête et agite sa clope - malgré la loi, le lieu est resté fumeur. Une tolérance insuffisante à maintenir la fréquentation : « Nous sommes à peu près le seul bar ouvert le soir pour toute la ville, remarque Jean, le patron. Et pourtant, nous avons perdu 50 % de nos clients en deux ans. Une sacré claque... »
17 – Centre-ville, de rues en rues. Dominique, cinquante ans, chef d’équipe dans une imprimerie, conduit. Il compte les bars, justement – ceux qui ont disparu, fermé, baissé le rideau. « Là, il y avait un bar. Et là aussi ! » Cinquante mètres plus loin. « Là aussi, il y en avait un, et puis ici, ici et encore là ! » Cinquante mètres, derechef. « C’est simple : Fourmies a longtemps conservé le record du nombre de cafés, de bars et d’estaminets au prorata du nombre d’habitants. Quand j’avais 20 ans, ils ne désemplissaient pas, et la ville connaissait une activité folle. Aujourd’hui, Fourmies se meurt, et tous les bars qui ferment sont remplacés par des vendeurs d’assurances ou de lunettes... »
À en croire les Pages Jaunes, la ville compte 13 enseignes d’assurances – peu ou prou, une pour mille habitants - et huit banques. Le petit commerce disparaît, les lieux de convivialité ferment, mais les activités de services financiers se portent au mieux. « Rien d’étonnant, ils brassent de l’argent sur la précarité, remarquait Christophe, l’éducateur spécialisé. Dans une ville aussi pauvre que Fourmies, le crédit revolving est une activité florissante... »
18 – Rue du Chauffour, devant le principal employeur de la ville, un peu moins de 200 salariés. Fondées en 1932, les Visseries fabriquent des systèmes de fixation pour l’industrie automobile. Depuis 1988, l’entreprise enchaîne les propriétaires : Sacilor, Valois, Textron, et Acument – ce dernier, filiale d’un fonds de pension américain, Platinium Equity. Puis, en 2010, c’est au tour d’un groupe italien, Agrati, de faire main-basse sur la boîte, engrangeant au passage des subventions de l’État.
« Ils nous ont rachetés, mais pour combien de temps ?, s’inquiète une employée, la quarantaine. On voit défiler les repreneurs, mais on sait que ça ne va pas durer, qu’on finira tous au chômage. On se retrouve à compter les jours, en se disant à chaque fois qu’une nouvelle semaine s’écoule : ’Toujours ça de pris...’ Nous n’avons même plus envie de nous battre. Et puis : contre qui ? Contre un fonds de pension américain ou un groupe italien ? On fait comment ? » Fatalité. L’ennemi est loin, sans figure, difficile à atteindre. Et l’emploi devient privilège, comme une chance dont il faudrait se sentir redevable, situation enviable qui ne saurait durer.
19 - Rue des Rouets, cimetière du Centre. Aux alentours, les toits bleus de la ville et les façades de brique rouge. Un drapeau tricolore flotte au vent, au-dessus de la partie militaire du cimetière. Des soldats y sont enterrés ; peut-être ceux qui tirèrent sur les manifestants.
Entre deux ifs, une pierre tombale égrène les noms des neufs de Fourmies. À côté, une vieille plaque : « Aux victimes du 1er mai 1891, tombées pour la défense des revendications prolétariennes, le Parti socialiste reconnaissant ». Autre temps.
[1] À la date du 17 février. Nul doute que l’écharpe n’a cessé, depuis, de grandir...
[2] Entamée en 2007, la réforme de la carte judiciaire a notamment vu la disparition de 62 Conseils des prud’hommes sur le territoire français. Un affaiblissement juridictionnel qui profite d’abord au patronat, et qui augure d’autres réformes - dont l’obligation pour les salariés de recourir bientôt à un avocat.
[3] Il s’agit à chaque fois du revenu net moyen déclaré aux services fiscaux en 2008, chiffres disponibles sur le site de l’Insee.
[4] La Grande Thiérache est une zone géographique naturelle qui regroupe des parties des départements du Nord et des Ardennes, ainsi que des provinces belges du Hainaut et de Namur.
[5] Article publié le 10 février 2011.
[6] Article publié le 15 mars 2009.
[7] Extrait de « Fourmies et les Premier Mai », colloque présidé par Madeleine Rebérioux en 1991.
[8] Auteur, notamment, du Droit à la paresse.
[9] Dans « Le 1er Mai et le mouvement socialiste en France », article publié dans la revue Neue Zeit, en 1890-91, et consultable sur le site Marxists.org, ICI.
[10] Dans l’article « La boucherie de Fourmies du 1er mai 1891 », consultable sur le site Marxists.org, ICI.
[11] Extrait de « Fourmies et les Premier Mai », colloque présidé par Madeleine Rebérioux en 1991.
[12] En démographie, le solde naturel est la différence entre le nombre de naissances et le nombre de décès.
1. michemule - Le 03/08/2011 à 19:43