Suppression du juge d’instruction : Et le Pouvoir pourra étouffer toutes les affaires gênantes

Plume de presse. 1er septembre 2009 par Olivier Bonnet

Les procureurs aux ordres du gouvernement auront les mains libres

 

Aujourd’hui est présenté à Nicolas Sarkozy le rapport Léger, dont on connait le contenu depuis samedi, avec l’exclusivité du Journal du dimanche qui confirme nos pires craintes : "Initialement commandé par Rachida Dati, alors ministre de la Justice, en octobre 2008, ce travail (celui du comité Léger, du nom d’un de ses membres, haut magistrat en retraite, NdA) ne s’est pas fait sans peine. Tout juste commençait-il que le président de la République lançait un véritable coup de tonnerre, en janvier, devant la Cour de cassation, en annonçant sa volonté de supprimer la fonction de juge d’instruction. Deux membres du comité Léger (une magistrate et un journaliste) avaient aussitôt démissionné, estimant que l’impartialité des travaux en cours n’était plus garantie." Mais hormis ces deux gêneurs, les autres membres du comité ont fait ce qu’on leur a dit de faire : "La partie la plus sensible du rapport Léger (...) concerne la suppression du juge d’instruction, magistrat inamovible et indépendant. "Il cumule les fonctions d’un juge avec celles d’un enquêteur. En d’autres termes, il n’est pas totalement juge, et pas totalement enquêteur", tranche le rapport. Qui propose de confier tous les pouvoirs d’enquête aux seuls procureurs, tout en se prononçant pour le maintien du lien hiérarchique entre ces mêmes procureurs et le ministre de la Justice. Exit, donc, l’éventualité de donner son indépendance au parquet." C’est la fin des juges indépendants qui osaient enquêter sur des affaires embarrassantes pour le Pouvoir : le procureur, aux ordres du ministre de la Justice, pourra décider seul s’il y a lieu d’ouvrir une enquête. Une régression démocratique sans précédent. "Pour faire contrepoids, le rapport suggère toutefois que les enquêtes pénales se déroulent à l’avenir sous le contrôle d’un "juge de l’enquête et des libertés", poursuit l’article. Celui-ci serait notamment chargé d’autoriser les mesures "les plus attentatoires aux libertés", comme les perquisitions et les écoutes téléphoniques. Il serait également "garant de la loyauté de l’enquête". Des propositions qui (...) hérissent au plus haut point les syndicats de magistrats : l’Union syndicale des magistrats et le Syndicat de la magistrature le martèlent, les procureurs ont l’obligation d’obéir à l’exécutif et ne pourront guère qu’enterrer les affaires sensibles. Quant au futur juge de l’enquête et des libertés, ces mêmes syndicats l’imaginent d’ores et déjà privé de pouvoir réel et réduit à valider ce qu’on voudra bien lui montrer…"

rdTentant d’expliquer les bénéfices apportés par cette réforme, l’ancienne garde des Sceaux et sa successeure, Rachida Dati et Michèle Alliot-Marie, rivalisent de mauvaise foi avec une faiblesse d’argumentation qui s’apparente au foutage de gueule pur et simple. "Ce n’est ni le président de la République ni moi qui avons inventé l’affaire d’Outreau pour décrédibiliser la fonction du juge d’instruction, déclare ainsi Dati au JDD. Cette affaire, qui n’est pas une affaire politico-financière, a néanmoins démontré les failles de notre système, celle du juge d’instruction, mais aussi des avocats (qui ne demandent pas toujours les actes nécessaires), du parquet, des services d’enquête…" Il faut donc supprimer le juge d’instruction pour tirer les enseignements du fiasco d’Outreau. Sauf que cette affaire a aventraîné la création d’une commission d’enquête parlementaire, présidée par le socialiste André Vallini. Qu’en pense ce dernier ? "Je trouve regrettable que l’on n’ait même pas laissé le temps à la réforme de la collégialité de l’instruction d’être mise en œuvre, explique-t-il au JDD. Après six mois de travail, les membres de la commission Outreau, de droite comme de gauche, avaient considéré à l’unanimité que le juge d’instruction était "le pire des systèmes à l’exception de tous les autres". On avait donc décidé de passer à une instruction qui deviendrait collégiale, avec les pôles de l’instruction qui devaient entrer en vigueur au 1er janvier 2010. Et le président de la République annonce, sans même avoir prévenu la ministre de la Justice ni les parlementaires, qu’il va supprimer le juge d’instruction…" Quel mépris de la représentation nationale : six mois de travail, l’unanimité pour réclamer la collégialité de l’instruction et le président qui, finalement, s’asseoit sur la proposition de la commission - qui n’aura donc servi à rien - et décide de supprimer le juge sans même attendre l’entrée en vigueur de ladite collégialité ! Invoquer Outreau pour justifier la future réforme, c’est faire mine d’oublier que la solution retenue pour tirer les leçons de cete lamentable affaire, après mûre réflexion, n’était pas du tout celle-là.

toreroQue valent les autres arguments de Dati ? Lorsque la journaliste du JDD, Marie-Christine Tabet, évoque "une volonté de mise au pas des juges", la nouvelle eurodéputée UMP répond : "C’est du fantasme. C’est l’opposition qui agite ce chiffon rouge. La réforme prévoit un juge de l’enquête et des libertés. Son rôle consistera à contrôler le procureur et le travail des enquêteurs. Les avocats pourront lui faire des demandes d’actes." Ainsi, alerter l’opinion sur les dangers d’une réforme qui met à bas l’indépendance de la justice reviendrait à la leurrer, comme le toréro brandit sa muleta pour inciter le taureau à charger, parce que le "juge de l’enquête et des libertés" contrôlera l’enquête ? Mais on ne peut contrôler une enquête qui n’existe pas ! Et le procureur n’aura qu’à lancer "Circulez, y’a rien à voir" pour que la procédure s’arrête là. Dati répond donc à côté. Mais que dire de sa déclaration suivante ? "Il ne s’agit pas d’une suppression de l’instruction mais de son organisation. Je ne vois pas dans ces conditions comment une affaire pourrait être enterrée. Je remarque que dans le passé, même s’il y a eu des tentatives de bloquer mamcertaines enquêtes, elles n’ont jamais atteint leur but puisque les médias s’en sont saisis." On se pince ! Michèle Alliot-Marie la rejoint, citée par L’Express : prétendre que cette réforme faciliterait l’intervention du pouvoir politique, "c’est ignorer la situation. Faire disparaître une affaire dans la société française c’est devenu aujourd’hui impossible". Les divagations des deux pétroleuses UMPistes font songer à l’invraisemblable déclaration de Sarkozy lui-même, proférée lors de la conférence de presse de Bruxelles du 19 juin dernier, alors qu’on l’interrogeait sur le karachigate : "On est dans un monde où tout se sait, où la notion de secret d’État n’existe plus". Rappelons que, pas plus tard qu’en août 2008, fut classée l’affaire des frégates de Taïwan, malgré "les médias", "la société française" et le fait que le "secret d’État n’existe plus" (sic).

rdExtrait de notre billet L’enterrement de première classe : "Au moment de la vente des frégates, Roland Dumas (PS) est ministre des Affaires étrangères. Il parlera neuf ans plus tard, en 2000, de commissions pharaoniques, d’un montant de 5 milliards de francs, versées pour l’occasion à des intermédiaires chinois, de Pékin et de Taipei, selon la version officielle. «  À des responsables industriels et à des hommes politiques français, selon toute vraisemblance », complète Le Nouvel Observateur. Certaines de ses sommes transitent sur des comptes de la chambre de compensation financière luxembourgeoise Clearstream (...). Chaque fois que des juges veulent enquêter en profondeur, il leur est opposé le « secret défense » (à l’occasion partiellement levé, mais jamais jusqu’à pouvoir atteindre le fond de l’affaire). (...) déclaration de Dumas dans les colonnes de Libération : "Il ne restera rien de cette affaire si ce n’est un arrière-goût désagréable », a-t-il ajouté, en réaffirmant connaître l’identité des bénéficiaires de ces supposées rétrocommissions. « Beaucoup de gens qui étaient à ce moment-là dans le gouvernement, dans les responsabilités de la haute administration, le savent également. C’est un secret de polichinelle » a-t-il dit." Pardon ? Seule la justice ignorerait donc dans quelles poches a abouti une somme évaluée à rvrtrois milliards de francs, l’identité des heureux récipiendaires étant un secret de polichinelle ? Mais alors, Monsier le juge Renaud Van Ruymbeke, il ne faut pas classer l’affaire ! Rappelons en effet que mettre un point final au dossier ne saurait être la décision du parquet seul et que le magistrat est tout à fait libre de ne pas le suivre et ainsi de ne pas prononcer le non-lieu général. Van Ruymbeke devrait donc réentendre Roland Dumas et exiger de lui qu’il livre à la justice, rendue au nom du peuple français, le nom de tous ces anciens membres du gouvernement et responsables de la haute administration qui partagent le secret de polichinelle, les forcer à témoigner à leur tour pour que tous livrent l’identité des bénéficiaires des rétrocommissions. Puisque tout le monde les connaît. On parie qu’il n’en fera rien ?" Le pari fut gagné et l’affaire classée. Il est dans ces conditions piquant d’entendre aujourd’hui le même Van Ruymbeke s’exprimer (dans le JDD encore) à propos de la réforme préconisée par le rapport Léger : "Quelle sera la marge de manœuvre des procureurs soumis à l’autorité du garde des Sceaux lorsqu’ils auront à traiter des affaires financières politiquement sensibles ou qui mettraient en cause des proches du pouvoir ? Une telle réforme n’est viable que si le statut du parquet est modifié et qu’on lui accorde les mêmes garanties d’indépendance que le juge d’instruction. Or dans son prérapport, la commission Léger se prononce "contre une rupture du lien existant entre le parquet et le pouvoir exécutif". Par conséquent, la messe est dite. On assiste à une reprise en main par le pouvoir politique de l’action pénale. Ces dernières années, les gardes des Sceaux successifs ont réaffirmé leur autorité sur les procureurs de la République, ce qui me paraît correspondre à une régression des libertés publiques". Des propos tout simplement irréfutables. Prétendre comme le font Dati, Alliot-Marie et Sarkozy qu’étouffer une affaire est impossible est une véritable insulte à l’intelligence du citoyen, ainsi que le prouve un autre dossier, celui de l’appartement de l’île de la Jatte du futur président de la République. Nous en parlions en octobre 2007 dans notre article titré Plainte contre Sarkozy classée : le déni de justice, que nous republions intégralement ci-dessous.

philippe_courroye"Philippe Courroye, procureur de la République au Tribunal de Grande Instance de Nanterre, était saisi de la plainte d’un particulier de Nanterre à propos des conditions de l’achat par Nicolas Sarkozy de son appartement sur l’île de la Jatte. Celle-ci reprochait au futur chef de l’Etat, se basant sur les révélations du Canard enchaîné, d’être coupable d’ "association de malfaiteurs, pacte de corruption, enrichissement frauduleux, prise illégale d’intérêt, corruption et immoralité d’un élu, violation de la loi SRU". En l’espèce, Sarkozy a cédé, en tant que maire de Neuilly, des terrains sur l’île de la Jatte au promoteur Lasserre, en vue de la la réalisation d’un programme immobilier. Puis il lui a acheté un appartement ainsi bâti. Ces faits ne font l’objet d’aucune contestation. Or le particulier Sarkozy n’avait pas le droit de conclure une affaire avec un promoteur qui traitait avec la municipalité dirigée par le maire Sarkozy : est constitutif de la prise illégale d’intérêt "le fait, par une personne dépositaire de l’autorité publique ou chargée d’une mission de service public ou par une personne investie d’un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l’acte, en tout ou partie, la charge d’assurer la surveillance, l’administration, la liquidation ou le paiement" (délit "puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75000 euros d’amende", article 432-12 du code pénal). C’est clair comme de l’eau de roche et il n’y a même pas besoin d’aller plus loin, le délit de prise illégale d’intérêt est constitué. Or Philippe Courroye est un éminent juriste, comme l’atteste par exemple sa fiche biographique de Wikipédia, qui connaît par conséquent parfaitement la loi. Il a pourtant classé sans suite mardi dernier l’enquête préliminaire de police ouverte sur ces faits.
Mais il y a pire : Le Canard nous a appris que le maire Sarkozy a accordé au promoteur, pour l’achat de ces terrains, un rabais de cinq millions de francs (775 000 euros). Sonné par cette révélation de l’hebdomadaire satirique, celui qui était alors candidat à la présidentielle avait justifié ce rabais par la baisse du marché immobilier. Or, à l’époque où il fut consenti, les professionnels du secteur sont unanimes à nier cette conjoncture négative : l’argument de Sarkozy ne tient pas. Ensuite, juste retour des choses, quand il a acheté son appartement au promoteur auquel il avait permis de le construire - avec une ristourne -, il a lui-même bénéficié d’un cadeau (toujours révélé par Le Canard) de 300 000 euros, sur le prix d’achat et les travaux réalisés dans le logement. Pour s’en défendre, Sarkozy avait alors produit une facture de 72 000 francs, correspondant à la pose d’un escalier, et promis d’en rendre publiques d’autres. Mais il n’a plus jamais montré une seule facture ! Il n’a donc ainsi nullement dissipé les lourds soupçons de corruption passive. Pour la bonne bouche, il revendra finalement ledit appartement 1,9 millions d’euros, réalisant ainsi une plus-value de 122%. Il y a donc enrichissement personnel.

impunit_s_fran_aises_couvRésumons : Sarkozy est incontestablement coupable de prise illégale d’intérêts et suspect de corruption passive avec enrichissement personnel. L’enquête préliminaire aurait dû faire la lumière sur cette deuxième accusation, la première étant établie. Or qu’écrit au plaignant le procureur Courroye, dans une lettre rendue publique par son cabinet vendredi dernier et annonçant le classement sans suite ? "Le traitement de votre plainte n’a pas permis de caractériser l’existence d’infractions pénales". Sauf que la prise illégale d’intérêt est bien une infraction pénale et que rien ne peut en l’occurrence nier qu’elle soit effective, bon sang ! Voilà donc un scandaleux déni de justice. (...) Comment expliquer alors l’attitude de Philippe Courroye, qui étouffe l’affaire en s’asseyant sur le code pénal ? Deux pistes : la réaction d’Emmanuelle Perreux, présidente de Syndicat de la magistrature, à l’époque de sa nomination au poste de procureur de Nanterre, dénonçant le "verrouillage par la droite des postes stratégiques", et cette phrase laconique de la dépêche de l’agence Reuters consacrée au classement sans suite : "La nomination en avril dernier comme procureur de Nanterre, de Philippe Courroye, jusqu’alors juge d’instruction anti-corruption réputé, avait suscité des critiques, ce magistrat ne cachant pas sa proximité avec Nicolas Sarkozy." Vous reprendrez bien une banane ?"

On voit bien que, même avec un juge d’instruction indépendant, le Pouvoir est déjà en mesure, aujourd’hui, d’enterrer une affaire gênante - explosive, même, en l’espèce : le procureur, comme Philippe Courroye, n’a qu’à ne pas en nommer et classer le dossier. La suppression du juge d’instruction parachève ce système : désormais, il deviendra totalement impossible d’enquêter sur tout fait impliquant nos dirigeants, qui bénéficieront de fait d’une impunité totale, hormis l’hypothèse d’une alternance du pouvoir politique qui permettra aux opposants d’hier de faire poursuivre les ex-gouvernants. Quoi qu’il en soit, la séparation des couvpouvoirs ne sera plus qu’un souvenir. "Ce principe est si fondamental pour un État de droit, écrivions-nous dans notre ouvrage Sarkozy, la grande manipulation, que l’article 16 de la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789, incluse dans le préambule de la Constitution de 1958, précise : « Toute société dans laquelle la garantie des droits n’est pas assurée ni la séparation des pouvoirs déterminée, n’a point de Constitution ». Cette séparation s’organise de la façon suivante, telle que résumée par le site du ministère de la Justice : « le législateur (l’Assemblée nationale et le Sénat) vote les lois, l’exécutif est chargé de leur exécution, l’institution judiciaire veille à leur application  ». Aujourd’hui, l’exécutif contrôle déjà dans les faits le législatif : il est impossible qu’une loi passe sans avoir l’assentiment du gouvernement. Elle le pourrait en théorie, mais l’attitude des parlementaires de la majorité, aux ordres, l’interdit en pratique. Avec la suppression du juge d’instruction, voilà que l’exécutif aura également à sa botte le troisième pouvoir, celui de l’institution judiciaire. Tous les pouvoirs concentrés entre les mêmes mains : un grand pas vers la dictature. Si protester haut et fort contre cette dérive antidémocratique flagrante revient à "agiter le chiffon rouge", comptez sur nous pour continuer à toréer* !

PS : la suppression du juge d’instruction s’inscrit dans le contexte d’une constante opposition entre le président de la République et la justice. Relire à ce sujet Sarkozy contre les juges : une vieille histoire.

 
* Mais la tauromachie journalistique est un sport dangereux : un magistrat nous poursuit pour « injure publique », à la suite de propos tenus sur ce blog. Mobilisez-vous pour défendre la liberté d’expression ! Explications et pétition de soutien dans cet article.
Commentaire (1)

1. Olivier B. Le 03/09/2009 à 11:32

Lien vers le site web de Olivier B. Envoyer un e-mail à Olivier B.
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Dernière mise à jour de cette rubrique le 09/09/2009