Les fichiers hors la loi de la gendarmerie

Les blogs du Monde. 7 octobre 2010 par Jean-Marc Manach

Le Monde vient de révéler l’existence d’un fichier des Roms du ministère de l’Intérieur, “illégal et clandestin“.

Mais peu de gens savent que la gendarmerie utilise de nombreux autres fichiers, et que deux d’entre-eux au moins devront normalement être “détruits” ce 24 octobre 2010. Le Fichier des personnes nées à l’étranger (FPNE) comprend 7 millions de fiches. Le Fichier alphabétique de renseignements (FAR), créé pour “permettre aux brigades de gendarmerie d’acquérir une connaissance approfondie de la population“, comporte, lui, “60 millions de fiches, impliquant 20 millions de personnes“.

A l’occasion de la refonte de la loi informatique et libertés, en 2004, Francis Delattre, son rapporteur, proposa un amendement visant à “reporter au 24 octobre 2010 la date à laquelle les responsables de traitements non automatisés de données à caractère personnel intéressant la sûreté de l’État, la défense et la sécurité publiques doivent mettre leur traitement en conformité” avec la loi informatique et liberté.

Ce que j’avais résumé en écrivant que “Les fichiers policiers ont le droit d’être « hors la loi » (jusqu’en 2010 en tout cas)“. Etaient visés les fichiers “non automatisés“, et donc non informatisés, créés il y a des années et qu’il semblait difficile de pouvoir conformer à la loi d’ici octobre 2007, la date qui avait initialement été proposée.

Quand la CNIL autorise les fichiers policiers à rester “hors la loi”

Alex Türk, sénateur du Nord et rapporteur de la loi au Sénat, mais également vice-président de la CNIL, valida la proposition de son collègue : Francis Delattre était lui aussi commissaire de la CNIL. Ironie de l’histoire, il s’est depuis illustré en accusant Ali Soumaré d’être un “délinquant mutirécidiviste chevronné“, sur la base… de fichiers de suspects erronés (voir Francis Delattre et le Big Bazar des fichiers policiers).

Or, c’est aussi précisément parce que la refonte de la loi informatique et libertés n’a pas saisi à bras le corps ce problème des fichiers policiers qu’on en est arrivé, aujourd’hui, à une situation ubuesque : le quart des 58 fichiers policiers est “hors la loi (faute de base légale), leur nombre à explosé de plus de 70% en 3 ans, et les problèmes sont tels que la CNIL a constaté un taux de 83% d’erreurs dans les fichiers STIC qu’elle a contrôlé en 2008…

Dans le rapport qu’ils avaient consacrés aux fichiers de police et de gendarmerie suite au scandale Edvige, (voir Comment légaliser les fichiers policiers ?), les députés Delphine Batho (PS) et Jacques-Alin Bénisti (UMP) concluait leur état des lieux accablant en évoquant le fait qu’il allait bien falloir “organiser la destruction des fichiers désuets“, à commencer par le fichier des RG, mais également par celle du FAR, “Fichier alphabétique de renseignements” créé pour “permettre aux brigades de gendarmerie d’acquérir une connaissance approfondie de la population“.

Ce fichier que la gendarmerie ne voulait pas détruire

Dans leur rapport, Batho et Bénisti qualifiait le FAR, qui comprend “environ 60 millions de fiches, impliquant 20 millions de personnes” (soit près de 30% de la population française), et qui n’a pas été déclaré à la CNIL, de “fichier atypique, d’un autre temps, complètement désuet, au fonctionnement obsolète et inadapté“, mais “auquel la gendarmerie est attachée et dont elle n’arrive pas à se détacher : « c’est la mémoire de la brigade qui va s’en aller »” :

“Bien que ne répondant plus à l’ambition originelle qui avait présidé à sa création, les gendarmes ne peuvent se résigner à s’en séparer. Cet attachement quasi affectif conduit actuellement à l’impréparation totale de la fin du FAR programmée au 24 octobre 2010. Ainsi, alors qu’il doit disparaître dans à peine dix-huit mois (le rapport avait été rédigé début 2009, NDLR), les modalités de transfert, de destruction et d’archivage n’ont toujours pas été définies à ce jour.

Le fichier alphabétique de renseignements (FAR) est un fichier administratif géré par la gendarmerie nationale, largement obsolète et archaïque. Se présentant sous forme de fiches manuscrites individuelles, gérées au niveau de chaque brigade territoriale, le FAR a pour vocation première de permettre aux gendarmes d’acquérir une connaissance approfondie de la population résidante et, notamment, de son éventuelle dangerosité. Les informations recensées dans le FAR sont également utilisées dans le cadre des enquêtes de police administrative, comme les enquêtes de moralité pour les candidats aux concours de la fonction publique, l’ouverture d’un débit de boissons ou l’autorisation de détention d’armes.”

Ces “enquêtes administratives” dites “de moralité” concernent également les personnes désireuses de travailler dans les métiers de sécurité (policiers, gendarmes, contrôleurs RATP, vigiles, gardes champêtres, etc.), ceux qui travaillent dans les aéroports, les autoroutes, mais également les éleveurs de lévriers, entraîneurs de pelote basques, personnes sollicitant l’autorisation d’effectuer des prises de vue aérienne, la légion d’honneur ou la nationalité française (voir Futurs fonctionnaires, ou potentiels terroristes ?).

Dans leur rapport, Delphine Batho et Jacques-Alain Bénisti s’étonnaient de découvrir que les services de gendarmerie ne semblaient pas avoir anticipé la fin programmée du FAR en octobre 2010, alors que la décision avait pourtant été prise en 2004, ce que deux rapports du groupe de travail d’Alain Bauer sur les fichiers de police et de gendarmerie, en 2006 puis en 2008, avaient préalablement pointé du doigt, visiblement en vain :

“Sur le terrain, les gendarmes n’ont pas le sentiment « d’avoir levé le pied dans l’alimentation du FAR ». Ce constat a été corroboré par certaines personnes auditionnées par vos rapporteurs, dont l’une d’elles a affirmé : « la destruction du FAR n’a pas commencé ».

De manière générale, vos rapporteurs ont en effet pu constaté, au cours de la mission, un profond décalage entre, d’une part, les discours officiels, plutôt optimistes, assurant que tout sera mis en œuvre pour une disparition effective du FAR au 24 octobre 2010 et, d’autre part, le manque d’information des gendarmes sur le terrain, qui n’ont reçu, à ce jour, aucune directive détaillant les modalités et les critères de destruction, d’archivage et de transfert des 60 millions de fiches existantes. Cette absence de directives claires et précises sur le devenir du FAR soulève d’autant plus d’inquiétudes et de doutes sur la fin programmée du FAR que le travail de tri des informations existantes s’annonce très long et laborieux. Certains gendarmes ont même affirmé qu’il était « impossible de trier le FAR ». “

A qui profite la CNIL ?

Les deux députés s’étonnaient également de découvrir que “de manière générale, les FAR sont d’accès libre et ne sont pas placés sous coffre, bien que les militaires cherchent à les installer dans des « endroits discrets ». Le manque de rigueur en la matière est d’autant plus regrettable qu’en l’absence d’informatisation du FAR, aucune traçabilité des consultations n’est possible.

Autre fichier à détruire, le Fichier des personnes nées à l’étranger (FPNE), créé en 1975 et lui aussi non déclaré à la CNIL, destiné à fiché “toute personne née à l’étranger entrant en contact avec la gendarmerie“, qui comprend 7 millions de fiches, et qui n’aurait plus été ni alimenté ni consulté depuis septembre 2007.

En conclusion, Delphine Batho et Jacques-Alain Bénisti évoquait la “mort des fichiers de police“, et soulignaient que “la fin annoncée du FAR sont autant d’exemples de la nécessité de porter au cœur du débat public la question de la disparition des fichiers de police“.

Leur proposition de loi, visant à mieux encadrer les fichiers policiers, a finalement été enterrée en grande pompe à l’Assemblée, par les députés de la majorité qui, sur ordre du gouvernement, l’ont accusée d’être “socialiste“.

Or, non contente d’avoir été co-rédigée par deux députés, l’un du PS et l’autre de l’UMP, elle avait été adoptée, à l’unanimité par la commission des lois, présidée par un député UMP et donc des secrétaires, Philippe Gosselin et Sébastien Huyghe, tous deux députés UMP, sont par ailleurs commissaires à la Commission nationale de l’informatique et des libertés.

Détail croustillant : ils ont eux aussi voté contre la proposition de loi visant à mieux encadrer les fichiers policiers qu’ils avaient pourtant précédemment adoptée “à l’unanimité” (voir Fichiers policiers: les (gros) godillots de l’UMP… et de la CNIL).

Les sénateurs et députés censés représenter le Parlement à la CNIL sont habitués à ce type de mélanges des genres : la CNIL avait ainsi critiqué l’Hadopi, mais ils l’avaient voté (voir Hadopi : Alex Türk “assume”, et s’explique).

Plus récemment, la CNIL avait également critiquée la LOPPSI. Mais Alex Türk, l’actuel président de la CNIL, et Jean-Paul Amoudry, sénateur centriste et lui aussi commissaire de la CNIL, ont voté pour la LOPPSI, et validé la novlangue du gouvernement, qui veut remplacer “dans tous les textes législatifs et réglementaires, le mot : « vidéosurveillance » par le mot : « vidéoprotection »“.

Pour expliquer son vote Alex Türk a notamment expliqué que le fait de ne plus parler de vidéosurveillance, mais de “vidéoprotection“, allait… aider les maires “de gauche” à mieux faire passer la pilule des caméras auprès de la population (voir Docteur Alex et Mister Türk).

Comme le soulignait le Canard Enchaîné, qui avait relevé cette incongruité, “si ce n’est que ça, il n’y a qu’à baptiser le Flash-Ball “bubble-gum”, la matraque “bâton de zan”, la fouille corporelle “guili-guili” et offrir à Türk un nez rouge pour amuser les enfants…“.

Contactés ce 7 octobre 2010 sur le devenir du Fichier des personnes nées à l’étranger (FPNE) et du Fichier alphabétique de renseignements (FAR), qui devraient normalement être détruits dans 17 jours, le ministère de l’Intérieur et la CNIL n’ont pas encore été en mesure de répondre à l’heure de la mise en ligne de cet article.


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Dernière mise à jour de cette page le 26/10/2010

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