Blog du Monde Diplo. mercredi 17 juin 2009, par Philippe Leymarie
Quelle mouche a piqué M. Hervé Morin ? Dans la loi de programmation militaire pour 2009-2014, adoptée ce mardi 18 juin par l’Assemblée nationale, le ministre français de la défense a fait insérer une disposition concernant l’extension du champ du « secret défense », qui à priori n’a rien à faire dans ce type de texte. Cette diposition marque, en outre, une rupture avec la tradition juridique : pour la première fois, le « secret défense » – objet déjà de nombreuses controverses dans le passé – ne portera plus seulement sur des documents classifiés, mais sur des lieux où ils pourraient être détenus, ce qui équivaut, selon le président de la commission des lois, l’UMP Jean-Luc Warsmann, à « la création de zones de non-droit législatif où les magistrats ne pourront jamais entrer ».
L’actuel Code pénal « se contente de renvoyer aux règles administratives prévoyant la classification des informations et données sensibles, explique Nicolas Braconnay, membre de l’Union syndicale des Magistrats. La décision de classification constitue un pouvoir discrétionnaire de l’administration, appartenant à chaque ministre dans les conditions fixées par le Premier ministre. Trois niveaux de classification existent, correspondant au niveau de sensibilité de l’information protégée et au niveau d’habilitation permettant d’y accéder » [1].
Mais, à l’avenir, le gouvernement français souhaite éviter d’avoir à faire face à des perquisitions surprise décidées par des juges d’instruction, comme cela s’est produit dans le cadre des enquêtes sur les affaires des frégates de Taïwan, du dossier Clearstream ou de la mort du juge Borrel. Le Livre blanc sur la défense et la sécurité publié en juin 2008, qui met l’accent sur le renseignement, présenté désormais comme la première fonction stratégique, prévoyait effectivement un renforcement de la protection du secret de la défense nationale, en y incluant « certains lieux très sensibles, dont l’existence ou l’objet relève en lui-même du secret de la défense nationale ». Et il ajoutait : « Des règles spécifiques pour les perquisitions judiciaires effectuées dans des lieux classifiés ou abritant des secrets de la défense nationale feront également l‘objet de dispositions législatives ».
Consulté pour avis sur ces articles 12 à 14 inclus dans le projet de loi de programmation, M. Jean-Luc Warsmann, pourtant membre de la majorité présidentielle, a estimé « du devoir de la commission des lois d’appeler les députés à ne pas apporter leurs voix » à un texte qui constitue « une révolution dans le droit français » : « C’est en somme l’autorité perquisitionnée qui autorisera le magistrat à diligenter sa perquisition, s’indigne également le magistrat Nicolas Braconnay, le pouvoir exécutif est mis en mesure de faire obstacle, frontalement et sans recours prévu, à un acte juridictionnel ». De fait, un magistrat souhaitant procéder à une perquisition devra s’informer au préalable auprès de la Commission consultative du secret de la Défense nationale (CCSDN), et se faire accompagner par le président de cette instance gouvernementale.
Mais c’est la commission de la défense à l’assemblée nationale, rapporteur du texte, qui a eu le dernier mot, après avoir inclus quelques aménagements de nature à « calmer » la commission des lois :
finalement, les lieux classés « secret défense » [2] – au nombre de dix-neuf « pour l’instant », a assuré le ministre Hervé Morin – ne le seraient que pour une durée de cinq ans ;
la décision du premier ministre sur ce classement serait publique (alors qu’il avait été envisagé par la commission de la défense de… garder secrète la liste des lieux secrets, de telle sorte qu’aucun recours juridictionnel n’aurait jamais été possible) ;
et des garanties seraient apportées pour conserver à une éventuelle perquisition son effet de surprise, et éviter ainsi les détournements et autres manœuvres de « nettoyage » de terrain.
Mais on voit mal en quoi pourraient consister ces garanties, puisqu’aucun de ces sanctuaires ne serait – par définition – visitable sans habilitation préalable. Le magistrat souhaitant mener une perquisition devra en informer préalablement le président de la Commission Consultative du Secret de la Défense Nationale (CCSDN), et lui indiquer la nature de l’infraction poursuivie, les raisons de la perquisition et l’objet de sa recherche. Il devra accepter d’être accompagné, dans cette perquisition, par cette autorité gouvernementale ou son représentant.
Dans un avis rendu en avril 2007, le conseil d’Etat avait confirmé qu’un « juge d’instruction n’avait pas à solliciter d’autorisation pour pénétrer dans une zone protégée ». Mais avait appelé également le pouvoir législatif à « fixer précisément les conditions dans lesquelles peuvent être saisis et mis sous scellé des documents classifiés dont l’autorité judiciaire ne peut savoir s’ils sont utiles à son instruction ». Le ministre Hervé Morin, pour justifier cette nouvelle disposition sur le secret défense, n’a pas manqué de faire valoir qu’un magistrat ayant saisi des documents dont il s’avérait qu’ils sont couverts par le secret défense, se retrouvait sous le coup d’un « délit de compromission du secret défense », en violation de l’article 413-10 du code pénal… [3]
Ce débat politico-juridique sur l’extension du secret défense a fait passer au second plan l’essentiel de la loi de programmation, qui sert de cadre à une réforme capitale du secteur de la défense sur les cinq ans à venir, avec une saignée sensible des effectifs, et un bouleversement de la « carte militaire » qui n’est pas sans incidence sur l’aménagement du territoire :
dissolution de 83 unités et sites militaires, dont 11 dès cette année ;
transfert d’une trentaine d’autres ;
création d’une soixantaine de « bases de défense » interarmées, par regroupement des services ;
suppression sur 5-6 ans de 54 000 emplois militaires et civils (sur 320 000) ;
mise en place d’un Conseil de défense et de sécurité nationale, présidé par le chef de l’Etat, et d’un Conseil national du renseignement chargé de piloter les différents services, également à partir de l’Elysée ;
Ouverture au privé du capital d’entreprises du secteur de la défense, comme l’ex-Direction des constructions navales (DCNS) et la Société nationale des poudres et explosifs (SNPE).
En contrepartie, le gouvernement a cherché à « sanctuariser » les crédits de la défense, qui devraient rester à leur niveau actuel, grâce à un coup de pouce compensant chaque année l’inflation. Après 2011, ce budget augmentera – outre le rattrapage inflation – de 1 % chaque année. Sur la période 2009-2014, 186 milliards d’euros devraient ainsi être affectés à la défense, dont 102 milliards pour l’équipement. Pour marquer la priorité attribuée désormais à l’anticipation et à la prévention des crises, sept cents postes seront d’ailleurs ouverts durant cette période au sein des services de renseignement...
[1] Note publiée sur le site Terranova.
[2] Il s’agirait, selon l’exposé des motifs de la loi, de « services administratifs sensibles ou certains locaux d’entreprises privées intervenant dans le domaine de la recherche ou de la défense ». On ne saurait être plus précis…
[3] L’ONG Transparence internationale (France), qui a exprimé le 8 juin dernier ses “inquiétudes” à propos de la teneur de ce texte législatif, avait publié en avril 2008 un rapport sur les excès de la procédure du secret défense.