La France en crise, modèle réduit: bienvenue à Chauny

Marianne2. Enquête de Gérald Andrieu. 30 novembre au 2 décembre 2009

Activité économique en déconfiture, tensions raciales, Front national en embuscade, autorités locales se renvoyant la balle: bienvenue à Chauny, bienvenue dans cette France en crise en modèle réduit, la France de Sarkozy…


(photos: G.A. pour Marianne)
(photos: G.A. pour Marianne)

Sous sa chapka, son nez a déjà doublé de volume. Hamza est collégien. Il fait les cent pas devant le lycée Gay-Lussac, en centre-ville de Chauny, et rien ne semble pouvoir le calmer. Il est venu, dit-il, « chercher sa petite amie ». Une poignée de minutes plus tôt, il a eu affaire à un autre genre d’« amis » : « quatre fachos », comme il les appelle. Un coup de tête aura suffi à lui refaire une beauté qu’aura bien du mal à apprécier celle qu’il est venu retrouver à la sortie du lycée… Ses vrais potes sont là aussi. Une quinzaine d’ados âgés de 15 à 18 ans, tous ou presque d’origine maghrébine. Comme à chaque fin de journée, ils tiennent le muret à droite de l’entrée de l’établissement scolaire. Mais le nouveau visage d’Hamza ne semble pas les inquiéter plus que ça. La force de l’habitude sans doute. Depuis des mois, ils s’opposent à un groupe de jeunes qui se disent « nationalistes ». Eux y voient simplement des « nazis », des « skins » et rien d’autre. De quoi secouer cette petite commune de l’Aisne de 13 000 habitants située à une trentaine de kilomètres de Saint-Quentin, la ville de « l’assureur militant » Xavier Bertrand.


«Oui, je suis raciste... contre les cons!»

La France en crise, modèle réduit: bienvenue à Chauny (1/3)

Ce mardi soir, il n'y a pas que Hamza et ses copains devant le lycée. Neuf gendarmes font le pied de grue devant « Gay-Lu ». Sans compter les véhicules bleu nuit qui passent régulièrement et au ralenti devant les grilles. Objectif : éviter que ça ne dégénère entre les deux groupes et les escorter jusqu’à la place Bouzier, la gare routière aménagée à quelques centaines de mètres de là, de l’autre côté de la ville. Neuf gendarmes ? Le dispositif est plus léger qu’au début du mois de novembre. Jusqu’à quarante représentants des forces de l’ordre ont parfois été mobilisés pour éviter les affrontements. Sans que ça ne soit toujours suffisant : fin novembre, les passages devant le tribunal de Laon se sont multipliés. Un frère et sa sœur, Lucie et Mario Luisetti, 18 et 19 ans, adhérents du FNJ et enfants de Jean-Jacques Luisetti, le dirigeant du FN chaunois ont été reconnus coupables de faits de violence. Ils ont chacun écopé de 100 heures de Travail d’intérêt général à accomplir sous 18 mois, le tout assorti d’une somme de 200 euros à verser à leur victime. Dans une autre procédure, les mêmes — c’est dire si tout ça est simple — se sont retrouvés estampillés victimes. Leurs agresseurs se revendiquant « anti-racistes » ont tous trois été condamnés à du TIG. L’un deux a même hérité de trois mois de prison avec sursis… 

 

Depuis ce dernier passage devant la justice, tout le monde répète à l’envi que « tout est rentré dans l’ordre », que « la situation est apaisée ». Comme pour s’en convaincre. Sauf que la tension reste palpable et que, dans les deux camps, aucun jeune ne semble vouloir passer l’éponge et encore moins la jeter. Sacha, 16 ans, est de ceux-là. Pendant qu’un de ses amis joue la provoc devant Gay-Lussac en beuglant « La France ne veut pas de nous, on la baise » agrémenté d’un « joli » « Liberté, égalité, eau, gaz et électricité », il explique calmement qu’aucun d’eux ne comptent « se laisser faire et s’écraser » : « Et puis quoi encore ? Ils disent que ce n’est pas notre pays. Mais on est français. Qui s'est battu pour la France pendant la Seconde guerre mondiale ? Les Arabes. » Un discours repris quasi mot pour mot par un jeune garçon assis à ses côtés. Lui dont le petit frère s’est fait condamner par le tribunal de Laon se dit « raciste » : « Oui, je suis raciste... contre les cons ! Eux ils défilent en chantant La Marseillaise, en criant “Mort au kebab ! Vive le jambon-beurre !” et d’autres conneries du genre, c’est quand même inadmissible. Il est où Sarkozy ? »

 

Dans le camp d’en face, non plus, on ne semble pas prêt à remiser aux oubliettes les événements passés : « On est obligé de rester en groupe. Ils viennent à quinze ou vingt et s’en prennent aux filles », explique Romain, élève en terminale ES à Gay-Lussac, cheveux blonds gominés et veste Fred Perry sur les épaules. Un autre, coupe militaire réglementaire et visage émacié, renchérit : « On défend simplement ce qui aujourd’hui est apparemment devenu indéfendable ! Dans certaines écoles, le cochon est interdit ! Maintenant, ils construisent même des mosquées ! Quand on voit l’état des églises… »

 

Mais il ne faut pas oublier la majorité silencieuse constituée de ces lycéens qui ne veulent surtout pas avoir à choisir leur camp comme Nicolas, Sandra, Grégory ou Alyssia. Les affrontements entre bandes rivales, ils n’en parlent pas à leurs parents parce qu’« avec la crise, ils ont déjà assez de soucis comme ça ». Ou comme Noémie aussi. Elève en terminale BEP-comptabilité, elle est représentante des élèves au Conseil d’administration et au Conseil de la vie lycéenne de Gay-Lussac. La jeune fille de 18 ans trouve l’ambiance « très pesante », mais prend son mal en patience en se disant qu’heureusement, pour elle, « Chauny, c’est bientôt fini ». Elle ne pense qu’à une chose : « Partir d’ici, pourquoi pas aller dans le Sud ». Parce qu’elle en est sûre : « Tout ça va mal finir » !


«Avant la fin d’année, Chauny passe sur une chaîne de télé nationale avec un mort»

La France en crise, modèle réduit: bienvenue à Chauny (1/3)

Elle n’est pas la seule à le penser. Un membre des forces de l’ordre confie que, selon lui, « avant la fin d’année, Chauny passe sur une chaîne de télé nationale avec un mort ». Lui a constaté l’apparition des premiers tags racistes en ville et à ses abords il y a « près de trois ans, en même temps, dit-il, que l’immigration a commencé à se faire plus visible, que les femmes ont été plus nombreuses à porter le tchador ». D’après lui, tout aurait pris une tournure encore plus particulière depuis que le FN a annoncé vouloir tenter de prendre la mairie et qu’un commerce d’un genre un peu particulier a ouvert ses portes à Chauny. 

 

Le responsable de ce magasin s’appelle Philippe. Il a 35 ans, « une femme, trois enfants et un quatrième à qui il faut verser une pension ». Il ne rechigne pas à parler. Seule condition : que le nom de la boutique ne soit pas cité, « les patrons n’apprécieraient vraiment pas ». Qu’importe, ce commerce situé à deux pas du poste de police municipale, dans une rue longeant la mairie, est connu comme le loup blanc à Chauny et dans les environs. Et pour cause : Philippe vend du Lonsdale, du Fred Perry, du Hardcore, du Hooligan... Rien d’illégal en soit. Seulement des marques de vêtements que l’extrême droite s’est appropriée et dont les « nationalistes » chaunois semblent raffoler. En particulier la marque Lonsdale dont le nom contient les lettres « NSDA » rappelant le sigle du parti nazi allemand, le NSDAP. Philippe est un grand gaillard, tout de noir vêtu. Arborant piercings et tatouages tribaux, il se dit « neutre » dans cette affaire : « Si c était un magasin à caractère raciste, ça se saurait. Ici, on n’écoute pas de Oi! ou de RAC (Rock against communism, ndlr), seulement de la musique Hardcore. » Dans la boutique, la musique techno joue en effet à toute berzingue. Quant aux vêtements qu’il propose, il se défausse : « Du Lonsdale ? Mohamed Ali et Mike Tyson en ont porté ! Les jeunes s’approprient ces fringues. Moi, ce qu’ils pensent, ça ne me regarde pas. Je ne suis pas là pour faire de la politique. Je ne suis pas un maquisard. On n’est plus en 1945 ! » Les affrontements entre les deux camps ? Il les relativise aussi : « Quand on est jeune, on joue au chat et à la souris et puis parfois on se trouve. Ça nous est arrivé. Ça leur arrive. » Malgré tout, il a placé un petit écriteau sur la porte d’entrée du magasin, « Interdit aux mineurs de moins de 16 ans non accompagnés » : « C’est parce que certains viennent s’y réfugier quand ça se bouscule dans le centre-ville ».


«Tant qu’il y aura des bougnoules, il y aura de la vente!»

Lorsque trois adolescents font leur entrée et viennent le saluer, son discours se fait moins policé. Ce qu’il considérait quelques minutes plus tôt comme un simple « phénomène de mode » (le fait de porter ce genre de vêtements) devient finalement « une tendance plus profonde », plus « lancinante ». Et alors qu’il se regarde dans une glace en bombant le torse, il balance au plus chétif d’entre eux : « Il faut faire du sport, comme ça, personne ne vient t’emmerder dans la rue ! » Un « judicieux » conseil pour l’avenir. Pour le sien, d’avenir, Philippe ne s’en fait pas : « Tant qu’il y aura des bougnoules, il y aura de la vente ! » lâche-t-il dans un grand éclat de rire…

 

Les trois jeunes relèvent à peine. L’un d’entre eux a le sourire scotché aux lèvres. C’est Romain, l’élève de Gay-Lussac. Il explique à nouveau refuser de se voir assimiler lui et les siens à des « skins ou des néo-nazis » : « On est nationalistes. On a l’amour du drapeau, c’est tout ». La jeune fille qui l’accompagne, veste Lonsdale et croix en strass façon Madonna autour du cou, entreprend quelques pas de danse et finit par ajouter son grain de sel : « La presse met de l’huile sur le feu, grossit les choses. Elle dit qu’on est des néo-nazis, qu’on “tape” des “sieg” (« sieg heil », le salut hitlérien, ndlr), mais c’est faux ! »

 

À Chauny, le « c-est-pas-nous-les-responsables-c-est-les-autres » est presque un art. Et pas seulement pour les jeunes, qu’ils fassent d'ailleurs partie d’un camp comme de l’autre. Ils ont apparemment été à bonne école : les adultes chaunois, face à ces événements, savent eux aussi se renvoyer copieusement la balle…

Activité économique en déconfiture, tensions raciales, Front national en embuscade, autorités locales se renvoyant la balle: bienvenue à Chauny, bienvenue dans une France en crise en modèle réduit, la France de Sarkozy…



(photos G.A.)
(photos G.A.)
Dans la France en crise version modèle réduit qu’est Chauny, c’est le règne du « c-est-pas-nous-les-responsables-c-est-les-autres ». À commencer du côté des responsables locaux du Front national vers lesquels tous les regards convergent. L'équation est simple : parmi les jeunes « nationalistes » prenant part aux échauffourées, deux personnalités se détachent, celles de Mario et Lucie Luisetti, deux adhérents du FNJ pas comme les autres puisqu’ils sont aussi les enfants du « patron » du FN chaunois, Jean-Jacques Luisetti.

Pour lui, tout ça n’est qu’amalgame : « Je suis le responsable du coin du Front, mon fils et ma fille sont au FNJ, alors le raccourci est vite fait. Mais le FN n’a rien à voir là-dedans. » D’ailleurs, selon lui, si certains pointent du doigt l’organisation frontiste, « c’est normal, explique-t-il, parce qu’on a essayé de faire une liste aux municipales et ça, ça ne plaît pas. » Des propos auxquels adhère Didier Petitjean, responsable du FNJ dans l’Aisne et qui, début septembre, évoquait dans la presse la création à Chauny d’une « association contre le racisme anti-blanc ». Wallerand de Saint-Just, responsable départemental du Front, avocat de Jean-Marie Le Pen mais aussi des Luisetti, tient peu ou prou le même discours, mais assure que « le FN ne cherche pas à faire de Chauny un nouvel Hénin-Beaumont. »

«Il s’agit en vérité d’autodéfense»

La France en crise, modèle réduit: bienvenue à Chauny (2/3)

Il n’empêche. Même si le FN nie vouloir instrumentaliser les jeunes « nationalistes », un tract intitulé « Halte aux agressions » (voir ci-contre) et se proposant de rétablir la « vérité » sur les événements qui agitent la petite commune de l’Aisne peut laisser entendre le contraire. Ledit tract se termine par un « coupon » que peuvent remplir ceux qui souhaiteraient rejoindre les rangs du Front national. « Tous les soirs, à Jean Macé ou à Gay-Lussac, explique le texte, les jeunes filles sont systématiquement insultées, provoquées, agressées par une racaille nombreuse, toujours les mêmes, stationnant aux portes des lycées après avoir zoné toute la journée en ville. Tous les soirs, il faut venir protéger ces filles et leur permettre de rentrer chez elles sans trop d’encombre. Ce sont leurs frères, leurs amis qui s’en chargent. (…) Il s’agit en vérité d’autodéfense, toutefois, comment faire autrement lorsque les crapules sont aussi nombreuses et lorsque les autorités ont autant baissé les bras. »


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Même si les chiffres de la délinquance (en baisse sur les premiers mois de 2009) plaident en faveur de l’équipe municipale en place, même si cette dernière estime avoir fait sa part du boulot en investissant en masse dans ce qu’elle tient à appeler la « vidéoprotection », elle semble en effet un peu dépassée et bien incapable de venir à bout des rixes entre jeunes. C’est un fait.

 

Et de son côté aussi, c’est le règne du « c-est-pas-nous-les-responsables-c-est-les-autres » : « Les parents d’élèves se demandent ce que fait la Ville ?, explique Jean-Pierre Liefhooghe, premier adjoint au maire divers droite de Chauny, Mais on ne demande pas à une collectivité de faire ce qu’elle ne peut pas : la sécurité d’une commune est de la compétence de l’Etat. » Et pour Jean-Pierre Cazé, l’adjoint à la sécurité, de rebondir : « C’est d’abord aux parents de prendre en charge leurs enfants. D’autant plus que la plupart de ceux qui sèment le désordre ne sont pas des enfants de Chauny. Ils ne sont même pas scolarisés ! »


«Dans cette histoire, nous sommes victimes»

La France en crise, modèle réduit: bienvenue à Chauny (2/3)

Mais les élus ne se contentent pas de renvoyer la balle — assez justement d’ailleurs – aux parents. Pour le premier adjoint au maire, la justice a sa part de responsabilité : « Quand certains prennent 100 heures de Travail d’intérêt général en 18 mois, ça fait quoi ? 5 heures 30 par mois. C’est ridicule ! » La faute aussi, d’après lui, aux « autorités éducatives » : « Elles doivent faire leur boulot. Mais où sont-elles les équipes éducatives ? »

 

Elles semblent en effet quelque peu gênées aux entournures et préfèrent se faire discrètes : « Nous n’avons pas de commentaires à faire. Ce n’est pas que nous fassions obstruction, explique Cédric Cardoso, proviseur adjoint de Gay-Lussac, mais c’est que nous nous sommes déjà assez exprimés dans la presse locale. » Et la réponse du maître des lieux, le proviseur Jacques Tabary, dans les colonnes du journal L’Union,  peut finalement se résumer en deux phrases : « Il n'y a aucun règlement de compte au sein du lycée » et « dans cette histoire, nous sommes victimes ». Bref, encore et toujours le fameux « C-est-pas-nous-les-responsables-c-est-les-autres »…

 

Un discours que Karim Chafi estime avoir trop entendu de la part des autorités. Pendant quelques années, ce père de famille de 31 ans a dirigé l’association AJIR, une association née du désir de faire bouger la Résidence, le quartier « mal réputé » de Chauny. Jusqu’à ce qu’il finisse par la dissoudre : « On a voulu faire de moi le représentant d’une communauté que je ne suis pas. On m’a accusé de faire de la politique avec cette association, de mettre de l’huile sur le feu. »

 

Aujourd’hui, l’association AJIR, n’est plus. Mais Karim Chafi garde en mémoire tous les actes racistes commis depuis près de deux ans. Certains plus que d’autres. Comme lorsqu’« une mère de famille s’est fait arracher son voile » ou que « des tags avec des croix gammées ont été faits sur le mur de la mosquée » qu’il fréquente, une bâtisse anodine du quartier de la gare, aménagée en lieu de culte. Ou bien encore lorsqu'un ami s'est fait agressé lors d'un jogging : « Les gendarmes ont perquisitionné et ont trouvé chez un des agresseurs un drapeau avec une croix gammée... » Lui explique s’être tourné vers la mairie, avoir écrit aux ministres de la Justice et de l’Intérieur de l’époque (Rachida Dati et Michèle Alliot-Marie), au MRAP, à la LICRA, à SOS-Racisme et au Collectif contre l’islamophobie en France. À l’en croire, seul ce dernier interlocuteur aurait réagi. « Je sais, ça fait un peu communautariste », confesse gêné Karim Chafi…


«La crise explique, mais n’excuse pas tout»

Désormais, il en est à se dire qu’il est « trop tard pour que les autorités réagissent ». Et, sans y croire vraiment, explique « songer, avec sa femme, à quitter Chauny » même s’ils viennent tout juste de construire. Il sait, dit-il, que la « montée de l’extrême droite et du néo-nazisme en Picardie comme ailleurs » se nourrit de la « misère sociale » : « Derrière les petits, il y a des adultes. Ils prennent des jeunes en difficulté, issus de familles très pauvres. La crise, ça explique certaines choses… Ça explique, mais ça n’excuse pas tout... »


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La crise explique en effet certaines choses. Et dans ce petit concentré de France qu’est Chauny, les premières conséquences vraiment visibles de la crise commencent tout juste à faire leur apparition. L’entreprise Nexans, « la Thomson » comme l’appellent certains anciens, une institution à Chauny depuis 1922, est en passe de fermer ses portes, laissant sur le carreau 220 employés et presque autant de famille… Jean-Jacques Luisetti leur a rendu visite. D’après lui, cinq à six salariés auraient pris ou seraient en passe de prendre leurs cartes au FN. « On ne cherche pas la misère des gens pour faire des cartons », se défend le responsable du FN chaunois.

 

Avant la crise, ici, le FN était au point mort mais se portait déjà très bien dans les urnes : 17,43% pour Jean-Marie Le Pen à la présidentielle de 2007, soit 2 points de plus que sur l’ensemble de la région picarde, 7 points de plus qu’au niveau national. Maintenant, il y a la crise, il y a Nexans et les autres entreprises qui peut-être suivront. Bienvenue à Chauny, bienvenue dans une France en crise, modèle réduit…

Activité économique en déconfiture, tensions raciales, Front national en embuscade, autorités locales se renvoyant la balle: bienvenue à Chauny, bienvenue dans une France en crise en modèle réduit, la France de Sarkozy…



(photos: G.A.)
(photos: G.A.)
Devant les grilles de Nexans, les palettes en bois partent en fumée. À la lueur du brasier, un ouvrier s’échine à arracher une à une les banderoles accrochées de part et d’autre de l’entrée. Pas rassasié, il file à l’intérieur chercher un carton rempli de centaines de petits papiers sur lesquels il est écrit en lettres capitales : « REFUSÉ », « RÉAFFECTATION », « A NETTOYER ». Il les saisit par poignées entières et les jette en l’air. La chaleur des flammes les fait monter dans le ciel. Mais invariablement, ils finissent par retomber au sol. Le carrefour devant l’usine en est jonché.
« C’est rien, glisse un collègue, il est juste en colère. » Une colère compréhensible. Depuis plus de deux mois, l’usine Nexans de Chauny est à l’arrêt et, avec elle, les 220 employés du site. L’annonce est tombée, sans prévenir, le 17 septembre dernier en fin de matinée : Nexans France veut licencier 387 personnes sur l’ensemble du groupe et fermer l’usine picarde. « La seule explication qui nous a été donnée, explique Christophe Stevens, délégué CGT, c’est que nous étions en surcapacité ». « On produisait trop et trop bien », traduit un ouvrier.

Depuis des lustres aussi. Nexans, ici, c’est plus qu’une usine, c’est une institution. Depuis 1922, de génération en génération, alors que l’entreprise changeait de nom au gré des propriétaires (Thomson, Alcatel puis Nexans...), les habitants de Chauny et des environs se sont succédés derrière ses machines. Et ils sont fiers du travail accompli : des kilomètres et des kilomètres de câbles en cuivre, notamment pour l’industrie automobile et aéronautique, sont nés à Chauny. Des fils « aussi fins que des cheveux » se plaisent à répéter les ouvriers.
Une fierté à la hauteur du choc ressenti à l’annonce de la fermeture de l’usine. Ils n’ont rien vu venir et ont du mal, encore aujourd’hui, à accepter la décision de la direction du groupe : « Si encore, c’était une boîte qui allait mal, on l’admettrait. Mais là… », confie Sébastien Dahler, entré chez Nexans il y a onze ans comme tréfileur. « Là, c’est dégueulasse, honteux et révoltant. Ils se foutent de l’humain », poursuit son épouse Carole, bibliothécaire à l’optimisme indéfectible et qui est de ceux qui animent le Comité de soutien aux Nexans.
S’ils n’ont rien vu venir, c’est en partie parce que le site picard jouit d’une certaine réputation : la « coulée continue » de Chauny (l’unité de production où le cuivre est fondu, ndlr) est considérée comme la première d’Europe et la deuxième du monde. Mais c’est aussi parce que la direction a continué à faire des investissements sur le site : en attestent les fosses aménagées, il y a peu, pour accueillir de nouvelles machines.

«Il faudrait qu’on fasse comme si on vivait au pays d’Amélie Poulain?»

La France en crise, modèle réduit: bienvenue à Chauny (3/3)
Elles ne viendront pas. En revanche l’amertume, elle, est bien là. L’amertume de ceux qui ont l’impression de s’être fait avoir. C’est le sentiment de Christophe Stevens et de bon nombre d’ouvriers. D’après le représentant CGT, Nexans aurait « sciemment » mis en péril le site : « Notre activité a chuté quand ils nous ont interdit de travailler avec des clients extérieurs au groupe… »
Ce dont il est sûr en revanche, c’est que le site de 12 hectares ne trouvera pas repreneur. Aujourd’hui, pour lui, le combat est ailleurs : à commencer par la négociation d’une « supra-légale » à la hauteur des attentes des ouvriers. Les Nexans demandent en effet 120 000 euros d’indemnités de préjudice. « Excessif ? Non, ce n’est pas excessif, affirme Carole Dahler, Ce qui est excessif, c’est de licencier 220 employés du jour au lendemain. Il faudrait qu’on ne dise rien ? Il faudrait qu’on fasse comme si l’on vivait au pays d’Amélie Poulain, le pays où tout va bien ? Et qu’on dise au revoir à notre industrie ? Qu’on se mette à faire dans le tourisme ? Qu’on fasse visiter nos usines comme d’autres font aujourd’hui visiter les mines ? »

Chauny est loin d’être le « pays d’Amélie Poulain ». La compagne d’un des employés de Nexans s’est suicidée peu de temps après l’annonce de la fermeture. « Ce n’est pas l’élément déclencheur, mais ça y a contribué », confient les gens sur place. Et l’avenir pourrait très bien n’avoir vraiment rien à voir avec un film de Jean-Pierre Jeunet : les Nexans de Chauny ont en leur possession un véritable trésor de guerre qu’ils comptent bien mettre dans la balance des négociations. Des tonnes de fils de cuivre consciencieusement entreposés sur le site, mais aussi des machines. L’usine est couverte de graffitis : des « euros ou ça brûle » ! Une énorme bombe a même été dessinée sur le bâtiment qui fait face à l’entrée. Christophe Stevens le reconnaît d’ailleurs sans détour : jusqu’à présent, il n’y a pas eu de « débordements », mais d’ici quelques jours, quand les gars ne toucheront plus leur paye…

«On sait bien qu’il existe un noyau d’employés que l'on n’arrivera pas à reclasser»

La France en crise, modèle réduit: bienvenue à Chauny (3/3)
Viendra ensuite le temps du reclassement : « Pour ceux qui étaient fondeurs ou tréfileurs, il n’y a pas de perspectives de retrouver un poste identique, affirme le responsable CGT, Beaucoup veulent se lancer comme artisans dans la plomberie, le chauffage ou l’électricité. Je leur souhaite de réussir, mais ce sont des secteurs bouchés. On va les mettre où ces gens-là ? C’est comme envoyer quelqu’un en formation à 50 ans, c’est compliqué. On sait bien qu’il existe un noyau d’employés de Nexans que l'on n’arrivera pas à reclasser. » Mais il n’y a pas que les 220 employés du site. Il faut aussi avoir à l’esprit les emplois induits, soit près de 80 personnes. « Pour eux, c’est encore plus dramatique, constate Christophe Stevens, ils n’ont même pas droit à la protection qu’offre un Plan de sauvegarde de l’emploi », l'expression un brin orwélienne pour désigner les nouveaux plans sociaux.

Les conséquences de la fermeture de Nexans sur l’économie locale sont difficiles à appréhender. Mais elles ne doivent pas être sous-estimées. Loin de là. Pour se faire une idée (même faussée), quand il existait encore une taxe professionnelle (sic), celle que versait Nexans s’élevait à 2,2 millions d’euros, soit un tiers de la somme collectée auprès des entreprises chaunoises et près de 20% de la somme totale dont pouvait jouir la communauté de communes à laquelle appartient la ville.


La France en crise, modèle réduit: bienvenue à Chauny (3/3)

Quoi qu’il en soit, cette fermeture intervient alors que le tissu économique et social ne se porte pas au mieux. Chauny n’est pas spécialement pauvre, ni même spécialement riche. C’est une commune dans la moyenne nationale : même si 150 d’entre eux payent l’ISF (ce qui est élevé au prorata de sa population), la moitié des ménages ne sont pas imposables. Mais avec la crise, les commerçants « tirent la langue »« Moins 20% » annoncent certains restaurateurs. Les ventes immobilières connaissent quelques frémissements mais « avec des prix réévalués à la baisse », confie un agent du secteur. EDF et France Télécom se sont fait la malle. Beaucoup craignent pour l’avenir de Rohm and Hass, l’autre grosse usine chaunoise. Et les services publics peu à peu désertent les lieux : la DDE qui disposait d’un entrepôt et de bureaux est partie, le tribunal d’instance fait ses cartons, et régulièrement le déplacement de son hôpital — le plus gros employeur de la commune — est évoqué.

Avec une économie en berne, une extrême droite aux aguets et une recrudescence des tensions entre communautés, Chauny ressemble trait pour trait à beaucoup d’autres communes françaises. Chauny, ce n’est pas, c’est certain, le « pays d’Amélie Poulain ». Mais ce n’est pas non plus une commune pire que les autres. Elle est tout simplement le reflet d'une France en crise en cette fin d’année 2009.
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Dernière mise à jour de cette page le 03/12/2009
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