Un analyste d'agence témoigne: dégrader la Tunisie est honteux !

Marianne2. Le 21 janvier 2011 par Emmanuel Lévy

 

La Tunisie a subi à son tour la dégradation de la note de sa dette. Marianne a voulu comprendre ce qui ressemble à une double peine. Pour cela, nous avons interviewé un analyste qui fut encore récemment en charge de la Tunisie pour l'une des agences de notation. Sous couvert d'anonymat, il détaille ce qui fut son travail et critique des agences de notation en pleine déconfiture. Car pour lui: la Tunisie n'aurait pas du être dégradée.



Un analyste d'agence témoigne: dégrader la Tunisie est honteux!
A peine quarante huit heures après sa constitution, la nouvelle équipe gouvernementale en place à Tunis devra, en plus des difficultés au quotidien de la population, faire face à la défiance des marchés. Et plus précisément des agences de notation. Après avoir jeté de l’huile sur le feu de la crise irlandaise et grecque, leurs torches se tournent désormais vers la Tunisie.

Si Fitch et Standard & Poors ont d'ores et déjà placé la note de la dette souveraine de la Tunisie sous «surveillance négative», Moody's n’a pas hésité mercredi 19 janvier à la dégrader de « Baa2 à Baa3 ». L’agence justifie sa décision par «l'instabilité du pays, due au récent changement inattendu du régime, résultant d'une crise politique qui a débuté par des émeutes sociales» ainsi que «Les importantes incertitudes économiques et politiques (qui mettent) en danger la stabilité du pays».

Pour comprendre le fonctionnement de ces agences, Marianne a demandé à un économiste qui avait jusqu’il n’y a pas longtemps en charge la notation de la Tunisie au sein de l’une de ces agences. Sous couvert d’anonymat, il nous décrypte son travail et critique sévèrement la vitesse et la précipitation de la dégradation.

L'interview

Marianne : Avant de nous donner votre analyse du choix de dégrader la note tunisienne, pouvez-vous nous décrire en quoi consistait votre travail ?

Tout d’abord, cette activité n’est pas bénévole. Le gouvernement, en fait la Banque centrale de Tunisie verse plusieurs dizaines de milliers de dollars annuels pour qu’une agence apprécie la situation du pays. 

Concrètement, pour ce pays nous nous déplaçons à deux analystes, un senior et un junior. Le travail se déroule sur trois jours durant lesquels nous sommes amenés à voir les ministres de l’économie, des finances, du commerce extérieur, le gouverneur de la banque centrale, les ambassadeurs des grands pays, comme celui des Etats-Unis. Voilà pour le coté constant. Pour ce qui est plus particulier à la Tunisie, nous voyons en plus l’ambassadeur de France, et pour la petite histoire, le ministre de l’intérieur, que l’on écoute de loin.

Nous rentrons et élaborons un rapport qui est ensuite présenté aux autres analystes de l’agence. La note est ensuite arrêtée. Puis, elle est communiquée au gouvernement, avant d’être rendue publique. Je me souviens ainsi de m’être fait enguirlander par le ministre de l’économie qui espérait une amélioration de la note de la Tunisie, ce que je n’avais pas fait.

Marianne : Comment jugez-vous la dégradation opérée par Moody’s ?

En un mot : scandaleux. L’exemple tunisien est flagrant d’une dérive des agences de notation. Elles auraient du dire « Attention, il y a certes instabilité, mais historiquement, la Tunisie opère ses transitions politiques sans risque pour les investisseurs ».

Cela a toujours été le cas. La Tunisie n’a jamais fait défaut, ni sur ses dettes d’Etat, ni sur ses dettes locales. Elle a toujours payé rubis sur l’ongle. L’indépendance s’est déroulée dans un certain calme. La transition de Bourguiba à Ben Ali ne fut pas sanglante, et s’est faite sans impact économique majeur. Le pragmatisme politique tunisien s’est encore une fois illustré quand l’armée a changé de cheval, et a mis Ben Ali dans un avion. Bref le risque politique est faible, voir nul.

Passons au risque économique. La situation économique et financière du pays s’est-elle dégradée? En rien. Les avantages de ce pays demeurent intacts : une réactivité impressionnante aux évolutions du business, et un fort capital humain (une bonne formation de la population). Sa dette est faible : 39% du PIB, deux fois moins que la France. Mieux, la Tunisie n’a jamais eu recours aux ressources du FMI, ce qui lui laisse en plus une cartouche supplémentaire dans son fusil.
Bref, le risque économique est tout comme le risque politique, nul.

Conclusion, les agences ne notent plus les fondamentaux…


Marianne : Pourquoi ?

Les agences sont tombées dans un travers qui menace leur existence. Elles protègent avant tout leur réputation au lieu de faire leur travail qui consiste à analyser les risques à long terme susceptibles de remettre en cause le remboursement de la dette. Qu’il y ait eu des problèmes en Irlande comme en Tunisie, cela n’avait échappé à personne. Mais en choisissant de dégrader ces deux pays les agences sont en contradiction avec leurs principes.

Je viens de l’expliquer pour la Tunisie.

L’affaire irlandaise est tout aussi exemplaire. Malgré la garantie de sa dette par la Banque centrale européenne et le FMI, les agences ont dégradé l’Irlande. Absurde. 
On arrive donc à une situation où 15 types dans un bureau votent une défiance à deux institutions aussi solides que la Banque centrale de l’Union et le Fonds.

Cela se ressent jusqu'au sein des agences qui souffrent d’une fuite des cerveaux. Rien qu’à Moody’s, trois directeurs chargés justement de noter les dettes souveraines ont successivement claqué la porte. Où est la mémoire, l’historique des analyses des pays, quand règne une telle incertitude ?

La question est donc : pourquoi les gens continuent de faire confiance à ces entreprises ?

Elles ne voient jamais les crises avant qu’elles ne se produisent, comme dans l’affaire des subprimes. Ou pire, elles les enveniment comme c’est le cas avec la dégradation de la Grèce ou de l’Irlande, et cette fois encore avec la Tunisie.


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