Rue89. 7 janvier 2010 par Julien Martin
Rue89 publie les bonnes feuilles de « Copé l'homme pressé », qui démonte les conflits d'intérêts de l'avocat et député UMP.
Pas avare en écriture de bouquins aux titres aussi hilarants que « Promis j'arrête la langue de bois » (Hachette Litterature, 2006) ou « Un député, ça compte énormément » (Albin Michel, 2009), Jean-François Copé n'avait jamais eu les honneurs d'un livre consacré à sa personne. C'est désormais chose faite avec « Copé l'homme pressé » (L'Archipel, 2010) que les journalistes de La Croix Solenn de Royer et de l'AFP Frédéric Dumoulin publient ce jeudi.
Un portrait sous-titré « enquête sur celui qui veut la place de Sarkozy ». Son parcours est décortiqué avec force anecdotes, de son passage à Sciences-Po, où il répétait à l'envi « quand je serai Président… », à la place dorée qu'il s'est forgée à l'Assemblée, en tant que président du groupe UMP. De la bataille de 1995 entre Copé le chiraquien et Sarkozy le balladurien jusqu'aux joutes qui l'opposent aujourd'hui au secrétaire général de l'UMP Xavier Bertrand. Objectif 2017, voire 2012 « s'il y a un accident », de son propre aveu.
L'ouvrage révèle notamment le « conflit d'intérêts » dans lequel se serait retrouvé Jean-François Copé, qui mélange les casquettes de collaborateur au cabinet d'avocats d'affaires Gide-Loyrette-Nouel, de député-maire et d'ancien ministre du Budget. L'intéressé se serait servi de son influence de président de groupe pour enterrer une proposition de loi qui gênait son cabinet. Rue89 publie en exclusivité les bonnes feuilles sur le sujet.
Le patron des députés UMP se voit ainsi reprocher de jouer de ses contacts et de son influence pour contenir le projet de fusion entre les Conseils en propriété industrielle (CPI) et les avocats. Un bref rappel historique s'impose. Actuellement, la profession d'avocat est incompatible avec celle de conseil en propriété industrielle. Les CPI - des ingénieurs la plupart du temps - ne peuvent pas plaider leurs dossiers et doivent faire appel à des avocats qui interviennent en second rideau. Un projet d'unification des deux professions est réclamé depuis longtemps par les CPI et le Conseil national des barreaux (CNB), afin de donner plus de visibilité à la profession.
En septembre 2007, devant le CNB, la garde des Sceaux, Rachida Dati, se déclare plutôt favorable à la fusion : « Si vos deux professions veulent ce rapprochement, si elles s'entendent sur ses modalités, je suis prête à vous soutenir. » Un an plus tard, à l'automne 2008, le CNB et la Compagnie nationale des conseils en propriété industrielle (CNCPI) optent de conserve pour le rapprochement. Cette fusion, estiment-ils, va permettre une meilleure compétitivité face à la concurrence des cabinets étrangers qui, eux, assurent des prestations pour l'acquisition de droits, mais aussi pour leur défense devant les tribunaux.
Tout serait donc très simple si cette fusion n'était pas dans le collimateur d'adversaires acharnés : les gros cabinets d'avocats parisiens notamment, qui redoutent qu'une fusion avec les CPI réduise leurs parts de marché. L'Association des avocats en propriété industrielle (AAPI) s'oppose ainsi catégoriquement au projet. Un temps, l'AAPI a été présidée par un associé du cabinet Gide-Loyrette-Nouel : Grégoire Triet, spécialisé dans le droit des brevets et des marques. C'est Gide qui fait travailler la plus grosse équipe française d'avocats spécialisés dans ce domaine. S'il a passé la main à la tête de l'AAPI, Triet reste à la pointe du combat anti-fusion. (…)
En juin 2008, la Chancellerie envisage de faire passer cette fusion entre avocats et CPI par voie d'ordonnance. C'est sans compter la détermination des opposants, qui se mobilisent et mènent un intense travail de lobbying. Antoine Gosset-Grainville, ancien avocat du cabinet Gide, s'y oppose depuis Matignon… avant de se mettre en retrait sur ce dossier. « Il s'agissait d'un sujet trop sensible pour passer par ordonnance, justifie-t-on à Matignon. Ce sujet relevait de la compétence du Parlement. » Exit donc l'ordonnance.
Le projet revient inopinément à l'automne 2008 : le sénateur centriste François Zocchetto, avocat et membre de la commission Darrois, l'introduit dans la proposition de loi dite « Béteille » qui réglemente certaines professions du droit. La Chancellerie est prise de court, mais la machine est lancée : le texte doit être examiné par les sénateurs en séance le 20 janvier 2009, un mardi. C'est alors que Jean-François Copé entre en scène.
Dans la semaine précédant l'examen, le puissant patron des députés UMP appelle Rachida Dati pour lui demander de recevoir en urgence Grégoire Triet et le successeur de ce dernier à la tête de l'AAPI, Gérard Delile. Fers de lance des anti-fusion, les deux avocats sont reçus place Vendôme dès le lundi, à la première heure. Ils sont accompagnés de trois autres avocats, eux aussi hostiles à la fusion. Mis au courant, la CNCPI et le CNB sont furieux. Et dénoncent, en privé, le « lobbying » mené par Copé auprès de la ministre à la veille de l'examen du texte.
Pour autant, ce rendez-vous ne modifie pas la position de Rachida Dati, qui défend la fusion en séance. Le texte est voté par le Sénat. Un véritable camouflet pour l'AAPI, mais aussi pour Gide. « Copé aurait pu tuer le projet bien avant janvier 2009, analyse le lobbyiste Fabrice du Repaire, qui travaille pour la CNCPI. J'ai l'impression que son intervention auprès de Dati, juste avant l'examen du texte, était de sa part un service minimum et contraint. Il ne faut pas oublier qu'entre Gide et lui, il y a un lien de subordination employeur-employé. »
La commission Darrois rend ses conclusions à Nicolas Sarkozy en avril 2009. À son tour, elle se prononce en faveur de la fameuse fusion. Trois mois plus tôt, le groupe UMP, missionné pour réfléchir à la modernisation des professions du droit, a rendu les mêmes conclusions : « Le groupe UMP est favorable à ce rapprochement des deux professions à condition que les niveaux de qualification soient identiques entre les CPI et les avocats », écrivent les députés Christine Marin et Jean-Pierre Marcon. Les deux élus étaient missionnés par… le patron du groupe UMP, Jean-François Copé. Les partisans de la fusion se félicitent.
Leur projet est sur la bonne voie : la garde des Sceaux y est favorable, Darrois aussi et le groupe UMP de l'Assemblée approuve. Au lendemain de la remise du rapport Darrois, le président de la CNCPI, Christian Derambure, « souhaite que l'Assemblée se saisisse dans les meilleurs délais de la proposition de loi déjà adoptée au Sénat, afin que l'unification devienne une réalité ».
À ce stade, Copé devient incontournable. Patron du groupe UMP, c'est en partie de lui que dépend l'inscription ou non à l'ordre du jour de l'Assemblée du texte Béteille. Alors qu'il a officiellement approuvé le rapport UMP, Copé fait savoir son opposition catégorique à la fusion, dont le cabinet qui l'emploie est l'un des plus farouches adversaires. Interrogé par les auteurs, il reconnaît avoir été sensibilisé - et « convaincu » - par Grégoire Triet. « J'en ai parlé avec Triet, un type très bien. Il m'a dit : “Je te l'assure, cette fusion est imbécile.” Il fait partie des gens qui m'ont convaincu du truc », explique-t-il depuis New York, où il est parti donner une conférence sur la crise. Les pro-fusion viennent eux aussi plaider leur cause auprès du patron des députés UMP. En vain. Devant eux, Copé va jusqu'à s'irriter. (…)
Les cartes sont rebattues en juin 2009 quand Michèle Alliot-Marie succède à Rachida Dati à la Chancellerie. Mais la nouvelle ministre, au grand dam des pro-fusion, enterre le projet à peine nommée. Le 28 septembre 2009, devant le CNB, elle botte en touche : « La question est controversée, dit-elle, elle mérite une réflexion approfondie. N'attendez pas de moi que je tranche aujourd'hui […]. La fusion n'est pas l'alpha et l'oméga du rapprochement des professions. D'autres pistes méritent d'être explorées. » Quelques jours plus tôt, MAM a déjeuné avec… Jean-François Copé.
Pour les pro-fusion, le rôle de Copé est parfaitement établi. Et pose problème. « Je ne sais pas ce qui influence ses prises de position, note prudemment le président d'une grosse organisation professionnelle. Je constate simplement les faits : Copé est opposé à la fusion, il est membre d'un grand cabinet d'avocats opposé à la fusion. » Un autre acteur du dossier renchérit : « Le problème, c'est qu'il est juge et partie. Par son poste, il est décisionnaire. Il n'y a que lui qui puisse inscrire un texte à l'ordre du jour ou au contraire l'enterrer. »
Des arguments qui exaspèrent le patron des députés UMP. « Pour moi, cette fusion est inutile, se défend-il. Elle apporte quoi ? Les ingénieurs n'ont pas de formation juridique. Mais il n'y a rien de “gidien” dans ma position. J'ai certes vu Triet, mais j'ai vu aussi les partisans de la fusion. Je ne vais pas m'interdire d'avoir une idée sur la profession du droit, au motif que je suis avocat. Je ne vais pas dire que la fusion est intelligente alors que je la trouve c… ! De toute façon, j'assume. Comme un grand. Il ne faut pas avoir peur de tout tout le temps ! » Fermez le ban.
À la Chancellerie, on sait à quoi s'en tenir : « Le texte a été voté au Sénat, il a fait la moitié du chemin, confie un conseiller de la ministre. Reste à savoir s'il sera un jour inscrit à l'Assemblée. Pour cela, la position de Copé est déterminante. Pour l'instant, il s'y oppose. C'est bien ennuyeux. »
► « Copé l'homme pressé » de Solenn de Royer et Frédéric Dumoulin, L'Archipel, 07 janvier 2010, 352 pages, 19,95 euros.
► Photo : Jean-François Copé en septembre à Seignosse (Audrey Cerdan/Rue89).
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