L'Humanité. 20 mai 2009
Rouen (Seine-Maritime), envoyée spéciale.
Parce qu’il faut remonter loin dans le temps pour trouver un prix aussi bas, Arnold Puech d’Alissac compte en francs. « À monnaie courante, le prix qui nous a été payé en avril est le même que celui de 1969, à savoir 1,38 franc le litre de lait. » Ramené à l’euro, cela donne environ 20 centimes. « Quel salarié saurait vivre aujourd’hui avec le SMIC de 1969 ? » poursuit le président de l’Union syndicale agricole de Seine-Maritime, perché, dos à la nuit, sur un camion-citerne. Un petit millier de producteurs de lait écoute en silence. Rien ne moufte, sauf les claques qui ponctuent le discours et les quelques pétards dont l’écho rebondit sur les colonnes de la préfecture de Rouen. Il n’est pas loin de minuit, lundi soir. Vers 20 heures, les manifestants ont amené les tracteurs et les bennes. Ils ont alimenté des feux à même les pavés et ils ont attendu la fin de l’entrevue programmée avec le préfet, dans le calme, malgré l’angoisse et la colère. Tous ont reçu leur « paye du lait » du mois avril. Ils n’ont pas seulement perdu de l’argent : ils ont perdu la garantie de conserver leur exploitation.
900 euros par mois
De mémoire de laitier, jamais on n’avait eu à encaisser une telle dégringolade. Il faut dire que, jusqu’à l’an dernier, les syndicats majoritaires avaient leur mot à dire dans la négociation des prix. Depuis 1936, une interprofessionnelle rassemblait industriels, coopératives et producteurs qui, ensemble, en discutaient le montant. En mai 2008, la direction des fraudes jugeait le procédé nuisible au principe de libre concurrence et le gouvernement y mettait fin. Les entreprises fromagères devenaient libres de fixer les tarifs à leur guise.
Combiné à la dérégulation des marchés agricoles en Europe, depuis un an, le prix du lait fluctue comme jamais.
Si tous s’attendaient à le voir baisser, personne n’avait envisagé une telle chute. La tonne de lait perd 30 % de sa valeur par rapport à l’an dernier. De 305 euros en avril 2008, elle passe à moins de 210 euros en avril 2009. C’est un tiers du chiffre d’affaires qui s’écroule. Et, pour beaucoup, 100 % du revenu qui disparaît, quand, pour trois euros gagnés, les producteurs en consacrent au moins deux aux charges et aux investissements. Engrais, matériels, comptabilité, alimentation des bêtes… « Sur 90 000 euros de chiffre d’affaires par an, je n’en dégage que 10 000 pour mon salaire, soit moins de 900 par mois », décortique Frédéric Leroux. Ils seront entièrement avalés par la baisse. « Je vais perdre environ 1 200 euros par mois… »
Afin de mettre son installation aux normes environnementales, il a contracté un emprunt de 75 000 euros pas plus tard que ce mois-ci. Ses traites mensuelles avoisinent 1 000 euros. « Et j’en ai pour dix ans… » Agrandissement des stabulations, installation de fosses à lisier, maintien de l’herbe… « On a râlé, mais on a fait les efforts exigés par l’Europe », ajoute François Fihue, président de la Chambre d’agriculture du département. « Aujourd’hui, on nous demande de travailler à perte. » Alors que les politiques les ont par ailleurs poussés à s’agrandir, le sentiment de s’être fait rouler dans la farine prévaut. « J’ai commencé il y a vingt-cinq ans avec 30 vaches, explique un gars qui ne veut pas dire son nom. Mon revenu baissait, mes charges augmentaient. J’ai investi pour augmenter ma production. » Il a aujourd’hui 60 vaches et un emprunt de 150 000 euros qu’il n’aura pas fini de rembourser avant quatre ans. « 1 200 euros par mois, alors que la baisse des prix m’en fait perdre plus de 2 000. » Aucun ne sait s’il passera l’année.
Mardi dernier, ils se lançaient dans l’occupation des usines, nombreuses et bien portantes dans leur département. Danone, d’abord, puis Senoble et Lactalis. La première cédait un préaccord. « 10 euros de plus par tonne nationalement, 10 euros de plus par tonne pour leurs fournisseurs de la Ferrière et 20 euros d’acompte de trésorerie », énumère Arnold Puech d’Alissac. Un premier pas d’autant plus important que c’est un leader du marché qui le fait. « Senoble a été obligé de suivre… » La guerre du lait n’est pas close. Eux demandent 305 euros aux 1 000 litres. Le juste prix de leur survie.
Marie-Noëlle Bertrand