photos : © Philippe Noisette
Dans la vallée de l’Orbiel, située à une vingtaine de kilomètres au nord de Carcassonne, certains légumes, plantes aromatiques ou escargots sont interdits de marché. Les taux d’arsenic y sont trop élevés. C’est un arrêté préfectoral de 1997, renouvelé tous les ans, qui le stipule. Cette dispersion d’arsenic, dans les terres et dans l’eau, est due à la longue exploitation des carrières et mines d’or – de la fin du 19e siècle à 2004 – situées en amont de la vallée, sur la commune de Salsigne. L’impact sanitaire, évalué par la DDASS et l’Institut national de veille sanitaire (INVS), se caractérise notamment par une surmortalité par cancers.
Arsenic partout, justice nulle part
Réunies au sein d’une association de riverains, plusieurs personnes ont déposé plainte contre X, il y a quatre ans, pour empoisonnement et mise en danger de la vie d’autrui. Un autre habitant, François Espuche, a également porté plainte en janvier 2008 pour les mêmes motifs. La première plainte collective a été classée sans suite au début de l’été. La seconde s’est perdue dans les méandres administratifs. Ces plaintes mettaient notamment en cause les services de l’État et les anciens exploitants des mines de Salsigne.
La première société qui exploite l’or, à partir de 1924, est franco-belge. Rachetée par des Canadiens au milieu des années 50, elle est ensuite récupérée par l’État en 1979, via l’entreprise publique BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières). Puis l’exploitation est confiée en 1992 à des capitaux australiens, français, allemands, américains et suisses répartis dans trois sociétés : la SNC Lastour, la SEPS [1] et la MOS (Mine d’or de Salsigne). Entre 1996 et 2000, ces trois sociétés sont successivement mises en liquidation judiciaire. La pollution qu’elles laissent sur place – sous forme de poussière d’arsenic essentiellement – s’étend sur un rayon de 15 kilomètres !
300 sites pollués et « orphelins » en France
Légalement, les entreprises ont une obligation de remise en état du site (article 34-1 du décret du 21 septembre 1977). Elles ont, par ailleurs, la responsabilité de l’élimination des déchets. Dans le cas de Salsigne, aucune d’entre elles n’a daigné répondre à ces obligations, malgré une convention pour le retraitement des déchets signé par l’État avec la SEPS en 1993. Cette société recevra près de 5 millions d’euros pour nettoyer partiellement le site. Elle y ajoutera en fait 23.000 tonnes de déchets supplémentaires, selon le rapport de la Cour des comptes. Pire : les procédures engagées par l’État contre la SEPS – dix arrêtés préfectoraux édictés entre 1996 et 1999 ! – restent sans résultat. Ses dirigeants seront finalement condamnés en avril 2000 par le tribunal de Montpellier à quatre mois de prison avec sursis. Mais pollution et risques de cancers demeurent...
Le site se retrouve « orphelin », ou « à responsable défaillant » en langage administratif. C’est-à-dire pollué, présentant des problèmes sanitaires avérés et dépourvu de responsable. Résultat : ces sites poubelles tombent dans le giron de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) à qui revient la tâche d’en assurer la sécurité, de surveiller d’éventuels risque de pollution puis de les nettoyer, comme le prévoit une circulaire du 7 juin 1996. Depuis quinze ans, 147 sites ont d’ores et déjà été traités, 70 autres sont en train de l’être, 44 sont dans les circuits administratifs préalables à la mise en chantier. Une trentaine devraient suivre d’ici à la fin 2010 (voir la carte des sites en cours de traitement). Soit, en quinze ans, près de 300 sites industriels laissés à l’abandon par des entreprises que l’État, donc le contribuable, doit prendre en charge !
Excavation ou confinement ?
« Les travaux de mise en sécurité constituent 80% de nos interventions, explique Patrice Philippe, chef du département friches urbaines et sites pollués de l’Ademe. Ce peut être la condamnation de l’accès à une infrastructure industrielle contenant des déchets ou des produits dangereux, la fermeture de bassins très profonds contenant des résidus pollués, etc. Viennent ensuite les opérations de diagnostic et de surveillance du milieu : qualité de l’eau, et de l’air ambiant, éventuels transferts vers des lieux d’habitation... Cela représente 15% de notre activité. Le troisième et dernier volet, c’est le traitement : les travaux de dépollution et de réhabilitation des sites. »
Le traitement de tels sites consiste soit à excaver – sortir les déchets – soit à confiner, pour limiter l’étendue de la dispersion des polluants. Si l’excavation est retenue, le traitement des milliers de tonnes de terres extraites de l’ancienne zone industrielle peut se faire sur place ou ailleurs. Avec les risques, pour cette seconde solution, que comprennent les allées venues de camions chargés de composés parfois très dangereux pour l’être humain et l’environnement, tels l’amiante, des acides, du cyanure, des hydrocarbures, des solvants chlorés, du PCB, ou des métaux lourds.
Des pesticides laissés aux bons soins des riverains en Alsace
À Wintzenheim, en Alsace, l’Ademe a ainsi dû trouver une solution pour débarrasser la nappe phréatique de résidus de lindane, un insecticide très puissant. Celui-ci provient des 700 tonnes de déchets entreposés dans l’ancienne gravière de la commune. La société productrice, une filiale de l’ancien groupe Péchiney, n’a jamais été inquiétée pour cette pollution et les dommages sanitaires qu’elle a causées sur les populations alentours. Et pour cause : la filiale a été mise en liquidation judiciaire en 1996. Les maisons mères, Péchiney en l’occurrence, ne sont pas juridiquement responsables des pollutions engendrées par leurs filiales [2]
Les deux solutions « type » de traitement des sites pollués ont été envisagées : l’excavation et le confinement. La première est chiffrée à plusieurs millions d’euros. Elle exige, pour protéger les habitants alentours des poussières de lindane, la mise en place d’une énorme bulle de protection, sous laquelle circuleraient camions et pelleteuses et dépollueurs équipés de combinaison de protection, via un sas de décontamination. C’est finalement la seconde solution – le confinement par une « géomembrane » – qui est retenue. Comme toujours, ou presque.
De l’amiante les jours de vent en Corse
« Un dôme d’étanchéité a été mis en place au-dessus de la décharge, de façon à dévier les eaux de pluie au-delà des déchets, pour qu’il n’y ait pas de contact. 10.000 m3 de terre ont été acheminés en six mois, détaille Denis Arndt, maire adjoint de Wintzenheim, en charge de l’urbanisme et de travaux. » Mais le dispositif n’empêche pas les eaux souterraines de ruisseler à travers les déchets. « À chaque fois qu’il y a des grosses pluies, les taux de lindane en aval immédiat de la décharge, sont alarmants », déplore Denis Arndt. « Il aurait fallu installer un mur tout autour de la décharge pour que les eaux souterraines ruissèlent en dessous... » Cela aurait allongé d’autant l’ardoise qui s’élève déjà à un demi-million d’euros ! Auxquels il faut ajouter les travaux de maintenance et de surveillance qui vont durer... ad vitam ! Merci Péchiney.
25 millions d’euros sont alloués, chaque année, au traitement des sites orphelins. La réhabilitation du site de Salsigne (nettoyage et démolition des bâtiments, excavation et/ou confinement des terres polluées, mise en place de thalweg et de plantation), étalée sur dix ans, a coûté, à elle seule, 23 millions d’euros. « Ce site est exceptionnel par son étendue, tempère Nadine Dueso, chef adjointe du service friches urbaines et sites pollués, ce qui explique le coût de la réhabilitation. Pour des sites semblables, comme la mine d’amiante de Canari en Corse (au nord de Saint-Florent, ndlr), nous sommes plutôt sur des budgets de 3 à 6 millions d’euros. »
Interrogé par Basta ! sur l’avancement des travaux de confinement de la mine, Armand Guerra, le maire de Canari, évoque une facture de 6 millions d’euros... seulement pour la première tranche. Il espère bien que la réhabilitation des 5.000 m² de bâtiments – dans lesquels, les jours de vent, on respire de l’amiante – suivra celle des terres dépolluées.
Vide juridique
Une fois les sites dépollués, l’Ademe peut se retourner contre les responsables – exploitant ou propriétaire – pour tenter de récupérer les sommes engagées. En réalité, comme le souligne un rapport de la Cour des comptes de 2003, l’Ademe a bien peu de chances de rentrer dans ses frais. Faire appliquer le principe pollueur/payeur est encore une gageure. « Si le site est remis en état avant la clôture de la liquidation judiciaire, nous arrivons parfois à récupérer un peu d’argent », explique Nadine Dueso. Mais c’est plutôt rare : « 99% des responsables auxquels nous avons à faire sont déjà en faillite », précise Guillaume Chapron, juriste de l’Agence.
Quant à la mise en cause du propriétaire, son fondement juridique est fragile. Le conseil d’État précise, dans une décision de 1997, que « le propriétaire actuel d’un site ne peut être tenu, en cette seule qualité, d’en assurer la dépollution ». La même année, la cour d’appel de Lyon affirmait le contraire. Sans aucun résultat en matière de paiement effectif. Pour le service juridique de l’Ademe, « le propriétaire n’est jamais responsable ».
Actionnaires et sociétés mères aux abonnés absents
Dernière possibilité : que l’État assigne en justice l’actionnaire ou les sociétés mères des exploitants défaillants. Le service juridique de l’Ademe s’est attelé à la tâche. En 2007, l’Agence a ainsi assigné Total devant le tribunal de commerce de Nanterre. Elle demandait le remboursement des sommes dépensées pour la maintenance d’une ex-décharge de déchets chimiques d’une de ses filiales, Elipol, mise en liquidation judiciaire en 1996. L’Ademe a été déboutée. « Le problème c’est qu’aucun texte n’oblige les actionnaires d’une société en faillite à assumer leurs devoirs de dépollution », déplore Guillaume Chapron. Le juriste se veut cependant optimiste sur le sujet, estimant que « la responsabilisation environnementale des maisons mères, c’est tout à fait dans l’air, au niveau national et au niveau européen. Il y a une conscience croissante du risque à ne pas se mettre en conformité sous prétexte que derrière, c’est l’Ademe qui dépollue. »
Instaurée en 2003, l’obligation d’information sur la nature et le niveau de pollution d’un site avant qu’il ne soit cédé ou mis en vente va dans le sens d’une responsabilité accrue des maisons mères. On reste cependant loin d’une législation vraiment contraignante sur le sujet. L’exemple récent de la pollution aux boues rouges en Hongrie montre que le vide juridique en la matière est largement utilisé par les industriels et les actionnaires pour reporter sur le contribuable le coût de la dépollution.
Le secteur éolien : une jurisprudence à suivre ?
Dans son rapport de 2003 sur les mines d’or de Salsigne, la Cour des comptes fait une proposition : « Si une remontée en responsabilité auprès des actionnaires s’avérait juridiquement difficile à mettre en place, il pourrait alors être envisagé de demander en amont à ces derniers des cautions ou des garanties. » Cette dernière solution serait d’autant plus facile à mettre en œuvre qu’il existe, en la matière, un précédent avec l’énergie éolienne.
Les industriels du secteur de l’éolien sont en effet tenus, pour tous leurs projets, de provisionner la somme nécessaire à la remise en état du site sur lequel ils installent des éoliennes. En usage depuis 2005, cette obligation doit être concrétisée par un décret d’application d’ici à la fin de l’année. Il faudrait de toute urgence généraliser ces obligations. Qui permettraient de prévenir la pollution, et les drames sanitaires qu’elle engendre, plutôt que de tenter de la guérir, souvent vainement.
Nolwenn Weiler
Photos : © Philippe Noisette. Reportages sur les sites orphelins de Servon sur Vilaine (35) et Mortagne-sur-Sèvre (49).