GISTI. Le 15 novembre 2010
Que le travail dévolu aux travailleurs issus de l’immigration soit massivement, en France, ce qu’on appelle le « sale boulot » (BTP, maintenance, nettoyage, gestion des déchets) ne fait pas de doute. Que ces travailleurs soient aussi les plus atteints par les accidents du travail relève également de l’évidence, même si une part importante de ces accidents – sous la pression des employeurs et donneurs d’ordre – ne fait l’objet d’aucune reconnaissance officielle. En revanche, il n’existe aucune connaissance ni reconnaissance des cancers contractés par les travailleurs immigrés du fait de leur travail. Ni les statistiques du cancer, ni celles des maladies professionnelles ne donnent la moindre information à ce sujet.
Les cancers professionnels sont, en eux-mêmes, « une plaie sociale trop souvent ignorée » comme l’écrivent les auteurs d’une brochure de l’Institut syndical européen sur le sujet [1]. Depuis le début des années 2000, le Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle en Seine-Saint-Denis (Giscop 93) tente de cerner cette réalité mal connue [2]. Une enquête permanente auprès des patients de services hospitaliers en Seine- Saint-Denis permet aux chercheurs d’entrer en contact avec les malades et de reconstituer avec chacun d’eux, dans le détail, au cours d’un entretien, leur parcours professionnel. Ces parcours sont ensuite analysés par un groupe d’experts [médecins du travail, toxicologues, chimistes, ingénieurs de la caisse régionale d’assurance maladie (Cram), délégués des comités d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT)] qui identifient et caractérisent les expositions à des substances cancérogènes.
Depuis 2002, l’équipe a reconstitué le parcours professionnel de près de mille patients, identifiant des expositions professionnelles à des cancérogènes pour 84 % d’entre eux, en particulier dans le BTP, la maintenance, le nettoyage, la gestion des déchets, donc les secteurs dans lesquels les travailleurs issus de l’immigration trouvent du travail, souvent précaire. Les parcours individuels ainsi reconstitués s’inscrivent dans l’histoire collective du travail des soixante dernières années en France et dans l’inégale répartition des risques professionnels selon la place occupée dans la division sociale du travail. Dans celle-ci, les travailleurs issus de l’immigration supportent une part très importante de l’exposition professionnelle aux cancérogènes. Pour autant, ils ne bénéficient ni du droit à une retraite anticipée alors que cette pénibilité-là altère grandement leur espérance de vie, ni même de la reconnaissance en maladie professionnelle pour des cancers survenant souvent de façon précoce au moment où ils quittent le travail.
Quelques histoires puisées dans l’enquête permettront d’illustrer ces formes de discrimination indirecte. Tout d’abord nous montrerons dans quelles circonstances ces travailleurs ont été professionnellement exposés à des cancérogènes. Puis un cas emblématique des difficultés rencontrées dans la procédure de reconnaissance en maladie professionnelle illustrera comment la maladie professionnelle et le déni de droits à la reconnaissance pèsent aussi sur les familles éprouvées par le drame du cancer professionnel, qu’elles vivent en France ou au pays.
À 12 ans, Monsieur E. commence à travailler, au Maroc, comme saisonnier dans une usine de conditionnement de sardines, puis dans des fermes. À 28 ans, il vient travailler en France, aux Houillères du Pas-de-Calais, comme mineur de fond pendant cinq ans : huit heures par jour, dans la poussière et le grisou, il creuse les tunnels. La silice est aujourd’hui reconnue comme cancérogène. Puis il arrive en région parisienne où il est employé comme tôlier dans une entreprise sous-traitante de Citroën, en maintenance automobile. Il transforme des camionnettes selon les commandes spécifiques des clients. Il décape la peinture d’origine, coupe la tôle à l’aide d’un chalumeau puis ajoute de la tôle afin d’augmenter la taille du véhicule par soudure à point et à l’arc. Il se protège du feu avec des gants faits en amiante. Il applique ensuite du sintofer (un mastic à base d’amiante) pour remplir les vides et lisser la carrosserie, ponce le surplus avec un disque et une toile émeri. Dans l’atelier, qui ne possède pas de système de ventilation, six ouvriers font le même type de travail. Le sol est couvert d’une épaisse couche de poussière (fortement contaminée par plusieurs cancérogènes : l’amiante, le plomb, les chromates et les poussières métalliques).
Monsieur E. travaille ensuite dans une entreprise qui fabrique des supports en tôle pour des lampes longues servant à l’éclairage public : sur une presse, il coupe et enroule la tôle, il soude et travaille à la meule. Dans cette activité, il est exposé à d’autres cancérogènes (fumées de soudage et fumées d’huiles de coupe). À cette époque le patient subit un accident du travail : pour avoir soulevé trop de poids, des vertèbres se sont déplacées. Opération, licenciement, quatre ans d’arrêt de travail…. Un reclassement professionnel et le statut de travailleur handicapé lui permettent de travailler ensuite pendant vingt ans pour l’Association pour la réhabilitation professionnelle par le travail protégé (ANRTP) qui intervient en sous-traitance de maintenance. Là aussi, il fait du soudage et subit l’exposition à des cancérogènes. Il obtient sa retraite en 1996 et souffre d’une silicose, puis le cancer du poumon se déclare en 2009. De l’accident du travail au cancer en passant par la silicose, Monsieur E. est loin de connaître une retraite « sans incapacité » !
Né en Serbie en 1953, Monsieur M. arrive en France en 1974 et travaille comme peintre du BTP en contrat à durée indéterminée pour différentes entreprises jusqu’en 1994. Il raconte que, comme peintre ravaleur, il nettoie les façades avec une préparation « prête à utiliser » que les patrons amènent sur le chantier dans une ancienne bouteille d’eau minérale (sans étiquetage !). Engagé comme peintre, il fait aussi de la maçonnerie, du ponçage de parquets, de la pose de dalami (revêtement de sol amianté) et de plaques de fibrociment (contenant de l’amiante). Il précise qu’il faisait alors tout ce qu’on lui demandait par crainte de perdre son emploi, ce qui arrive effectivement fin 1993. De 1994 à 2006, il ne travaille plus que comme intérimaire.
À l’âge de 55 ans, un cancer du poumon se déclare. Dans ses activités de travail, l’expertise Giscop a identifié des expositions au plomb, à l’amiante, aux solvants chlorés, à la silice et aux poussières de bois, tous cancérogènes. Le métier de peintre en luimême a été classé cancérogène, tant il s’agit d’une profession exposée. Pendant l’entretien, le patient parle avec attachement de son métier de peintre. Mais, explique-t-il, « j’aurais fait une autre chose si j’avais su que j’en serais malade ». Vivant avec son épouse et son fils dans un petit deux-pièces au fond d’une cour délabrée, le patient dit avoir peur de mourir. Son fils accompagnera l’enquêtrice Giscop jusqu’à la sortie de l’immeuble pour demander si des aides financières existent pour rapatrier le corps de son père en Serbie.
Monsieur S. est décédé le 8 juillet 2007 d’un cancer bronchopulmonaire diagnostiqué à l’hôpital Avicenne le 29 mars 2007. Algérien, il avait 70 ans et vivait en France depuis l’âge de 17 ans. Avant de mourir, il avait eu le temps d’accorder un entretien au Giscop, pour raconter son parcours professionnel.
De 1955 à 1957, il a travaillé à Saint-Denis, une usine de fabrication de pièces métalliques. Il plaçait les pièces dans un four à 1300°C, les ressortait ensuite avant de les ranger. De 1959 à 1967, il a travaillé à la fonderie de Citroën basée alors à Clichy. Dix heures par jour, il fabriquait des boîtes de vitesse. Il versait avec une louche du métal liquide chauffé à 1 200 °C dans les moules de boîtes de vitesse et les démoulait après refroidissement. Il portait comme protection une combinaison et des gants en amiante. L’air était irrespirable, nombreuses fumées. Il a été exposé à la silice, à l’amiante, aux hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP).
De 1966 à 1994, il a travaillé dans une entreprise de fabrication de fûts métalliques, à Saint-Denis. Il coupait des tôles pour fabriquer les couvercles des fûts. Il travaillait à la presse et utilisait beaucoup d’huile, avec un chiffon ou un pinceau pour que la tôle ne casse pas au moment de la découpe. Il y avait beaucoup de fumées d’huile. Il travaillait à côté d’autres corps de métier, d’autres machines, notamment des fours. Il a donc été exposé successivement et continuellement à plusieurs cancérogènes : 10 ans à l’amiante, à la silice, aux HAP, et 28 ans aux huiles de coupe. Il devrait être reconnu sur le tableau des maladies liées à l’amiante.
La suite, c’est par son cousin, Monsieur T. que nous l’apprenons. À l’heure de sa retraite, à la fin des années 90, M. S. est reparti vivre en Algérie et s’est alors marié avec une jeune femme de son entourage familial. Ils ont eu deux enfants. Il revenait régulièrement en France, notamment pour régler ses papiers de retraite. Se sentant très fatigué, cumulant de nombreux problèmes de santé, il est venu se faire soigner en Seine-Saint-Denis, là où il avait vécu et travaillé toute sa vie d’adulte. Son cancer avait déjà évolué en métastases, notamment à l’oesophage. Il est décédé en quelques mois, à l’hôpital René Muret, dans un service de soins palliatifs.
Son cousin, M. T. a une quarantaine d’années et vit en France depuis 16 ans. C’est lui qui suit toutes les démarches de reconnaissance avec obstination. Mais avec beaucoup de difficultés. Il n’a pas connu son cousin, ne connaît pas ses éventuels amis, anciens collègues. Il se souvient juste qu’au village, en Kabylie, pas loin de Tizi-Ouzou, on en parlait avec reproche parce qu’il était parti en France à l’âge de 17 ans et n’était jamais revenu, avant sa retraite. Il sait qu’il a vécu en hôtel, qu’il ne s’est jamais installé. S’il suit les démarches, c’est pour la veuve, sa cousine germaine, qui vit en Kabylie et élève seule ses deux enfants, sans autres ressources que les soutiens familiaux.
Il était à l’hôpital avec M. S. quand celui-ci a pris connaissance du courrier du Giscop qui l’informait sur ses expositions à des cancérogènes durant son activité de travail et sa possibilité de faire une déclaration en maladie professionnelle. « Il m’a dit : “s’il y a quelque chose à faire, fais-le, moi je ne m’en sens pas la force”. Puis, il est mort. Alors, je m’en occupe, mais c’est compliqué. » M. S. est mort sans revoir sa femme et ses enfants, restés en Algérie. « Il leur fallait un visa pour venir ici, c’était trop dur. » M. T. n’a pu leur faire un certificat d’hébergement, il vit dans un petit appartement avec sa femme et ses quatre enfants, « ce n’est pas possible ». Il s’est occupé des formalités de rapatriement, près de 3 000 euros financés par les voisins du village, M. S. n’avait pas de mutuelle ni d’assurance.
Avec l’aide d’une assistante sociale, M. T. monte le dossier de reconnaissance en maladie professionnelle de son cousin. Il n’a en sa possession aucun des papiers nécessaires, ni fiches de paie, ni certificats de travail, son cousin s’en était débarrassé à son retour en Algérie. La caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) lui fournit, à la demande de l’assistante sociale, le relevé de carrière où apparaissent les périodes travaillées et les employeurs (Seguin, Citroën puis Gallay).
Il remplit tous les papiers au nom de Mme S., la veuve, dépose le dossier en novembre 2007. Mais la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) demande un certificat médical établissant le lien entre le décès de M. S. et sa maladie. Aucun médecin ne veut l’établir, tous se renvoient la balle : celui d’Avicenne qui a diagnostiqué le cancer refuse parce qu’il n’a pas constaté le décès, le médecin traitant refuse parce qu’il n’a pas beaucoup vu M. S., celui de René-Muret qui a constaté le décès est parti en vacances… Il parvient finalement à se le procurer grâce à l’intervention du médecin du Giscop, en février 2008.
Tous les courriers en recommandé de la CPAM sont envoyés à la veuve en Algérie. Le temps qu’ils arrivent à destination et que M. T., à Saint-Denis, en soit informé, les semaines passent. En juillet 2009, soit deux ans après le décès de M. S., il est apprend, par la caisse, qu’un refus définitif de reconnaissance a été opposé suite à l’avis du Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP [3]) qui remet en cause le diagnostic primitif du cancer bronchopulmonaire.
M. T. s’adresse alors au Giscop pour l’accompagner dans ces démarches qui le dépassent. À étudier les différents courriers reçus, on relève plusieurs irrégularités dans la procédure. Ainsi, la CPAM notifie un « refus de reconnaissance » en mai 2008 parce que l’avis du Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles (CRRMP) ne lui pas été transmis. Et pour cause : le dossier de M. S. ne sera soumis à l’examen de ce comité qu’en mai 2009, soit un an plus tard, au mépris de la réglementation qui limite les délais d’instruction à six mois. Et lorsque ce CRRMP rend enfin ses conclusions, c’est un refus pour raisons médicales : le diagnostic de cancer bronchopulmonaire primitif est contesté.
Pourquoi attendre deux ans pour remettre en cause le diagnostic ? Plus vraisemblablement, comme rencontré dans d’autres dossiers, il peut s’agir d’une absence de transmission des pièces médicales entre l’hôpital et le médecin-conseil de la caisse qui examine le dossier. En janvier 2010, M. T. décide de confier ce dossier à un avocat. Le tribunal des affaires de la sécurité sociale est saisi. L’audience est convoquée dans les 4 mois, trop tôt pour avoir le temps de réunir toutes les pièces nécessaires : il faut accéder aux pièces du dossier médical de l’hôpital, tenter de retrouver d’anciens collègues de M. S. qui pourraient témoigner des conditions de travail dans les entreprises aujourd’hui disparues…
Pour M. T., les démarches sont loin d’être terminées. Il lui faut produire une procuration signée par la veuve qui reconnaît lui confier la défense de ses intérêts dans cette démarche de reconnaissance en maladie professionnelle. Il doit ensuite trouver des témoins, pour des périodes de travail s’échelonnant entre 1955 et 1980. Il pense y parvenir en retournant à Tizi-Ouzou, en posant des questions, en remontant des pistes qui le conduiraient à d’anciens collègues de son cousin. Un mois plus tard, il revient bredouille. L’audience est reportée en octobre. Le Giscop a pourtant enquêté auprès d’autres anciens travailleurs de la fonderie Citroën à Clichy atteints de cancer, tous venus d’Algérie ou du Maroc. Mais ils sont décédés ou perdus de vue. Il n’existe aucun lien entre eux et combien sont rentrés au pays ? Cependant les données recueillies dans l’enquête peuvent contribuer à établir la preuve de l’exposition. Cela permettra-t-il, au terme d’une procédure de plusieurs années, la reconnaissance légitime de la présomption d’imputabilité du cancer dont souffrait Monsieur S. avec les travaux contaminés qu’il a dû accomplir tout au long de sa vie professionnelle ?
M. S. est mort et, avec lui, toute trace de son passage en France et de sa contribution au développement économique de Citroën, de Gallay, de la Seine- Saint-Denis, toute trace de son empoisonnement. En Algérie, une veuve et ses deux enfants espèrent une rente de « réparation ». Mais entre expertise médicale, nouvel examen du dossier et une procédure en contentieux qui s’annonce longue, ils vont devoir attendre…
[1] Département Santé au travail de l’Institut syndical européen pour la recherche, la formation, la santé-sécurité (2007), Les cancers professionnels, une plaie sociale trop souvent ignorée
[2] Annie Thébaud-Mony (2008). Construire la visibilité des cancers professionnels. Une enquête permanente en Seine-Saint-Denis. Revue française des affaires sociales, 2-3 (avrilseptembre), 237-254
[3] Le Comité régional de reconnaissance des maladies professionnelles examine les dossiers qui ne correspondent pas à certains critères des tableaux de la liste des maladies professionnelles.
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