La Dépêche. 20 novembre 2009 par Jean Cohadon et Dominique Delpiroux
VIDÉO -- Le tribunal prononce la relaxe au bénéfice du doute… »
Au fond de la salle, les anciens salariés ont lancé quelques applaudissements. Vite réprimandés par le président. Le silence revient, pesant, suspendu… Et une voix étranglée lance : « C'est un scandale… ». Puis le calme retombe.
Étrange audience hier après midi, salle Mermoz à Toulouse, où l'on rendait le jugement du procès de la catastrophe d'AZF. Victimes, prévenus, avocats, parties civiles, policiers, staff de Total, journalistes, tout le monde avait repris sa place dans la grande salle. Et lorsque le président Le Monnyer a pris la parole, on a cru déceler dans sa voix une certaine émotion. Ses explications ont duré près d'une heure quarante, avant qu'il ne dévoile ce jugement de relaxe: un tel commentaire est très rare en correctionnelle, mais le tribunal a donné un résumé des 270 pages qui motive sa décision. Et l'on a pu mesurer à quel point les magistrats se sont immergés dans ce dossier d'une complexité rare, et avec quel soin ils en ont examiné tous les aspects, tous les pièges et toutes les chausse-trapes.
Bien souvent, ces explications avaient des allures de réquisitoire contre Serge Biechlin, la commission d'enquête interne ou contre Grande Paroisse. Mais au bout du compte, le tribunal n'a pas trouvé le fameux lien de causalité entre les fautes relevées et le dommage observé.
Pas de preuve formelle donc pour les juges qui ont estimé qu'on ne pouvait pas condamner. Tout en laissant entendre qu'il fallait retenir la thèse d'un accident chimique. Une logique qui satisfait la défense, mais qui a choqué et déçu les parties civiles. Hier, huit ans après, les ombres planent toujours sur la catastrophe d'AZF.
Le président du tribunal a lu de larges extraits du jugement. Voici quelques points forts.
La citation directe visant Thierry Desmarest et Total avait été jointe au fond. D'entrée donc, le président a rappelé qu'aussi bien le juge d'instruction que la chambre de l'instruction de la cour d'Appel n'avaient pas jugé nécessaire de renvoyer le groupe et son PGD devant les juges, et a donc déclaré la citation irrecevable.
À plusieurs reprises, le jugement fait allusion aux déclarations de ce procureur, qui avait parlé d'accident à 90 % ou de la pression qui avait été mise sur les experts pour rendre des rapports le plus vite possible : « Le temps de la justice ne doit pas se confondre avec le temps médiatique » dit le jugement, qui estime que le travail de l'enquête a été ainsi fragilisé dès le début.
Le jugement n'est pas tendre avec la commission d'enquête interne « dans la situation paradoxale de devoir fournir des éléments qui peuvent être retenus à l' encontre du groupe ». Les magistrats ont bien remarqué comment ces éléments ont fait l'objet d'un enterrement de première classe par cette commission « la première à s'intéresser au croisement des produits incompatibles ».
Le tribunal ne manque pas de relever que certaines expertises de la défense qui ne lui étaient pas favorables n'ont pas été communiquées. Ou bien, « d'une manière étonnante, cet expert a procédé à des manœuvres grossières, a cherché à tromper la religion du tribunal… » À l'inverse, il défend la qualité du travail des experts judiciaires, et notamment celui de Didier Bergues.
Le jugement pointe un certain nombre de dysfonctionnements dans l'usine. « Il est notamment surprenant que les scénarios des études de danger ne retiennent pas les croisements possibles de produits incompatibles entre le chlore et le nitrate d'ammonium » note le jugement, qui retient aussi qu'un certain nombre de précautions n'ont pas été prises autour du hangar 221.
La décision a écarté bon nombre des scénarios : les pistes de l'incendie préalable, la piste électrique, la cause naturelle (foudre…), l'explosion d'une bombe de la dernière guerre, la présence d'un hélicoptère... n'ont pas convaincu les juges. Pour ce qui concerne la piste intentionnelle, l'attentat, en somme, ils ne relèvent aucune intrusion suspecte, aucune trace d'explosif, aucune revendication sérieuse, rien de probant auprès des « suspects » aux noms maghrébins… « C'est une hypothèse non incarnée »
Pour le tribunal, c'est la thèse chimique qui paraît la plus plausible. Le trichlorure d'azote est un produit infiniment dangereux et on pouvait craindre qu'il surgisse accidentellement dans l'usine… Mais l'enquête n'en a pas apporté la preuve formelle…
Enfin, le tribunal rejette la demande de supplément d'enquête souhaitée par Mémoire et Solidarité et Mme Monique Mauzac, une demande jugée « inopportune ».
Y aura-t-il un procès en appel ? Seuls les condamnés ou le ministère public peuvent interjeter appel. Évidemment, on voit mal Grande Paroisse ou Serge Biechlin faire appel d'une décision de relaxe. Reste le ministère public (représenté par les procureurs Patrice Michel et Claudie Viaud), qui se sont donné 24 heures avant de prendre leur décision, donc aujourd'hui.
Il est vraisemblable que les parties civiles, dont beaucoup sont très choquées par cette décision, interviendront auprès du ministère public pour solliciter cet appel. D'ores et déjà, une réunion rassemblant toutes les associations et tous les avocats est prévue à brève échéance. La plupart de ces associations travaillent depuis huit années sur ce dossier et la décision du tribunal ne peut que les laisser sur un immense sentiment de frustration.
Un procès en appel pourrait avoir lieu au plus tôt dans un an. Il est probable que s'il devait avoir lieu, il pourrait se dérouler beaucoup plus vite : en première instance, toutes les pistes, toutes les hypothèses ont été examinées dans les moindres détails et une grande place a été donnée à la parole des victimes. En appel, il serait raisonnable d'envisager un calendrier plus resserré.
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