Basta mag. Le 14 février 2011 par Eros Sana
De la manifestation contre l’Agence européenne Frontex, symbole de la militarisation de la lutte contre les migrations, à l’adoption d’une Charte mondiale, sur l’Ile de Gorée, les migrants ont fait entendre leurs voix au Forum social de Dakar. Inlassablement, ils ont rappelé l’insoutenable réalité : depuis 1988, plus de 14.000 migrants sont morts aux portes de l’Europe.
Marcel Amyeto a quitté la République démocratique du Congo pour des raisons politiques. Il s’est retrouvé au Maroc, où le Haut commissariat des réfugiés (HCR) lui a reconnu le statut de réfugié. En 2008 dans le cadre de ses études en audiovisuel, il décide de réaliser un documentaire sur le sort des migrants à la frontière entre le Maroc et la Mauritanie. Sur la route qui le mène de Rabbat à Agadir, des policiers – qui interpellent systématiquement toute personne noire – le contrôlent et lui affirment que l’Etat marocain ne reconnaît pas la validité de son titre de réfugié.
Marcel est alors incarcéré plusieurs nuits dans la ville de Dakhla. Avant d’être expulsé. Non pas vers le Congo, cela coûterait trop cher à l’Etat marocain, mais vers le désert : dans une « zone neutre » qui ne relève ni de la juridiction marocaine ou mauritanienne. Cette zone, peuplée de contrebandiers et trafiquants, a d’ailleurs été rebaptisée « Kandahar », à l’instar de la région d’Afghanistan où règne les talibans.
Expulsé dans le désert
Cette zone est extrêmement dangereuse. En plus de la grande violence dont peuvent faire preuve les trafiquants, de nombreuses mines anti-personnel tapissent le sol. Durant les sept jours passés dans cette zone, Marcel a vu mourir une jeune femme nigériane et son enfant, tués par une mine. 14.921 migrants sont morts aux frontières de l’Europe depuis 1988. Dont 10.925 en Méditerranée et dans l’océan atlantique. Marcel Amyeto, lui, a survécu à son séjour à « Kandahar ». Il a pu revenir au Maroc, y faire reconnaître son statut de réfugié, et venir présenter son collectif d’associations de migrants au Forum social mondial de Dakar.
Ce 10 février, le jeune congolais et près de 400 autres participants ont entamé à Dakar une marche contre Frontex. Dans le cortège, une banderole reprend l’immense liste des 14.000 migrants morts aux frontières de l’Europe. Créée en 2004 pour gérer les frontières extérieures de l’Europe, l’agence Frontex est la cause de l’errance de Marcel Amyeto dans le désert, et de la mort de nombreux migrants qui y sont refoulés. Cette agence est censée être en charge de « la coopération opérationnelle entre les États membres en matière de gestion des frontières extérieures », former les garde‑frontières nationaux, et suivre les questions « présentant de l’intérêt pour le contrôle et la surveillance des frontières extérieures ».
Militarisation de la lutte contre les migrations
Mais Frontex ne se limite pas à « gérer les frontières extérieures » de l’Union européenne depuis les côtes européennes. Elle agit aussi depuis les côtes d’Afrique, et du Sénégal en particulier, avec lequel Frontex a signé un accord de « coopération ». Avec la collaboration des autorités sénégalaises, des navires « militaires » européens, agissant dans le cadre de Frontex, arraisonnent directement les embarcations de migrants. Avec, souvent des conséquences mortelles : des migrants meurent, se noient, disparaissent loin des regards.
Cette capacité de projection de Frontex au-delà des eaux européennes est rendue possible par ses immenses moyens : un budget de plus 88 millions d’euros en 2009, 21 avions, 25 hélicoptères et 113 navires armés. Un arsenal conséquent en comparaison de la marine sénégalaise, qui ne dispose que de 10 navires... « Combattre Frontex, c’est combattre la militarisation de la lutte contre les migrations et refuser que le Nord s’érige en forteresse qui dénie tous droits aux migrants », explique Mamadou Diop Thioune, président du Forum permanent de la pêche artisanale en Afrique. S’il s’implique dans cette mobilisation, c’est aussi parce que les navires de Frontex confondent souvent les barques des pêcheurs avec celles des migrants…
Une Charte mondiale des migrants
Les droits des migrants est l’une des questions majeures abordées au Forum social de Dakar. Du 3 au 4 février s’est tenue la Conférence mondiale des migrants, sur l’île de Gorée. Un lieu symbolique de l’esclavage, au large de Dakar, d’où partaient des navires européens remplis de femmes et d’hommes noirs, forcés à l’esclavage dans les Amériques. 300 participants ont adopté sur cette île une Charte mondiale des migrants. Issue d’un processus initié en 2006, cette charte proclame une série de droits en faveur des migrants. Elle réaffirme qu’ils « sont les cibles de politiques injustes », auxquelles il s’agit d’opposer le « droit à la liberté de circulation et d’installation » sur l’ensemble de la planète.
Jelloul Ben Hamida, coordinateur des travaux, rappelle l’opposition des organisations de migrants à « toutes formes de restrictions des déplacements » : aux visas et autres formalités administratives, mais aussi aux frontières elles-mêmes. Cette charte représente une innovation. Une preuve que la société civile est capable d’élaborer des propositions concrètes. Adoptée sous les applaudissements, la charte incarne le « rêve de Gorée » pour de nombreux migrants.
Un « passeport universel » pour tous les signataires ?
En dépit du symbole et de l’enthousiasme des participants, de nombreuses interrogations demeurent sur la portée de cette charte. Seules les « personnes migrantes » peuvent être signataires de la Charte, c’est-à-dire les personnes qui ont « quitté leur région ou pays, sous la contrainte ou leur plein gré, de façon permanente ou temporaire, pour une autre partie du monde ». Comment cette Charte peut-elle avoir un impact si elle n’est signée que par ceux qui sont directement victimes des politiques migratoires ? Pourquoi ne pas l’ouvrir à d’autres organisations ? Voire à des collectivités territoriales, comme cela a été demandé par des participants ? Comment établir un rapport de force avec les Etats, si seuls les migrants sont signataires ?
Mis à part la demande « de refonte de la conception de la territorialité et du système de gouvernance mondiale », peu de nouveaux droits sont proclamés. Il est regrettable que la Charte ne se prononce pas clairement sur la question des migrations écologiques. Alors que les crises climatique et énergétique, la perte de la biodiversité s’accélèrent et que le nombre de migrants écologiques devrait dépasser les 50 millions d’ici 2050. A la fin de la conférence, une proposition est faite pour donner plus de force à la Charte : chaque signataire pourrait disposer d’un « passeport universel ». Une façon pour les migrants de prouver qu’ils sont signataires de la Charte et de pouvoir invoquer, en cas de besoin, les droits mentionnés par cette Charte.
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